Si l’oxyde nitreux ne marchait pas comme anesthésique, eh bien on trouverait mieux! Et c’est ce qui se passa. En dépit de sa complète ignorance en chimie et en médecine, moins d’un an plus tard, Morton comprit qu’il pouvait utiliser l’éther.
À première vue, l’éther ne semble pas un anesthésique très prometteur: les anesthésiques s’administrent généralement par inhalation et l’éther est un liquide à température ambiante (il bout à 35 °C). Son avantage réside dans sa volatilité, c’est-à-dire sa forte tendance à s’évaporer. Voilà une propriété fort utile pour un anesthésique.
Morton ignorait tout de ces subtilités. En revanche, il connaissait bien l’éther, un stupéfiant bon marché, pour ainsi dire la marijuana de l’époque. Il l’essaya d’abord sur des animaux de la ferme de son père: des vaches, des chevaux, l’épagneul familial et même des vers et quelques poissons. Ces essais étant probants; il se procura davantage d’éther (en s’approvisionnant chez différents droguistes pour dissimuler ses plans) et finit par s’attaquer à la dent de sagesse cariée d’un ami qu’il étourdit avec de l’éther. Ce fut un nouveau succès: l’ami se réveilla sans sa dent, en se demandant quand l’opération allait commencer. Des billets de banque se mirent à danser devant les yeux de Morton qui, une nouvelle fois, organisa une démonstration à l’Hôpital général du Massachusetts au mois d’octobre 1846.

Passage de seuil épistémologique: la première anesthésie officielle -reconstitution pédagogique.
Il prépara l’opération avec le docteur John Warren, en quelque sorte le véritable héros de cette histoire. Bien qu’excentrique -il passait en ce temps-là tous ses loisirs à reconstituer le squelette d’un mastodonte-Warren était le chirurgien le plus éminent d’Amérique. Âgé de soixante-huit ans, il aurait pu prendre sa retraite. Mais les douleurs qu’il infligeait à ses patients n’avaient jamais cessé de le hanter. Certes, il existait déjà quelques procédés analgésiques. Les patients pouvaient par exemple s’enivrer ou fumer de l’opium. Ils pouvaient engourdir un membre avec de la glace, ou se faire saigner par les chirurgiens jusqu’à perdre connaissance. Quelques médecins pratiquaient aussi l’anesthésie par commotion: ils serraient la tête du patient dans une sorte de casque en cuir, puis lui frappaient le crâne avec un maillet.
Warren ne désespérait pas quant à lui de faire de l’anesthésie une réalité courante. C’est ainsi que, lorsque Morton le contacta à propos de l’éther, Warren ravala ses appréhensions. Un peintre en bâtiments nécessitant l’ablation d’une tumeur au maxillaire, Warren demanda à Morton de se présenter chez lui à 10 heures précises, le vendredi 16 octobre.

A Boston
Morton passa la matinée en question dans un état de panique contraire à ses habitudes. S’il n’avait rien contre l’idée de soulager la souffrance du monde, ce qu’il visait, dans ses recherches sur l’anesthésie, c’était de renflouer ses caisses. Le problème était que l’éther était une substance chimique courante donc impossible à breveter. C’est pourquoi il envisageait d’en tenir l’identité secrète. Mais c’est justement la volatilité de l’éther, son atout principal en tant qu’anesthésiant, qui menaçait de tout compromettre. Avec son odeur douceâtre et écœurante, et le fait qu’il s’évapore si rapidement, l’éther n’avait rien de subtil. En un mot, il empestait. Morton essaya bien de camoufler ce remugle avec des zestes d’orange, mais il persistait. Morton, qui se contentait d’imbiber d’éther un mouchoir qu’il mettait sous le nez de ses patients, confectionna alors un dispositif respiratoire spécial afin d’augmenter ses chances d’obtenir un brevet.

Mécontent de ce premier montage, il passa la soirée et toute la nuit qui précédèrent la démonstration prévue à en concevoir un nouveau, ou plus exactement à en soutirer un nouveau à des amis plus habiles en mécanique que lui. Dès l’aube, il se précipita chez un mécanicien pour faire l’assemblage. Le résultat donna une ampoule de verre, contenant une éponge destinée à retenir l’éther, équipée de vannes et de tuyaux pour permettre à l’air de passer. Le dispositif complet ressemblait à un genre de pipe à narguilé. En raison du temps requis par le montage, dix heures avaient déjà sonné lorsque Morton se rua dehors. Il se présenta à la porte de l’Hôpital général du Massachusetts sans avoir même eu le temps de tester l’appareil.
Quel culot! Un homme sans formation médicale, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, était sur le point d’administrer une drogue non encore homologuée à l’aide d’un appareil qui n’avait encore jamais servi, sous le regard du plus célèbre chirurgien du pays … Et ce fut un succès. Un triomphe!

Et tandis que l’usage de l’éther se répand, à partir de la Guerre de Sécession, Morton, le médicastre cupide, passe le reste de sa vie à intriguer pour en tirer un brevet. Vainement! Autant chercher à se remplir les poches en vendant le fond de l’air, en brevetant le rêve, la souffrance et l’ivresse.
Les substances anesthésiques sont une composante du bio-pouvoir (avec leurs variantes, le gaz de combat, le gaz lacrymogène: anesthésier les malades, étouffer les ennemis, disperser les manifestants …). Boiterie inhérente au Buon Governo moderne: il est bien né d’un mouvement de privatisations (et d’abord de celui des pâtures communales, Livre Premier du Capital …), avec ses enclosures, ses certificats d’exclusivité, ses Propriétaires, ses Grands Écrivains et ses copyrights. Mais sa condition, son atmosphère, son Commun à lui, si l’on peut dire (mais est-ce un commun?), n’est pas appropriable.
Cow-boy tragi-comique, Morton n’avait pas compris que le Capitalisme n’est plus féodal.

Jacob Huysmans, Portrait de John Wilmot, deuxième Duc de Rochester: Propriétaire, Grand Écrivain, Esclavagiste, Dompteur de singes et Ironiste
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