1 J’ai été prisonnier du vertige gnostique

En mars 2006, la National Géographic Society publia sur son site internet la transcription et la traduction d’un apocryphe écrit en copte: L’Évangile de Judas.

Trois spécialistes de renom­mée internationale -Rodolphe Kasser, Marvin Meyer et Gregor Wurst- avaient travaillé dans le plus grand secret pour reconstituer ce texte, très abîmé d’une part par son antiquité (le papy­rus remonte au IVe siècle de notre ère), d’autre part par l’incurie de ses quelques acquéreurs, à partir de 1970, date à laquelle ce manuscrit sur papyrus fut retrouvé en Moyenne-Égypte, près d’Al-Minya. Cet apocryphe, qui s’inscrit dans le courant de la gnose, fit la une des journaux et des télé­visions du monde entier.

Pourquoi un tel inté­rêt? Parce que ce texte semblait proposer un portrait de Judas bien différent, sinon opposé, de celui de la tradition chrétienne: non plus traître et délateur, mais disciple choisi parmi tous les apôtres et promis à une destinée exceptionnelle.

Le baiser de Judas: Caravage, Michael Lonsdale, Madeleine Scopello

L’Évangile de Judas appartient au courant de pensée de la gnose, qui fut très actif entre le Ier et le IVe siècle de notre ère, à l’intérieur des frontières de l’Empire romain, et qui constitua un redoutable adversaire pour le christianisme majoritaire. Ceux qui partagent la doctrine de la gnose (du terme grec gnosis, connaissance) ont une vi­sion pessimiste de l’homme dans la création: il s’y trouve comme dans une prison ténébreuse, enchaîné à son corps. Car la création, pour les adeptes de la gnose, les gnostiques (du terme grec gnostikoi, ceux qui connaissent), n’est pas l’acte d’un dieu bon mais d’un créateur inférieur et mauvais, le démiurge. Du dieu su­périeur, l’Agnostos, l’Inconnaissable, to­talement étranger à la création, l’homme a néanmoins hérité une étincelle de lumière cognitive qui le rattache au monde d’en haut. Si l’homme parvient à retrouver en lui-même cette lumière intérieure, s’il se dégage des liens imposés par son corps de chair, il devient alors gnostique: il se connaît lui-même, en pre­nant conscience de ses origines divines. Dans le cas contraire, il reste plongé dans l’abîme de l’ignorance qui le mènera à sa perte, soumis aux lois de l’histoire et du temps édictées par le démiurge et ses puissances mauvaises, les archontes. Le point de départ de la quête de la connais­sance est un questionnement de type exis­tentiel, qu’exprime, par exemple, le maître gnostique Théodote (IIe siècle): Qui sommes-nous? Que sommes-nous devenus? Où avons-nous été jetés? Où allons-nous? Réalisant qu’ils sont sur terre comme des exilés, les gnostiques se réapproprient leur patrie céleste par une illumination porteuse de connaissance qui réunit l’homme à Dieu et qui confère le salut.

Intaille magique

La gnose apparaît sur la scène de l’histoire à par­tir du Ier siècle de notre ère, nourrie d’influences diverses, païennes, juives, égyptiennes, chrétiennes, qui révèlent l’enracinement culturel et religieux de ses penseurs. Elle a été illustrée par des maîtres de renom, que les Pères de l’Église ont réfutés amplement, avertis des dangereuses implica­tions de cette doctrine, mais aussi par des pen­seurs dont les textes ont été très partiellement retrouvés et qui ont préféré s’exprimer sous l’anonymat. Une grande partie des écrits gnostiques dé­couverts à Nag Hammadi et dans le codex Tchacos nouvellement retrouvé dont fait par­tie l’Évangile de Judas, portent l’empreinte de la tradition chrétienne: une tradition réinterprétée à l’aune de la pensée gnostique qui la bouleverse totalement.

Le dieu créateur de la Bible est désormais consi­déré négativement, étant le responsable de la création de l’univers et du corps des humains. Le Christ est une puissance céleste envoyée sur terre par le Dieu Inconnaissable, afin de dé­voiler à l’homme ses véritables origines. Por­teur d’un message secret, concernant le début et la fin, il donne à quelques élus les clés de la délivrance et les moyens pour fuir les puis­sances mauvaises, lors de la remontée de l’âme au ciel. Les paroles du Christ, ses dits, for­ment le contenu de plusieurs traités transmis par les codices de Nag Hammadi (l’Évangile de Thomas, l’Évangile de Philippe, le Livre de Tho­mas l’Athlète, le Dialogue du Sauveur …) ou en­core par le codex de Berlin (l’Évangile de Marie-Madeleine). Ces textes ont été mis par leurs auteurs sous l’autorité de disciples auxquels le christia­nisme majoritaire n’a pas donné une place pré­pondérante. Écrits entre le IIéme et le IIIéme siècles, en grec, véhiculant parfois des traditions plus anciennes, ils ne subsistent que dans une tra­duction copte faite au milieu du IVéme siècle. Ce sont des textes à teneur ésotérique, destinés à l’instruction de ceux qui s’engagent sur la voie de la connaissance. Mais la connaissance n’est pas pour tout le monde, l’illumination étant un don divin destiné à un petit nombre.

Daumier, Le baiser de Judas

Doctrine d’élite, la gnose s’attira les foudres de l’Église dominante qui proposait à tous l’enseigne­ment du Christ. Pour atteindre le salut, aucun besoin de la médiation de l’Église: le gnostique se sauve par une recherche personnelle et inté­rieure.

Les découvertes d’écrits gnostiques de pre­mière main sont très rares. À l’extraordi­naire trouvaille des papyrus de Nag Hammadi (Haute-Égypte), en 1945, s’ajoute maintenant celle d’un codex écrit en copte, également sur papyrus, le codex Tchacos, dont fait partie l’Évangile de Judas. Ce codex de 66 feuillets, dont la restauration, d’une grande difficulté, est désormais achevée, contient, outre l’Évangile de Judas, trois autres traités de contenu gnos­tique. Tout comme l’ensemble de ces documents, les quatre traités conservés dans le codex Tchacos sont des traductions d’écrits composés à l’origine en grec, entre le IIéme et le Véme siècle. Les originaux sont perdus, et ce sont ces seules versions coptes qui nous permettent de re­monter à l’époque où la gnose était le principal adversaire du christianisme majoritaire, et de redessiner les contours d’une doctrine aussi fascinante que déroutante, dans son approche de la problématique de Dieu, du monde et de l’homme.

La gnose essaima bien au-delà de l’Égypte. Certes, plusieurs maîtres, dont les noms sont mentionnés par les Pères, naquirent en Égypte ou y fondèrent des écoles de pensée, notamment à Alexandrie (Valentin, Carpocrate, Isidore, Basilide), mais d’autres étaient natifs de Syrie (Ménandre) ou d’Asie Mineure (Marc le Mage). Certains ou­vrirent une école à Rome (Valentin, puis ses disciples Ptolémée et Héracléon, eux aussi de souche égyptienne), et leurs doctrines, portées par des maîtres itinérants, parvinrent dans di­verses provinces de l’Empire (les adeptes de Marc le Mage, par exemple, étaient implantés en Gaule).

L’Évangile de Judas, dont le titre retentissant n’a pas manqué de susciter bien des interrogations, couvre les pages 33 à 58 du codex Tchacos. C’est un apocryphe, mis sous l’autorité, comme tant d’autres, d’un personnage de l’entourage de Jésus, afin de lui conférer un statut d’écriture révélée. Sauf que cette fois-ci, le personnage en question est celui que la tradition chrétienne a dépeint comme le symbole du mal absolu, c’est Judas, le traître par excellence, le responsable de la mise à mort de Jésus.

Judas n’a évidemment pas écrit ce texte dont l’original grec remonte à la fin du IIéme siècle -da­tation étayée par l’hérésiologue Irénée de Lyon qui mentionne un évangile de Judas, circulant dans un groupe gnostique qui réévaluait Caïn (Contre les hérésies 1,31,1). En mettant son traité sous le patronage de Judas, l’écrivain anonyme a rehaussé par un coup d’éclat son écrit, se ralliant, du moins en apparence, aux positions d’autres auteurs gnostiques qui avaient donné une place de choix à ceux qui avaient osé s’opposer au dieu de la Bible et suscité sa vengeance: le serpent tentateur, Caïn, les habitants de Sodome et Gomorrhe. Dans l’optique gnostique, ces pour­fendeurs du démiurge créateur devenaient le symbole de la connaissance.

Giotto, Judas reçoit trente deniers

L’Évangile de Judas était, nous semble-t-il, desti­né à un public déjà sensibilisé à la pensée gnos­tique. C’est une sorte d’aide-mémoire, inséré dans le cadre littéraire d’un évangile, qui utilise un certain nombre de thèmes fondamentaux de la gnose dont on trouve de plus amples ex­posés dans les traités de Nag Hammadi. Sous la forme d’un dialogue, scandé par des questions et des réponses entre Judas et Jésus et entre Jésus et les autres disciples, sont rapi­dement abordés les thèmes suivants: la créa­tion du monde, attribuée à un dieu inférieur et à ses mauvais anges; le façonne­ment d’Adam et Ève, enchaînés au tourment de la vie et des générations; la sou­mission d’Adam aux dieux du chaos qui l’ont créé. Mais des thèmes positifs sont aussi évoqués: l’existence d’un Dieu transcendant, appelé le Grand Esprit invisible; l’étin­celle lumineuse qu’Adam possède, et que ses geôliers ignorent; la génération élue, issue de la semence de Seth, le troisième fils du couple primordial, laquelle est destinée au sa­lut; le retour du gnostique au monde spirituel de la lumière. Des oppositions nettes se dessinent entre dé­miurge et dieu véritable; entre l’univers dé­fectueux, appelé perdition, peuplé d’archontes, et le royaume sans limites, habité par une multitude d’entités célestes; entre es­prit voué à la liberté et corps emprisonné, dans la ligne des métaphores contrastées que la litté­rature gnostique affectionne. Des oppositions aussi entre anciennes croyances (le respect du temple terrestre) et nouvelles vérités (le temple céleste des élus).

Mais l’opposition la plus nette est celle qui met face à face les disciples d’un côté, Jésus et Judas de l’autre. Le portrait que l’auteur de cet évan­gile fait des disciples n’est pas flatteur: lents à la compréhension, encore liés aux pratiques religieuses du dieu biblique (notamment les sacrifices), ils ne saisissent pas la nouveauté de l’enseignement de Jésus. Ils célèbrent l’eucharistie sans se rendre compte qu’en fai­sant ainsi ils adorent non pas le Dieu parfait mais le mauvais créateur; ils sont convaincus que Jésus est le fils de ce dernier, tandis qu’il provient du Dieu Inconnaissable.

Rembrandt, Judas rend les trente deniers. Il a donc connu le remords … Pardonné! Mais ensuite il s’est suicidé … Alors? …

L’auteur gnostique a vraisemblablement élaboré ici le thème de l’incompréhension des disciples face au message de Jésus que l’on trouve dans l’évangile de Marc, en la poussant à l’extrême pour développer une critique virulente de l’Église majoritaire, fondée sur la succession apostolique. Seul Judas semble comprendre la véritable nature du Maître: Je sais qui tu es et d’où tu es venu. Tu proviens du royaume immortel de Barbélo. Et je ne suis pas digne de prononcer le Nom de Celui qui t’a envoyé. Et Jésus lui répond: Écarte-toi des autres et je te dirai les mystères du Royaume.

Ces mystères du Royaume sont les révélations secrètes sur le monde supérieur ainsi que sur les entités et sur les anges qui l’habitent. Le texte souligne aussi que les disciples sont incapables de se tenir debout de­vant le Seigneur (le thème philosophique de la posture droite, distinguant l’homme des ani­maux, indique sa capacité de connaître). Judas, en revanche, peut se tenir debout devant Jésus sans avoir toutefois la hardiesse de le regarder dans les yeux: il est donc davantage prédisposé à accueillir la révélation. Mais cette révélation est-elle vraiment le signe que Ju­das est un disciple privilégié, une figure d’élu qui devient le dépositaire de la connaissance, comme c’est le cas pour d’autres apôtres dans quelques traités de Nag Hammadi?

Intaille en jaspe, Rome, IIIéme siècle: Abraxas, pieds de serpent, tête de coq

Loin de là! En effet, Jésus dit à Judas: Je t’exposerai les mystères du Royaume non pas de sorte que tu puisses aller en ce lieu-là, mais de sorte que tu souffriras beaucoup. La toute pre­mière traduction de ce passage de l’Évangile de Judas donnait un sens opposé, qui suggérait que Judas pouvait intégrer ce royaume par­fait: Je t’exposerai les mystères du Royaume … afin que tu puisses aller en ce lieu-là. La nouvelle lecture est autorisée par une recons­titution des lettres coptes en grande partie ef­facées. Comme d’autres lectures dans cet évan­gile, celle-ci tend à montrer que Judas n’est pas le héros positif qui avait été présenté lors de la publication du manuscrit par le National Géo­graphic en mars 2006.

Bien sûr, Judas a une compréhension supérieure à celle des disciples mais il reste un personnage négatif, qui, même s’il a le privilège de recevoir un enseignement secret de la part de Jésus, ne pourra pas s’élever et devenir part du monde transcendant. Cela est mis en évidence par l’explication que Jésus donne de la vision que Judas tient tant à lui ra­conter. Avant qu’il commence ce récit, Jésus lui dit: Pourquoi te donnes-tu autant de mal, ô treizième daimôn? Parle donc! Je t’écouterai patiemment. Le terme daimôn doit être ici entendu au sens chrétien de dé­mon et non pas au sens platonicien d’esprit qui accompagne l’homme. Le nombre treize n’est pas non plus un signe de chance, comme il fut dit au début des études sur cet évangile, mais un signe négatif, qui lie inexorablement Judas au monde de la matière et à ses démons.

François Baranger a illustré les révélations, déguisées en fictions horrifiques, d’un de ceux qui savent, H.P. Lovecraft

Quant à la vision de Judas, voici son contenu. Judas se voit lapidé et chassé par les apôtres. Ensuite, il entrevoit une maison de taille in­commensurable -c’est le symbole du temple céleste- habitée par de grands hommes, entendons des anges. Judas supplie Jésus de le faire entrer dans cette maison, mais Jésus re­fuse fermement: Ton étoile t’a égaré, Judas. Aucun mortel n’est digne d’entrer dans cette maison, car ce lieu est réservé à ceux qui sont saints. Judas s’insurge: Se­rait-ce possible que ma semence soit sous le contrôle des archontes?, et plus loin, Quel avantage ai-je tiré du fait que tu m’as séparé de cette génération? La ré­ponse de Jésus est explicite: Judas deviendra le treizième, il sera maudit et régnera sur les générations (mondaines). Il ne montera pas jusqu’à la génération sainte. Jésus délivre alors une longue révélation à son disciple qui porte d’abord sur le monde trans­cendant puis sur l’univers dominé par les mau­vaises puissances, pour en venir ensuite à la création d’Adam et Eve par celles-ci. Jésus sou­ligne que, à la fin des temps, les générations se­ront conduites à leur perte par des étoiles maléfiques, et la perversion éclatera en plein jour. Il annonce aussi à Judas qu’il fera pire que tous les autres car l’homme qui me revêt, tu le sacrifie­ras.

Ainsi, il ressort clairement que Judas n’est aucunement celui qui aide Jésus, entité transcendante, à se débarrasser de son corps charnel -comme cela avait été dit dans les premiers commentaires publiés sur cet évangile- un corps apparent, selon la doctrine gnostique, revêtu pour tromper les puissances. Évoquant une dernière fois l’avènement de la génération éternelle, Jésus ordonne à Judas de fixer son regard sur un nuage lumineux entouré d’étoiles, l’étoile guide étant celle de Judas. Ce dernier pénètre dans le nuage; mais ce nuage mystérieux n’appartient nullement au divin, comme l’avaient soutenu les premiers com­mentaires de ce texte. Il relève au contraire de l’univers régi par les planètes.

Les lignes man­quantes du traité rendent la conclusion d’au­tant plus abrupte: pour de l’argent, Judas livre Jésus aux prêtres. Tout comme dans les évangiles canoniques et la tradition chrétienne, Judas a bien trahi son maître. Mais s’il reste un traître, il a tout de même reçu des révélations de la part de Jésus, dans une mise en scène calculée par laquelle l’auteur du traité discrédite les autres apôtres, taxés d’ignorance et asservis au démiurge.

Au IIéme siècle, un auteur gnostique inconnu a poussé la provocation à l’égard de la branche majoritaire du christianisme jusqu’à mettre son écrit sous l’égide de Judas. Il exprimait ainsi violemment la position d’un groupe dis­sident, voulant se démarquer de la version officielle des événements fondateurs de la foi chrétienne. Son traité eut un certain succès si Irénée de Lyon prit la peine de le mentionner. On ne sait pas si cet apocryphe fut écrit en Égypte. Ce qui est certain, c’est qu’il y circula, au IVéme siècle, associé à trois autres textes d’un ton moins provocateur, présents dans le même codex. Ces écrits ont-ils été réunis car ils por­taient tous sur des révélations de Jésus à ses disciples? Les trois autres textes ont-ils été in­sérés pour modérer le contenu de l’Évangile de Judas ou pour jouer un rôle de faire-valoir? Derrière un codex, derrière des textes, il y a des lecteurs. Le codex Tchacos nous fournit une pièce supplémentaire qui, s’ajoutant à celles des autres codices, nous donne un aper­çu important sur ce que lisaient les gnostiques d’Égypte et sur leur corpus d’écritures. À une époque où les groupes gnostiques, du moins en Égypte, brillaient de leurs derniers feux, un texte comme l’Évangile de Judas exprime on ne peut mieux la réaction extrême d’une commu­nauté qui savait que sa fin était proche.

Madeleine Scopello

A suivre