Le cosmisme est aujourd’hui réinvesti par le pouvoir russe.
Cosmisme? C’est un courant de pensée apparu en Russie à la fin XIXe siècle. L’idée centrale est l’existence d’une solidarité essentielle entre la vie humaine, sur Terre, et ce qui se passe dans le reste de l’univers. Les cosmistes considèrent que l’humanité a un rôle à jouer dans l’espace et doit par exemple coloniser d’autres planètes. En même temps, les cosmistes croient que les événements se produisant dans le cosmos nous influencent directement. Au milieu du XXe siècle, le scientifique soviétique Alexandre Tchijevski (1897-1964) soutient par exemple que l’énergie du Soleil a une action directe sur l’histoire humaine, et qu’il serait même possible de prédire des événements en mesurant ses variations. De manière générale, les cosmistes s’inscrivent dans une vision qu’ils veulent décentrée, qui ne soit plus rivée au seul horizon terrestre, reprenant à leur façon la promesse galiléenne. Ce mouvement s’est beaucoup diversifié jusqu’à aujourd’hui: on y trouve des adeptes du christianisme orthodoxe, d’ésotérisme ou encore du New Age; des croyants et des spiritualistes, des athées et des matérialistes, des révolutionnaires socialistes ou, plus près de nous, des transhumanistes libertariens … Vladimir Poutine comme Elon Musk s’y réfèrent dans leurs discours.
Une belle mise en scène du caractère nécessairement criminel du positivisme gnostique néo-orthodoxe post-soviétique. Et c’est un film russe: là où est le danger croît aussi ce qui sauve …
Le fondateur du cosmisme, Nikolaï Fiodorov (1829-1903), est un chrétien orthodoxe fervent, nationaliste et critique de la laïcisation de l’Occident. Comme beaucoup d’intellectuels russes de la fin du XIXe siècle, il considère que son pays est porteur d’un renouveau spirituel ancré dans la confession orthodoxe. Les deux piliers du christianisme sont l’incarnation du Christ et sa résurrection: le verbe s’est fait chair, Dieu s’est fait homme; il est passé par l’épreuve de la mort puis est revenu parmi nous. Pour Fiodorov, cette théologie ne doit pas rester un symbole, un vague espoir ni un dogme abstrait. Il veut revivifier le christianisme, le rendre actif et donc, très littéralement, ressusciter les morts. Passer de la contemplation à l’action est selon lui la meilleure façon de réaliser le message de Jésus. Pour bien distinguer son projet d’une théorie abstraite ou symbolique de la résurrection (voskresenie, en russe), il utilise un mot que l’on peut traduire par ressuscitation (voskrechenie). Il appelle les scientifiques du monde entier à cesser de fabriquer des armes pour se consacrer à cette grande œuvre commune –titre de son principal ouvrage, qui vient d’être traduit et publié aux Éditions des Syrtes, consistant à redonner vie aux ancêtres et aux aïeux. Il considère que l’étude de l’infiniment petit permettra, à terme, de reconstituer leur structure moléculaire et de les faire revivre tout ce qu’il y a de plus concrètement.
A cette époque, quelques décennies avant la révolution, la Russie est en proie à d’importants bouleversements idéologiques, politiques et religieux. Beaucoup d’intellectuels sont désenchantés, ont abandonné leurs idéaux fondés sur le progrès scientifique, l’éducation des masses ou encore la révolution socialiste. C’est notamment le cas du romancier Fiodor Dostoïevski et du philosophe Vladimir Soloviev, dont les œuvres respectives sont parmi les plus marquantes de cette fin de XIXe siècle.

Des illustrations de Stefan Koidl
Chacun à sa façon dénonce une modernité froide et technicienne, gouvernée par la rationalité mais dénuée de spiritualité, aux sources d’une forme de décadence en Occident. Tout l’enjeu, en particulier pour Soloviev, est de réconcilier la foi et la raison, d’inventer une science qui ne soit pas un assèchement de l’esprit. Or c’est précisément ce que propose le cosmisme. En 1878, Dostoïevski et Soloviev lisent sans le savoir un texte de Fiodorov. Ils ignorent le nom de l’auteur mais sont emballés par cette idée folle d’un devoir de résurrection des générations antérieures –tout en se demandant si c’est une allégorie ou un projet à prendre au pied de la lettre … Dostoïevski y fera aussi allusion dans son dernier roman, Les Frères Karamazov: le héros Aliocha, décrit comme un chrétien réaliste, suggère que sortir du désespoir consiste à aimer vivre et à ressusciter les morts qui, d’ailleurs, ne sont peut-être jamais morts.
Il existe ainsi, en Russie à cette époque, un élan singulier conjuguant une redécouverte de la foi chrétienne orthodoxe, un essor de l’activisme révolutionnaire et une fascination pour les progrès techno-scientifiques. On peut aussi envisager que ce mouvement s’inscrive dans une tendance internationale au réveil des peuples: l’Europe connaît une succession de révolutions jetant les bases des États modernes; des sionistes religieux décident de ne plus attendre le royaume de Dieu, mais de le créer au Moyen-Orient; les mormons bâtissent une nouvelle Église aux États-Unis, etc … Pour autant, il me semble que la déclinaison de ce mouvement en Russie est marquée par des caractéristiques locales, et notamment par l’influence de la théologie orthodoxe.

Les relations du cosmisme avec l’URSS sont ambivalentes. D’un côté, le communisme s’oppose officiellement à toute forme de religiosité; mais de l’autre, il comporte souvent lui-même une dimension messianique. Le philosophe Nicolas Berdiaev (1874-1948) suggère en ce sens que le communisme combat les religions parce qu’il en est lui-même une, dévoyée et centrée sur un désir de puissance infinie … Les autorités et intellectuels proches du pouvoir ne citent pas directement les textes de Fiodorov, ou semblent les juger trop spiritualistes pour être pris au sérieux. Cependant, des philosophes majeurs défendent des idées proches: Alexandre Bogdanov (1873-1928), qui fut un temps très proche de Lénine, rêve d’une synthèse entre idéalisme et matérialisme, permettant de libérer l’humanité et d’en déployer toutes les capacités créatrices. Anatoli Lounatcharski (1875-1933), un autre grand leader bolchevique, propose, dans le sillage de Feuerbach, d’établir une sorte de religion de l’humanité, sans Dieu, orientée vers notre auto-déification. De même, le romancier Maxime Gorki (1868-1936) plaide pour une meilleure prise en compte de la religiosité du peuple et parle, avec Lounatcharski, de la construction de Dieu.

Ces idées sont combattues par les autorités soviétiques. Mais lorsque Lénine meurt en 1924, sa dépouille est précieusement conservée dans un mausolée, comme si le projet était de pouvoir un jour le ressusciter … De manière générale, on peut supposer que l’imaginaire cosmiste a été un soubassement, souvent inconscient, de la vie intellectuelle en URSS.
Les autorités russes, et aujourd’hui encore Vladimir Poutine, présentent régulièrement Konstantin Tsiolkovski (1857-1935) comme le père de la conquête de l’espace. En réalité, il est difficile de savoir si ce savant autodidacte a réellement joué un rôle important, ou s’il s’agit d’une construction idéologique a posteriori. Reste que Tsiolkovski était un lecteur de Fiodorov, qu’il a d’ailleurs rencontré, et qu’il a été influencé par les grands thèmes du cosmisme. Il était notamment convaincu que l’humanité parviendrait à atteindre une forme d’immortalité. Il s’est demandé pour cette raison comment la Terre pourrait héberger tout ce monde à long terme: la colonisation de l’espace était dans son esprit une solution au problème de surpopulation qui finirait par se poser! Aujourd’hui, ce type de récit est réinvesti par le pouvoir russe et des idéologues nationalistes. Beaucoup y voient une façon de revisiter leur histoire et de se distinguer du programme nord-américain: tandis que le bloc occidental serait par nature enserré dans une croissance aveugle, délétère et désenchantée, le développement de la Russie aurait toujours été habité par un souffle plus vaste, une ambition spirituelle au service de l’humanité dans son ensemble.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, le déclin du régime soviétique a régulièrement profité à des idéologies alternatives et parfois même fantasques. Dans les années 1970 notamment, l’ésotérisme et le New Age sont en plein essor. Des universitaires déçus du marxisme-léninisme redécouvrent les textes de Fiodorov et les publient dans des revues d’obédience nationaliste (même si elles font toujours allégeance au marxisme). C’est d’ailleurs à ce moment-là que le nom de cosmisme est inventé pour désigner rétrospectivement ce courant de pensée.
Un premier recueil est publié en 1979, il a du succès car beaucoup d’intellectuels sont en quête d’un idéal, d’une nouvelle union entre progrès et mysticisme. De même, dans les années 1990, la dissolution de l’URSS a entraîné une explosion de l’irrationalisme. Je vivais à Moscou à cette époque et c’était très impressionnant: il y avait beaucoup de sectes, l’occultisme avait le vent en poupe, et en même temps le christianisme orthodoxe semblait connaître une nouvelle jeunesse. Il y avait une ébullition autour d’idées religieuses et crypto-religieuses.
C’est dans ce contexte que j’ai entendu parler pour la première fois du cosmisme. J’étais curieux et en même temps sceptique. Le mélange de scientisme et de religion m’a toujours paru suspect. J’ai tendance à croire que devenir immortel, ou encore ne faire plus qu’un avec le cosmos, ne correspond pas à la vision chrétienne de la déification -mais alors, pas du tout …

Les similarités avec le transhumanisme sautent aux yeux. Le transhumanisme aussi s’est structuré au fil du XXe siècle. Ce mouvement de pensée préconise de faire sauter les limites dites naturelles de l’humanité, grâce à de nouvelles technologies, et donc de vaincre la mort, de quitter le seul horizon terrestre pour coloniser l’espace, de devenir des surhommes, voire des dieux.
On peut envisager que les entrepreneurs de la Silicon Valley, qui se font les porte-voix du transhumanisme aujourd’hui, sont de lointains héritiers du cosmisme, car beaucoup d’ingénieurs russes ont fui l’URSS pour cette région du monde au siècle dernier. Néanmoins, il me paraît important de bien distinguer les deux mouvements. Le transhumanisme puise ses sources dans la philosophie anglo-saxonne; il s’inscrit dans une forme de matérialisme athée et de libéralisme. En Russie, ce mouvement est généralement perçu comme un rationalisme sécularisé, préparant à une fusion de l’humanité avec l’informatique. Le cosmisme, à l’inverse, reste imprégné de christianisme orthodoxe, et fait des résurrections tant espérées un triomphe de la foi. Ainsi, lorsqu’un mouvement transhumaniste russe a émergé dans les années 2000, des intellectuels cosmistes ont dénoncé le risque d’une société d’égoïstes immortels.

Il y a, dans le massif chrétien, des couloirs d’avalanche qui ont été empruntés dès les premiers siècles de notre ère et qui le sont toujours. Les grandes hérésies inaugurales sont reprises à nouveaux frais par des courants qui se pensent nouveaux et par des hommes inconscients de suivre des pentes anciennes. Ils ne savent pas qu’ils mettent leurs pas dans ceux d’hérésiarques dont ils ignorent le nom, et plus encore la parenté doctrinale qui les lie à eux.
Des propos judicieux d’Alain Besançon, qui s’est trompé toute sa vie de diverses manières, en passant du soutien au despotisme soviétique au soutien à Georges Bush, mais qui écrivit de beau livres.
2 commentaires sur “4 De quoi Poutine est-il le nom ? Des couloirs d’avalanche de l’éternelle gnose”
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