L’animal doit être considéré comme un champ, c’est-à-dire qu’il est tout à la fois physique et sens. Seulement un champ a des propriétés telles qu’il se distingue toujours des choses partes extra partes, car il comporte toujours une relation entre les parties et le tout.
À la fois physique et sens: comment est-ce possible? Le champ n’existe pas au sens où existe le corpuscule classique; le champ n’existe pas comme existence absolue, mais comme un collectif. En d’autres termes, le champ est une ouverture où des coexistences sont possibles. Quand l’organisme apparaît et quand, par son tonus et son asymétrie caractéristiques, il inaugure une conduite vivante, alors un champ s’ouvre et un sens émerge. Il faut comprendre la finalité à partir d’ici, c’est-à-dire à partir de l’ouverture d’un champ et d’une subjectivité. Mais -il faut le souligner- une telle subjectivité est en un certain sens vide. Dans une note du septembre 1959, Merleau-Ponty écrit:
Le sujet percevant, comme Être-à tacite, silencieux, qui revient de la chose même aveuglément identifiée, qui n’est qu’écart par rapport à elle -le soi de la perception comme Personne, au sens d’Ulysse, comme l’anonyme enfoui dans le monde et qui n’y a pas encore tracé son sillage.
Le sujet est au monde, exposé au monde, aux choses, aux autres sujets. En outre, il est ouvert à l’avenir. C’est là qu’on peut comprendre la distance de cette perspective d’avec le vitalisme: l’avenir -et donc le sens de la conduite de l’organisme- n’est pas contenu dans le présent du vivant mais il est, d’une certaine façon, anticipé.

La temporalité du sujet vivant est différente du flux des Erlebnisse parce qu’elle est structurale, parce qu’elle peut se référer à l’avenir sans le contenir. Autrement dit, le présent de l’organisme peut ‘contenir’ le futur parce qu’il y a une négativité dans le présent des vivants:
Il faut mettre dans l’organisme un principe qui soit négatif ou absence. On peut dire de l’animal que chaque moment de son histoire est vide de ce qui va suivre, vide qui sera comblé plus tard. Chaque moment présent est appuyé sur l’avenir, plus que gros de l’avenir. À considérer l’organisme dans un moment donné, on constate qu’il y a de l’avenir dans son présent, car son présent est dans un état de déséquilibre.
Il y a un manque chez l’organisme vivant qui n’est pas absence de ceci ou de cela, mais qui agit comme un non-être opérant. C’est dans l’état de déséquilibre et de ré-équilibrations constantes, où le vivant se trouve toujours, que le possible émerge et assume un sens entièrement inédit:
Avec le premier signe apparaît un halo de possibles qui n’étaient pas contenus dans le premier signe, et qui n’étaient pas imprévisibles en partant de lui.
Le principe directeur du vivant, à savoir le sens de sa conduite, est à vrai dire un fantôme, c’est le dessin en creux d’un certain style d’action qui sera celui de la maturation, le surgissement d’un manque qui serait là avant ce qui le comblera. L’organisme est toujours une ébauche, une esquisse. Le principe de la totalité de l’organisme n’est qu’un principe négatif, mais dans un sens très précis: le principe négatif est moins identité avec soi que non différence avec soi. Cette absence ne devient facteur que par négation de sa propre négation. Il faut comprendre alors l’efficacité de la négation sans la transformer en une autre forme de positivité, comme fait par exemple Sartre.
Le néant n’est pas l’opposé de l’être, mais un véritable événement et il faut le comprendre dans le processus de la vie. Si la négation n’est ni une irréalité ni un principe positif, alors elle peut être nommée un écart. La négation est comprise dans les plis d’un se faire, dans un état dynamique composé par déséquilibre et rééquilibre, dans les passages du processus. La négation alors est le revers de la vie et vice-versa, le principe négatif est non-différence et la totalité qui en émerge n’est pas une totalité en puissance, mais l’instauration d’une certaine dimension.
L’animal se fait: dans les événements de sa vie mais aussi dans ses pauses, dans les présences mais aussi dans les absences, dans la lumière ainsi que dans les ombres de la scène. La vie de l’organisme est un théâtre: ruptures, silence, tempos, sont aussi importants que les sons.

Léonard de Vinci
Le principe qui assure l’orientation et le sens de la vie d’un organisme, à savoir son principe vital, n’est donc pas une force cachée ‘derrière’, ou un secret à découvrir. Il a affaire, au contraire, avec la contingence absolue de la vie: la finalité -comme principe négatif- travaille, mais elle travaille aveuglement. La téléologie est d’un troisième ordre, au-delà de l’alternative entre mécanisme et finalisme.
La téléologie est limitée et spécialisée, car elle est soumise à des conditions précises, faute de quoi le processus ne se produit pas. Il n’y a pas travail d’une forme extérieure sur une cause mécanique, mais travail du dedans au dehors, par croissance et différenciation.
La productivité naturelle qui caractérise la vie est à la fois orientée et aveugle. Il y a enveloppement entre présent et avenir, entre présence et absence. Ainsi compris, l’organisme n’est qu’une esquisse, une certaine dimensionnalité. Merleau-Ponty recourt à l’image hégélienne du tourbillon:
Le tourbillon n’est rien d’autre que de l’eau, mais sa forme ne s’explique pas par l’eau.
Léonard de Vinci: fleur
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