Finir chasseur

Imaginez une société qui porterait comme valeur la reconnaissance de notre statut d’êtres errants, d’êtres qui bivouaquent mais n’habitent pas, qui dérivent au lieu de s’installer, qui ont perdu leur statut d’exception pour devenir des êtres extraordinaires en compagnie d’autres êtres extraordinaires. Et maintenant imaginez comment la technologie pourrait être mise au service de cette extravagance. Voilà la musique, la peinture, la poésie afrofuturiste, voilà ce qu’elle nous montre, sans bien entendu nous donner un mode d’emploi, puisque c’est celui-ci qu’il a d’abord fallu brûler.

Frédéric Neyrat

Paul Shepard suggère une piste: il faut retourner au Pléistocène. La fin du Pléistocène correspond au paléolithique et à l’émer­gence de l’homme moderne. C’est l’époque des chasseurs-cueilleurs qui vivent en petits groupes et dont l’organisation sociale est parfaitement adaptée à l’écologie naturelle d’Homo sapiens. C’est aussi, et surtout, un mode de vie dans lequel toutes choses, vivantes et non vivantes, sont imbibées par l’esprit et la conscience. Retourner au Pléistocène constitue pour Shepard une façon de retourner chez soi- et ce n’est pas un hasard si l’un de ses livres porte précisément ce titre.

Cueillette du miel sauvage, Népal

Shepard propose de retourner dans l’espace spirituel du chasseur-cueilleur en mobilisant de nouveau, sans aucun doute selon des modalités inédites, les connexions perdues et les relations oubliées à l’écologie qui caractérisait l’homme du Pléistocène. Il suggère d’incorporer ces agencements paléolithiques à la sensibi­lité présente et aux contraintes contemporaines -de retrouver les principes sociaux, les intuitions métaphysiques et les qualités psychiques propres au chasseur-cueilleur. Shepard parle d’élé­ments culturels chez les chasseurs de bison du Magdalénien, chez les Hopis et chez les Bushmen du Kalahari à retrouver et à recréer. Chaque culture est une mosaïque qui préserve et fait revivre des aspects des modes de vie antérieurs.

Une telle attitude est très éloignée de celle du paysan (que Shepard qualifie ironiquement de réfugié de temps meilleurs) qui s’efforce de multiplier le contrôle sur un espace du vivant qui s’établit dans une proximité territoriale forte et qui conçoit moins le rapport à l’animal comme une rencontre que comme une domination. Le paysan, agriculteur ou pasteur, ne s’intéresse plus qu’à un nombre restreint de formes de vie -celles qui peuvent lui être utiles à quelque chose.

La vision du monde du paysan est très bien exprimée par la métaphore du monde légume. La surprise a sa place dans l’espace du chasseur-cueilleur alors que le paysan la craint et s’en prémunit. Pour le chasseur-cueilleur, gagner et perdre sont des phénomènes éphémères et tout ce qui génère des frictions est essentiel dans une vie réussie. Le monde bipolaire des paysans est au contraire obsédé par la suprématie totale et par la volonté pathologique d’éradiquer l’ennemi de façon irréversible. Le sacrifice accommode la peur de la mort chez les paysans, mais c’est celle, dérisoire, de la mort domestique.

La chasse constitue la colonne vertébrale de la pensée de Shepard: l’humain est pour lui une intelligence machiavélienne de singe frugivore qui s’est ajoutée à la rage carnivore du prédateur. Être chasseur n’est donc pas une occupation comme une autre; c’est un statut ontologique propre. Le chasseur vit avec l’animal dans des rapports qui excluent la domination et l’assujettissement qui sont caractéristiques de l’élevage. Le chasseur suit l’animal à la trace et traque ses proies à travers la mobilisation de compétences diverses. Les proximités homme/animal n’ont jamais rien eu de spontané; elles se sont au contraire constituées à travers la chasse. Traquer, tuer et manger l’animal a été un moyen privilégié de le connaître, mais aussi de le respecter et de se l’approprier -non seulement métaboliquement mais égale­ment intellectuellement et spirituellement. Le chasseur s’installe dans un étrange rapport avec sa proie animale, à la fois pos­sesseur et possédé -oui, possédé, car la situation de la chasse est toujours potentiellement réversible et non fixée une fois pour toutes comme dans l’élevage. Être une proie est une expérience fondamentale.

L’animal mort n’est pas moins important que l’animal vivant quand on peut en disséquer le cadavre après l’avoir tué. Shepard estime que la dissection a joué un rôle important dans la recon­naissance des proximités homme/animal. Le chasseur pénètre ainsi dans les arcanes du corps animal. En ouvrant le corps des animaux qu’ils allaient manger, et en faisant sens de ses confi­gurations internes, les chasseurs ont découvert de troublantes ressemblances. Les similitudes internes entre les organes ani­maux et les leurs étaient plus impressionnantes encore que leurs ressemblances externes. Shepard évoque une sorte de phénoménologie vénatique à propos des chasseurs-cueilleurs qui s’introduisent dans les mondes non humains à partir de prouesses extraordinaires qui combinent la fabrication d’outils, la sophistication intellectuelle, la philosophie et la tradition. On comprend alors que la fin des chasseurs-cueilleurs peut être considérée comme le phénomène le plus terrifiant en un million d’années d’expérience humaine.

L’agriculture asservit les animaux et elle exploite les traits de la néoténie normale de l’individu pour transformer les humains en adultes infantiles. Pour Shepard, la seule société qui pourrait être plus effrayante que celle des enfants que décrit le romancier anglais William Golding dans son célèbre roman Le seigneur des mouches, serait celle conduite par des adultes infantiles. Pourra-t-on y échapper? Shepard est plutôt pessimiste. En quittant le Pleistocène, la richesse de notre relation avec la vie non humaine s’est dangereusement et irréversiblement asséchée. L’humain a gagné à la place la théocratie, la différen­ciation sociale entre classes sociales, l’esclavage, l’exploitation des femmes, la famine et la guerre.

Hyènes, décharge en Afrique

L’humain n’est rien sans les autres êtres vivants avec lesquels il cohabite sur terre et auxquels il s’ouvre en se mettant parfois en danger. C’est dans Thinking Animals, sans doute son ouvrage central, que Shepard expose cette thèse. Il y discute l’idée selon laquelle les animaux ont profondément modelé l’intelligence de l’humain à travers son développement cognitif et psychologique et il ironise sur ceux qui considèrent l’animal uniquement comme une grosse bête alors qu’il faudrait plutôt le considérer comme un potentiel vital qui peut et doit activement être mobilisé par l’humain pour se renouveler et se transformer.

L’animal est une ressource fondamentale, au même titre que le corps. De ce point de vue, les animaux ambigus (ceux qui ne rentrent pas dans nos taxinomies) sont particulièrement importants. Les araignées et les insectes sont par exemple menaçants parce qu’ils vivent dans des espaces interstitiels. Pour comprendre le rapport homme/animal, il faut réaliser qu’une zoologie pure­ment naturaliste est loin d’épuiser une animalité qui se range tout autant dans la faune idéale du monde imaginaire et dans celle du monde phénoménologique de la rencontre.

Il faut prendre au sérieux la notion de minding animal. L’animal pense et donne à penser, l’animal donne à penser précisément parce qu’il pense mais pas nécessairement par ce à quoi il pense.  Cette vie partagée peut être très concrète et s’exprimer selon des registres sensoriels multiples. Shepard souligne ainsi l’importance de l’univers sonore comme vecteur de partage homme/animal et cite Bernie Krause qui considère que les peuples des forêts tropicales utilisent leur habitat comme un karaoké géant! Intoxiqués par l’alphabet phonétique, l’espace pictural et la géométrie eucli­dienne, nous tenons pour acquis une vision linéaire et appauvrie qui nous ferme l’accès au monde autrement plus complexe du chasseur-cueilleur.

Il perçoit le sauvage comme une expérience développementale qui incorpore l’identité d’une personne dans des espaces particuliers. D’une façon générale, la perte de la sauvagerie du monde est liée à celle de la sauvagerie dans l’homme qui résulte du rejet de l’immanence initiée par les paysans. Nous avons hérité de nos ancêtres une orientation vis-à-vis du monde et une façon de percevoir notre place dans le plan des choses. Il ne s’agit pas d’interpréter l’espace mais de s’y orienter selon des procédures relationnelles basées sur l’activité et les remarques de Shepard sur la course à pied montrent la complexité de ce qu’il appelle orientation, puisque la course est ainsi une façon de s’approprier très concrètement l’espace en développant une réelle intimité corporelle et spirituelle avec lui.

La conjonction entre des bio-régions particulières et des mythes constituent l’écologie primordiale de tout humain, l’espace sauvage et le mythe du chasseur en constituant la con­jonction idéale. Notre sauvagerie nous pousse à prendre la vie et à manger de la viande. Le jeu est cruel; en sortir est pathologique. Ceci étant dit, la condition fondamentale de l’humain est d’être omni­vore plutôt que carnivore. Cette notion d’omnivorité est essen­tielle dans la pensée de Shepard. Elle inclut à la fois le fait d’attraper et le fait de fuir. Shepard en fait une nouvelle catégorie ontologique, la condition d’une écologie intérieure propre à l’homme et une proximité existentielle fondamentale avec des animaux comme l’ours.

Os de morse, vers 200

Nous sommes des réfugiés de la nature et nous devons nous considérer aujourd’hui comme triplement aliénés: de notre foyer véritable (la Terre), de notre époque authentique (le Pleistocène) et de nos seuls vrais compagnons (les créatures sœurs). Les désordres sociaux traduisent avant tout l’inadéquation de nos cultures à nos écologies constitu­tives; le sociopolitique est de toute façon toujours secondaire. Un tel constat nous trouble parce que nous avons été corrompus à la fois par la domestication et par des conventions esthétiques à propos de la nature qui sont inappropriées. La domestication introduit une pollution fondamentale qui rétrécit l’esprit de l’humain en un soi diminué et les espaces domestiques qui nous entourent en sont devenus les métaphores. En expulsant l’environnement de nous-mêmes, nous l’avons rendu invisible.

Substituer la machine à l’animal était certainement un mauvais pari pour Shepard qui méprisait tellement la machine qu’il lui donnait une place inférieure même à celle de la pierre. Shepard ne pensait qu’aux machines très primitives du 19 siècle.

Mais la pensée de Shepard est d’une actualité inat­tendue dans le monde numérique dans lequel nous entrons. Lui-même avait suggéré que l’urbain contemporain était plus proche des chasseurs-cueilleurs du Pléistocène que des paysans qu’il exécrait tant. Quelques-uns des outils intellectuels qu’il proposait ont en effet une certaine pertinence pour penser le monde post néolithique que nous vivons aujourd’hui …

Les qualités du chasseur et celles du cueilleur s’adaptent très bien aux espaces numériques contemporains comme internet. Après tout, ce ne serait qu’un paradoxe supplémentaire des boule­versements majeurs que nous vivons au 21e siècle.

Quant au machines animalisées, si elles sont encore très primitives, elles n’ont aucune raison de le rester longtemps. Si l’homme du Pléistocène s’est construit avec des animaux organiques, celui de l’ère à venir va peut-être le faire avec ces artefacts quasi autonomes qui commencent à émerger des labos les plus high tech du monde. Un homme post-paléolithique qui n’aurait rien à voir avec le paysan pourrait en résulter.

Dominique Lestel