4 Quand la fumée retombe dans l’église venteuse …

Il serait trop facile de conclure au non-sens, de dissiper, par exemple, l’inquiétant de Godot lui-même dans la vingtaine de significations qu’on lui a trouvée. Godot, quel qu’il soit, ne vient pas, mais le plus remarquable, c’est que son messager, lui, vient, chaque jour. Le messager lui-même est un signe incertain, puisqu’il ne s’agit peut-être pas, la deuxième fois, du même garçon; son arrivée ponctuelle repousse, cependant, le non-sens absolu. L’existence du messager met en doute la non-existence de Godot. En attendant Godot ne propose pas de signification assu­rée, mais il ne nous laisse pas non plus la liberté de nous soustraire à sa propre angoisse devant la possibilité de la signification. Que nous cherchions du côté du sens ou du côté de l’absence de sens, la pièce nous engage, d’une façon plus absolue que Mercredi des cendres, à ne pas nous leurrer de fausseté.

Et le plus grand leurre, ne serait-ce pas, dans une certaine perspective, l’espoir? D’où la dérision de l’espoir, ou de l’espérance, des chrétiens en particulier, surtout au moment où Vladimir est convaincu de l’arrivée de Godot: Gogo! C’est Godot! Nous sommes sauvés! Allons à sa rencontre! On y entend, bien sûr, la parabole des dix vierges: Au milieu de la nuit, on cria: Voici l’époux, allez à sa rencontre! (Matthieu 25, 6). L’espoir trompe, ou peut tromper, en se révélant faux, en répondant à l’attente mais trop tôt et à côté. Ainsi Beckett récuse-t-il l’espoir, faisant dire à Moran dans Molloy que l’espoir est la disposi­tion infernale par excellence, et raillant lui-même, dans son livre sur Proust notre optimisme pernicieux et inguérissable. On s’attendrait à ce qu’un écrivain chrétien s’en émeuve, mais Eliot en avait déjà dit autant, d’un espoir fourvoyé qui éloigne en effet du réel et qu’il faut éviter à tout prix, en attendant sans espoir.

Mercredi des cendres (avec son prolongement dans le deuxième Quatuor) et En attendant Godot ont en commun le fait de troubler des convictions qu’on aurait dites inébranlables tant elles semblent fondées sur l’évidence. Eliot, poète chré­tien, cherche avec une grande et difficile honnêteté à ne pas écrire un poème chrétien. Il construit un ouvrage non de l’au-delà mais de l’en deçà, où il s’efforce d’attendre sans espoir. Beckett fait d’une attente sans espoir la matière de toute une pièce.

Car la présomption de l’espoir est de refuser d’attendre. Dans un monde déchu -et peut-on douter de sa déchéance, si ce n’est par rapport à un passé révolu, alors au moins par rap­port à notre rêve? -et dont la signification ne se donne pas d’emblée, nous nous affairons à en trouver une, et à créer une espérance, en mettant notre foi, notre amour, dans une religion d’origine humaine, par exemple, ou dans un renouvellement, une révolution, de l’organisation politique et sociale. Ou dans la littérature. Peut-être est-ce inévitable, et même naturel, mais je note que le christianisme aussi, qui n’hésite pas, après tout, à tout expliquer, préconise l’attente.

Le Nouveau Testa­ment, s’il répond à une ancienne attente et semble y satisfaire, crée aussi les conditions d’une nouvelle. C’est même là non seulement un des nombreux éléments imprévus de ce nouveau livre mais sans doute le plus imprévu de tous. L’Ancien Testa­ment ayant placé toutes choses sous le signe de l’attente en prédisant l’arrivée du Messie, est accompli par la naissance de Jésus, mais voilà que Jésus repart -contre toute attente- en prédisant son retour. L’Ancien Testament attend la venue du Christ, et le Nouveau, sa seconde venue. On cherche moins le Dieu caché de l’Ancien Testament que ce Christ qui à la fois se révèle et se cache dans le Nouveau, et qu’une nuée dérobe finalement aux yeux des siens (Actes des Apôtres 1, 9). On se trouve dans un monde qui s’allonge démesurément entre l’origine et l’apocalypse mais aussi entre le départ de notre bien (je n’oublie pas, toutefois, le don de l’Esprit) et son retour. Lorsque l’Innommable ima­gine un maître envoyant de temps en temps un message, qui est seulement Continuez, cela paraît terrible, mais c’est bien le message que Dieu envoie aussi, à chaque génération de chrétiens.

La figure de ce lieu d’attente (de cette salle, souvent, des pas perdus), est le samedi qui s’étend du vendredi de la mort au dimanche de la résurrection. C’est là que l’on rencontre, à en croire Mercredi des cendres, The deceitful face of hope and of despair, Le visage trompeur d’espoir et de désespoir. Mais c’est là aussi, selon ce même poème -et il faut mainte­nant le noter pour confirmer qu’absence d’espoir chez Eliot ne conduit nullement à une attente oisive- que l’on peut recevoir, après une distraction par les choses du monde, strength beyond hope and despair, Une force outre l’espoir, outre le désespoir, laquelle permet, malgré tout, de gravir l’escalier.

Car c’est bien ici et maintenant que le salut commence. À la question, Où trouver une cesse? est faite en effet une autre réponse. Elle concerne l’arrivée du Messie, ce qui semble tout à fait orthodoxe et prévisible, mais elle désigne plus particulièrement l’Annonciation, signe de la pénétration du temps historique par l’altérité de Dieu. La fin tant recherchée ne se trouve pas au- delà des temps mais dans ce moment de l’histoire où l’Incarna­tion, oxymore fondamental de la condition humaine, réalise The impossible union/Of spheres of existence, L’impossible union/Des sphères d’existence.

Et ce moment hors série est à la fois l’exemple et le foyer d’autres moments où l’on accède, fugitivement mais dans sa vie même, au point Of intersection of the timeless/With time, Au point d’intersec­tion du règne intemporel/Avec le temps. Le temps actuel cède ou peut céder à un autre présent, où la vie nouvelle commence. C’est un présent capable de s’élar­gir, de devenir immense, voire même, d’après une définition célèbre, de recueillir la totalité du passé: History is now and England, L’histoire, c’est maintenant et l’Angleterre.

On reconnaît l’ici-et-maintenant de l’obligation quotidienne, rendu particulièrement ardue pour Eliot par la guerre mais agrandi aussi par l’amour et ouvert à toutes les ressources spirituelles. Il semblerait que tout soit résolu, grâce à cet étonnant rajustement du temps par lequel est créé un lieu prodigieux et propice à l’attente. Mais ce nouveau moment n’est pas encore la fin de la quête, parce qu’on ne peut pas y demeurer. Non seulement on entre très rarement dans un vrai présent, on y trouve toujours une allusion à autre chose. Ces moments privilégiés, qu’Eliot semble avoir médités à la fois avec et contre Proust: The moment in the arbour where the rain beat/The moment in the draughty church at smokefall, Le moment sous la tonnelle où la pluie battait/Le moment dans l’église venteuse à l’heure où la fumée retombe, font toujours pres­sentir un sacré, une transcendance. Pour y demeurer, il faudrait quitter le présent terrestre pour entrer progressivement dans la présence divine.

Je remarquerai, avant de quitter Eliot, que son christia­nisme est une religion qui épouse l’histoire. Le centre en est l’Incarnation, laquelle ne peut guère signifier que Dieu se désintéresse de la terre et de son avenir. Mercredi des cendres cite dans sa quatrième section une injonction biblique: Redeem the time, Rachetez le temps (Ephésiens 5, 16, Colossiens 4, 5), qui fait pénétrer le rachat, la rédemption, dans la trame des jours, dans les heures qui passent. Les Quatre quatuors contiennent surtout, à la fin du premier poème (v. 176) et à la fin du dernier (v. 254), ce vers, qui finit par ramener l’aspiration religieuse, après son passage par tant d’histoire, de culture, de pensée, à ce seul moment actuel où nous essayons de vivre: Quick now, here, now, always, Vite, ici, maintenant, ici, toujours.

Michael Edwards

Émile Bernard

Quelques tableaux de jeunesse, à Paris et Pont-Aven, avant le voyage en Égypte et le retour au classicisme, c’est-à-dire avant le tragique refoulement, par ce très grand artiste, du désir de vérité, un refoulement presque contemporain de celui de Rimbaud.