Bien sûr, qu’il le fallait. Et ce n’était qu’un début.
Les Lamentations nous étonnent plus que tout autre poème biblique quand nous les lisons à la lumière de la poésie. Ces cinq poèmes, composés probablement en Palestine après la ruine de Jérusalem en 587 et œuvre d’un seul auteur qui n’était peut-être pas Jérémie, sont renommés pour la qualité de leurs plaintes, la profondeur de leur émotion.
Pourtant, les quatre premiers sont des poèmes alphabétiques: ils consistent chacun en 22 versets, le premier verset commençant par la première lettre de l’alphabet hébreu, le deuxième par la deuxième lettre, et ainsi de suite. Le troisième poème suit cette contrainte de manière encore plus rigoureuse, puisque les trois lignes de chaque verset commencent par la lettre correspondante. Le cinquième abandonne l’alphabet, mais le suggère par ses 22 versets. Drôle de façon de concevoir la poésie! … Dirait-on devant un tel artifice, gênant pour le poète et apparemment arbitraire. D’autres contraintes, comme celles de la prosodie, n’entravent pas l’arrivée de la poésie, au contraire elles aident le poète à chercher ce qui est à dire, à le découvrir en l’inventant.

Mais quel rapport peut-il exister entre la plainte, la colère, la culpabilité, le désespoir, et la nécessite de décliner successivement, par le choix des premiers mois des versets, les lettres de l’alphabet? Et comment réconcilier l’inspiration et un schéma à première vue aride?
Ou faut-il voir dans cette étrange rigueur une grande leçon sur l’inspiration? S’il n’est pas exclu que l’inspiration biblique arrive par une sorte de ravissement, elle passe le plus souvent par le travail normal du poète et elle fait siennes les modalités de la poésie hébraïque. Ici, elle va plus loin: elle impose au poète une discipline singulière, elle l’incite à satisfaire l’exigence de l’alphabet, elle l’accompagne dans la recherche de mots dont la première lettre convient à une structure prédéterminée, et elle paraît autant dans ces détails que dans la plainte déchirante qui s’élève des poèmes.
Car, à bien y penser, cette sage folie des poèmes alphabétiques se fonde sur du solide. Suivre l’alphabet hébraïque n’a finalement rien de gratuit: un poème ainsi constitué parvient à une complétude formelle, se met sous l’égide de la langue dans laquelle il est écrit, et respecte, en faisant sonner l’une après l’autre ses lettres, la langue que Dieu choisit pour parler aux hommes.
Dieu a choisi toute langue, en vérité -le formalisme est donc essentiel à toute poésie.

Représentations aux limites du visible et du soutenable, montées du fond d’un non sens quasi absolu, d’un dehors abyssal des sentiments ou catégories de l’être-au-monde ordinaire … Le mannequin est en bois, mais les jeunes filles le sont aussi … L’humanité n’est qu’un épiphénomène, le mannequin n’est pas plus irréel, pas davantage simple matière, que ces filles-fleurs de la civilisation … Le jeu auquel elles se livrent: lancer en l’air un pantin, le faire retomber dans un drap pour le relancer encore, une imitation de supplice -c’est pire que du sadisme, c’est Dieu sait quoi de tout à fait noir, comme dans les sabbats les plus impossibles à comprendre, à imaginer: extinction du sens, décomposition de toute parole …
Cette patiente attention à un aspect simple de la forme des poèmes, ne participe-t-elle pas à la recherche du plaisir poétique? On parle, au moins depuis Aristote, du plaisir de la poésie; Claudel parsème ses essais d’un mot plus stimulant: délectation. Quel que soit le sujet d’un poème, le poète cherche toujours à se délecter et, dans la matière même de ses écrits, à faire partager son plaisir par le lecteur. Les Lamentations, qui concernent la destruction de Jérusalem, la souffrance de ses habitants, la colère de Dieu et la séparation d’avec son peuple, se présentent comme une œuvre très éloignée du plaisir, où la délectation du poète et du lecteur pourrait sembler inappropriée et contradictoire.
Le premier poème concentre toute la souffrance de la défaite et de ses conséquences dans des figures. C’est d’abord la ville de Jérusalem qui souffre:
Elle passe des nuits à pleurer
Et les larmes couvrent ses joues.
Pas un qui la console
Parmi tous ses amants.
Puis le royaume de Juda, personnifié en femme:
Juda est exilée, soumise à l’oppression, à une dure servitude.
Elle demeure chez les nations sans trouver de répit.
Tous ses poursuivants l’atteignent en des lieux sans issue.
Puis Sion, autre nom de Jérusalem:
Les chemins de Sion sont en deuil, nul ne vient plus à ses fêtes.
Toutes ses portes sont désertes, ses prêtres gémissent, ses vierges se désolent.
Elle est dans l’amertume!

Jérusalem passe des nuits à pleurer, Sion est dans l’amertume: par ces personnifications, l’affliction des habitants de la ville devient en quelque sorte fictive. Sans rien perdre de sa réalité, au contraire, cette affliction conduit le lecteur dans le pays de poésie, elle l’intéresse et le réjouit en même temps qu’elle le touche. Pour que l’effet soit complet, le poète transforme Juda, ordinairement masculin, en un être féminin, à la manière de Jérusalem et de Sion. Cette Figure composite devient, dans la deuxième moitié du poème, une grande et douloureuse voix féminine (la personnification se mue en prosopopée), la lamentation n’étant pas celle du poète, ni d’aucun individu, mais celle d’une ville, d’un pays, d’une montagne.
Autre délectation pour le poète et le lecteur: la métaphore, qui entre en jeu dès les premiers mots: Quoi! elle est assise à l’écart/la Ville populeuse! La plainte des onze derniers versets, parmi des aperçus, disons, réalistes -Mes vierges et mes jeunes gens/sont partis en captivité (v. 18), Mes prêtres et mes anciens/expiraient dans la ville (v. 19)- multiplie les représentations métaphoriques de l’action punitive exercée par Yahvé:
D’en haut il a envoyé un feu
Qu’il a fait descendre dans mes os.
Il a tendu un filet sous mes pas, il m’a renversée,
De sa main il m’enlace, son joug est sur mon cou
Le Seigneur a foulé au pressoir la vierge, fille de Juda.
Il ne suffit pas de parler de l’exubérance figurative de la poésie hébraïque, ni de supposer que la métaphore, comme toutes les figures de rhétorique, intervient uniquement pour amplifier la passion, embellir le discours, varier le style. Ces métaphores, elles aussi des fictions, transposent l’abattement du peuple en une vision poétique qui attire et qui plaît, en transformant le réel, en faisant défiler de vives images, en rapprochant des choses dissemblables.

La comparaison vient de la même source -l’imagination poétique à l’œuvre même quand les émotions à sonder sont terribles- et elle produit un effet similaire. Le deuxième poème, cri d’horreur devant la détresse de Jérusalem et surtout devant un Dieu de colère qui ne cesse de détruire, se répand en comparaisons. Sur la tente de la fille de Sion, le Seigneur a déversé sa fureur comme un feu (v.4); Les clameurs de l’ennemi dans le Temple de Yahvé résonnent comme en un jour de fête! (v.7); Sur les places de la Ville les enfants affamés défaillent comme des blessés (v. 12). Que la fille de Sion réagisse: répands ton cœur comme de l’eau/devant la face de Yahvé (v. 19). À chaque fois une image paraît, qui nous sort de la réalité, tout en la rendant plus présente, et qui nous parle de la poésie, de son plaisir à transfigurer un évènement, une émotion, une chose vue, en le mettant soudain en rapport avec un phénomène autre. D’où la force du verset 13: À quoi te comparer? À quoi te dire semblable/fille de Jérusalem? Cette question de pure forme qui ne demande pas de réponse la souffrance de Jérusalem étant incomparable- prend un sens singulier chez un poète qui compare sans cesse. Jérusalem semble se dérober à la poésie, mais le poète la récupère aussitôt par une comparaison volontairement extravagante: Il est grand comme la mer, ton brisement.
Mais pourquoi de la délectation dans un tel poème? Si nous croyons Les Lamentations inspirées, pourquoi Dieu incita- t-il son poète à chercher pour lui-même et pour le lecteur un plaisir si étranger à son sujet? La situation de Juda est peut-être sans espoir: malgré la reconnaissance des péchés du peuple, ses prières et la conviction du poète que Yahvé demeure à jamais, les tout derniers mots réclament son aide en frémissant:
Renouvelle nos jours comme autrefois,
Si tu ne nous as tout à fait rejetés, irrité contre nous sans mesure.
Le poète semble même accuser Dieu. Il sait bien que Dieu a agi selon la justice, parce que Juda s’est rebellée contre lui. Cependant, la violence de Dieu lui paraît, dans le deuxième poème, féroce et, si je puis dire, inhumaine: Sans pitié le Seigneur a détruit/toutes les demeures de Jacob (v. 2), Il a détruit sans pitié (v. 17), Tu as égorgé au jour de ta colère/tu as immolé sans pitié (v. 21). Et voici comment Jérusalem s’adresse à lui:
Vois, Yahvé, et regarde:
Qui as-tu jamais traité de la sorte?
Fallait-il que des femmes mangent leurs petits, les enfants qu’elles berçaient?
Fallait-il qu’au sanctuaire du Seigneur fussent égorgés prêtre et prophète?

La Ville demande à Dieu, en somme, de se rendre compte de ce qu’il a fait, et de juger s’il était vraiment nécessaire d’aller si loin dans sa vengeance. Dans les derniers mots: Ceux que j’avais bercés et élevés/mon ennemi les a exterminés, on ne sait plus qui est l’ennemi, les Babyloniens ou Dieu. Le poète voit plus loin dans le troisième poème, en reconnaissant que Dieu ne rejette pas les hommes pour toujours, que s’il afflige, Il prend pitié/selon sa grande bonté (v. 32), et que, les maux et les biens sortant de la bouche de Dieu, L’homme, au lieu de murmurer, ferait mieux d’être brave contre ses péchés (v.39). Mais cet accent de révolte, avec le sentiment que ne paraît aucune possibilité de sortir de la situation, pourrait rendre toute délectation vaine et malvenue.
Pourtant, en lisant le poème nous voyons bien, sans l’aide d’aucune théorie du plaisir poétique, que nous nous y plaisons, que l’imagination nous entraîne dans une réalité qui change sous nos yeux en s’enrichissant continuellement: dans un monde où Les princes de Juda étaient comme des cerfs/qui ne trouvent point de pâture (1.6), où Dieu devient Un ours aux aguets/un lion à l’affût (3.10). Sans parler de la prosodie, des vers, du rythme, du son, puisque nous lisons presque tous des traductions. Même en traduction, on sent quelque chose d’autre que la douleur et l’affliction dans un verset comme celui-ci:
Vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur pareille
A la douleur qui me tourmente, dont Yahvé m’a affligée
Au jour de sa brûlante colère.

Il est vrai que nous lisons ces poèmes à tête reposée: ils parlent d’un désastre survenu il y a longtemps, et nous connaissons la suite de l’histoire. Le poète et ses premiers lecteurs ou auditeurs vivaient au milieu du drame. Oui, mais se délecter des poèmes à l’époque même ne devait-il pas apporter précisément l’espoir dont les Juifs avaient besoin? La poésie prenait en charge le désastre et le dépassait, en offrant, au milieu de la désolation, son contraire, la créativité de l’homme et le trésor insondable du langage. La poésie des Lamentations transcende la lamentation. Et c’est cela que Dieu inspire. Le don du poème manifeste, non pas sa colère, mais sa bonté.
Ne devrions-nous pas nous étonner, entre parenthèses, qu’il inspire également des critiques à son sujet? Si le deuxième poème est soufflé par Dieu (pour revenir à l’affirmation de Paul), il faut croire qu’il a suggéré, ou pour le moins toléré et admis dans sa parole, ces plaintes du deuxième poème qui le prennent à témoin de sa propre cruauté. On dirait que Dieu, connaissant de l’intérieur tout ce que nous souffrons, bénit jusqu’à notre affolement et notre révolte.
La délectation -je dirais la joie- de la poésie biblique parle au lecteur de la joie qui transcende la lamentation, comme elle transcende les choses affolantes qu’annoncent très souvent les prophètes. Nous avons affaire, après tout, à la parole, qui jouit d’un rapport, que nous ne saisissons pas, avec la Parole de Dieu, avec le Verbe par lequel il créa l’univers. La parole de la poésie purement humaine -ou celle que nous prononçons prosaïquement tous les jours- est déjà un don: une allusion, un indice. Celle de la poésie biblique est une voie vers Dieu, et un signe, peut-être, de sa propre joie. Nous ne comprenons pas l’inspiration, mais nous entendons bien que Dieu inspire en même temps ce que disent les poèmes, et les textes en prose, et leurs façons de le dire. Qu’il se soucie autant de leur art que des vérités qu’ils véhiculent. Et c’est, me semble-t-il, dans cet art, apparemment superflu et non pertinent au message que le message culmine.
Rencontres de Brangues, Juillet 2016, d’abord publié dans le Bulletin de la Société Paul Claudel, 2017-1
Goya: Intérieurs de prison, Le Pantin, Des femmes rient, Holopherne, Asile de fous, L’enterrement de la sardine

La vérité des textes de la Bible, la vérité tout court, consiste à affronter cet invraisemblable éthique qu’est la ruine du Temple, ou ce qu’on nommera plus tard la kénose, que la tragédie grecque avait laissé au bord de la représentation.