3 Refrains idiots, rythmes naïfs, faits divers du journal et enseignes d’auberge

Trois soleils qui brillèrent alors que des chiens hurlèrent toute une nuit devant la maison du grand pontife Lépide, le plus grand d’entre eux ayant été déchiré par les autres.

Tels furent les signes annonciateurs de la guerre civile entre César et Antoine. Mais il est difficile de savoir si l’exemplum oraculaire est seulement destiné à répéter les prodiges des temps de la fin de la République romaine -et donc à établir un paradigme du basculement dans la guerre civile- ou s’il se dédouble en une autre durée historique; car le gros mastin réapparaît dans la cinquième centurie, où il n’est plus un chien aboyant nocturnement, mais un personnage qui sera mécontenté par une alliance estrange de sorte que ceux qui auront pourchassé le cerf, en l’occurrence le loup et l’ours, entreront en défiance l’un de l’autre.

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L’impression est que Nostradamus joue sur les durées, que le quatrain, moins que le présage d’un avenir négatif pour Lépide, pourrait encore s’appliquer au temps du Grand Schisme (l’antipape Jean XXIII ayant été appelé le cerf de Naples), voire d’un autre instant historique non identifié (le pape n’est-il pas le servus servorum Christi?), voire aussi d’une durée eschatologique puisque le cerf pourrait être rapporté au Christ. Ce qui peut être ponctuellement authentifié historiquement est ensuite faussé ou biaisé par l’écriture.

Il y aurait une poétique qui procéderait par collages d’éléments narratifs, mais souvent déformés ou difformes et donc, du fait même de ces métamorphoses, relativisant toute tentative d’application à un événement passé pouvant connaître un recommencement dans le futur. Nostradamus n’est pas un historien, il compose ses présages précisément sur le principe d’une mise en instabilité du passé comme du futur, des instants corrélés qui peuvent caractériser la durée. Cela afin de signifier ce qui est l’ontologie même de l’être humain, la faiblesse irrémédiable de son entendement. Déjouer le sens, défaire ses virtualités de l’intérieur, telle est la procédure même d’écriture nostradamienne.

Sera l’œil arraché à Narbonne par un vautour. L’incident du vautour arrachant un œil se trouve certes dans Julius Obsequens, mais absolument pas localisé à Narbonne! Et l’œil est-il un personnage, un prince, une divinité? Ni le temps, ni l’espace, ni les hommes ou leurs attributs ne sont des données fixes pour Nostradamus. Il les refabrique au fil de sa diction oraculaire, à la fois arbitrairement et rationnellement.
Le langage n’est que leurre, il est l’outil même du péché et du mal. Les quatrains disent à celui qui tente de comprendre qu’il va à contresens du sens; que penser comprendre l’énigme du monde humain, l’expliquer, est une ineptie.

Nostradamus a de plus ceci de particulier de multiplier les fausses pistes topiques. Ainsi, la grande reine vaincue prendra la fuite sur son cheval: elle fera excès de masculin courage, et passera le fleuve toute nue, mais la suite sera par le fer, puisqu’elle se donnera la mort. On aurait là l’exemple même d’aménagement auquel Nostradamus aime à se livrer afin de porter son lecteur à une certaine désorientation. Ce serait, inspirée sans doute du De mulieribus claris de Boccace, l’histoire de Clélie livrée en otage au roi étrusque Porsenna et s’enfuyant à la nage, qui constituerait le noyau du quatrain; mais une histoire amendée, car Clélie ne se suicide pas à la suite de son acte héroïque! Et aménagement il y a, dans la mesure où nombre de quatrains n’ont une portée qu’anecdotique, et où ils relèvent donc d’une collection de cas factuels exprimant non pas comme précédemment une logique de la permanence, mais de la contingence. Différence contre répétition, particularité contre régularité. Ce qui paraît le plus mystérieux pourrait s’avérer beaucoup plus simple, au point de se réduire à une simple anecdote tenant de la chronique judiciaire provençale, mais toujours dans l’axe d’une transition ou réduction du plus au moins:

Jardin du monde au près de cité neufve, Dans le chemin des montaignes cavées, Sera saisi et plongé dans la Cuve, Beuvant par force eaux soulfre envenimées.

Le Jardin du monde qui se trouve près de cité neuve, sans doute Villeneuve-lès-Avignons, pourrait être le Comtat Venaissin, voire la Provence. Un homme a été appréhendé alors qu’il marchait sur le chemin des montagnes creusées de cavernes servant de cachettes aux fugitifs ou réservées à l’extraction de minerais. On peut deviner qu’il s’agissait d’un individu soupçonné de faux-monnayage qui subira le châtiment anciennement appliqué au délit de fabrication de fausse monnaie: il sera plongé dans la Cuve, dans laquelle il sera contraint par la force de boire de l’eau sulfureuse empoisonnée, brûlante.

C’est une anecdote parmi d’autres. La profusion anecdotique relève sans doute de la copia humaniste jeu destiné à éprouver le savoir du lecteur en lui suggérant d’identifier le système référentiel de l’auteur; jusqu’à prendre conscience que sa science se défait d’elle-même parce que ce sytème se joue sciemment de lui par le truchement de collages déroutants ou d’allégorisation de la finitude de toute connaissance humaine.

Si Nostradamus écrit, s’il compose ce qui semble des énigmes, ce ne serait donc pas pour solliciter une mise en signification; ce serait pour faire comprendre, de manière presque maïeutique, par la douceur, qu’il ne faut pas chercher à comprendre, que le secret du savoir humain est le non-savoir, que ceux qui pensent savoir vont au plus profond de l’ignorance et aspirent l’humanité dans le mal et le malheur, parce qu’il n’y a dans ce bas monde que multiplicité perceptible. Le prophète est avant tout celui qui dit ce qui est, et ce qui est est la toute-puissance de Dieu, antinomique d’une absolue faiblesse de l’homme. Nostradamus est un prophète en ce qu’il dit ce qu’il en est de l’homme: en ce qu’il dit et redit, en reculant les possibles de la compréhension jusqu’à l’absurde, que la présomption de savoir est un danger, que l’homme a un devoir face à Dieu: celui de ne pas s’obstiner à aller au-delà de son possible, que Dieu lui a caché des choses depuis toujours parce qu’il n’était pas capable de les recevoir par lui-même.
Son écriture est en quelque sorte tautologique: elle est obscure parce qu’elle veut symboliser l’obscurité qui caractérise celui qui la reçoit, l’obscurité d’un être voué au péché et à la mort, incapable de connaître Dieu par lui-même. Les Prophéties sont un enseignement de cette impéritie ou faiblesse humaine, par elles-mêmes et par leur énigmatique. Celui qui croit qu’il peut connaître sponte suo les mystères divins se perd lui-même, il devient aveugle à Dieu et encourt donc la justice divine. Ceux qui croient qu’ils peuvent gagner leur salut par leurs prières et seulement par elles semblent ainsi voués à l’échec.

Ce serait tôt que pourraient être relevés et identifiés des signes de haute faveur accordée à maistre Michel Nostradamus quand, en 1555 (1556?), il fut reçu à la Cour de Henri II, et quand, lors de leur tour de France, Catherine de Médicis et son fils Charles IX vinrent le consulter, en novembre 1564, à Salon. Son autorité, envers et contre toutes les attaques dont il était la cible de la part de calvinistes comme de non-calvinistes, aurait été telle que, dans le but de désamorcer les rumeurs alarmistes relatives à la santé de Charles IX, qui couraient par le royaume, la reine mère écrivit au connétable Anne de Montmorency que l’astrophile de Salon-de-Crau avait promis au roi qu’il vivera aultant que Vous, avant mourir quatre vins et dis ans.

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Nostradamus justifiait lui-même cette reconnaissance de ses contemporains en invoquant le motif de l’accomplissement de sa parole: dès 1555, il n’hésitait pas à revendiquer que de longtemps par plusieurs fois j’ai prédit longtemps auparavant ce que depuis est avenu … Mais ce qu’il avait prédit, n’était-ce pas précisément ce qu’il dénonçait et ce contre quoi il proposait au fil de ses écrits un antidote, la montée toujours plus dramatique et hyperbolique des passions humaines? Ne doit-on pas, toujours et encore, être très méfiant avec les mots, qui jouent sans cesse sur l’ambivalence, qui sont intrinsèquement amphibologiques?

Se serait produit une sorte de détournement du sens du travail nostradamien, ou plutôt un travestissement contre lequel l’astrologue n’aurait pas réagi puisqu’il renforçait autour de sa personne une extraordinaire aura, dans un temps où il ne pouvait pas rester indifférent aux périls qui s’accumulaient et même le visaient, émanant tant des papistes que des religionnaires. Une aura protectrice donc qu’il aurait entretenue et favorisée sciemment parce qu’elle lui donnait la faveur des Grands, mais qui est un des écrans qui se dressent devant l’historien, une des grandes lignes de brouillage perturbant l’analyse historique.

Lucas Cranach

(A suivre …)