Avant 1850, il arrivait souvent que les gens se suicident plutôt que d’affronter une opération chirurgicale, et on peut les comprendre. Chaque détail du lieu prévu pour l’opération annonçait la douleur à venir, depuis le sol garni de sable pour absorber le sang et les vomissures, jusqu’au plafond ouvert pour laisser s’échapper les hurlements des patients. À hauteur de regard, ceux-ci trouvaient des rangées d’outils pointus ou acérés et de scies, sans oublier des blouses encroûtées de sang séché. Et lorsque la boucherie commençait, le souci principal des opérateurs n’était ni la gentillesse ni la délicatesse, mais bien plutôt la célérité. Des opérations plus compliquées que l’extraction d’un calcul de la vessie ou l’amputation d’une jambe relevaient tout simplement de l’impossible.
Les médecins non plus n’appréciaient guère les opérations. Le jeune Charles Darwin abandonna la médecine pour toujours après avoir été le témoin d’une intervention pratiquée sur un jeune garçon hurlant de douleur. Même des chirurgiens expérimentés reconnaissaient être soulagés que leurs patients prennent à temps la clé des champs. Bien plus, au milieu du va-et-vient de toutes ces lames tranchantes, il n’était pas rare que des chirurgiens se blessent eux-mêmes à mort. Un observateur sagace relevait: Ce qui m’étonne, ce n’est pas que les patients trépassent, mais que les chirurgiens s’en sortent vivants.
Aujourd’hui, il semble évident que le gaz hilarant aurait pu faire disparaître la plupart de ces problèmes, mais il ne s’impose pas. Bedloes avait fait tant de promesses au sujet des gaz que, venue de sa part, toute proposition de supprimer la douleur fut considérée comme une nouvelle exagération. En outre, traiter les gens avec de l’oxyde nitreux nécessite un certain savoir-faire. À faibles doses, ce gaz peut en réalité avoir un effet excitant, ce qui était bien sûr la dernière chose que recherchaient les chirurgiens.

Cela ne signifie pas pour autant que l’oxyde nitreux eût été ignoré tout au contraire. Après avoir entendu Coleridge et d’autres poètes en parler sous un angle quasiment mystique, le public en réclama encore et encore, et le gaz hilarant devint une drogue à la mode en Europe et en Amérique du Nord. Des vendeurs ambulants en proposaient quelques reniflées aux coins des rues pour un quart de penny. Des gens fortunés en servaient même dans les dîners à la place du vin. Le plus souvent, les gens pouvaient faire l’expérience de ce gaz dans des spectacles forains où des volontaires en prenaient quelques bouffées avant de se mettre à chanter, à danser ou à se démener pour amuser la galerie.
Un soir de décembre 1844, un dentiste au visage poupin, nommé Horace Wells, participa avec un ami à l’une de ces euphories nitreuses à Hartford, dans le Connecticut. Après quelques bouffées, tous deux commencèrent à vaciller avant de perdre conscience. En revenant à lui, Wells constata avec surprise que son ami avait une jambe ensanglantée. Ce dernier ne se montra pas moins étonné, car il n’avait aucune idée de ce qu’il lui était arrivé. (Des témoins diront plus tard qu’il s’était heurté à un canapé). Plus surprenant encore, l’ami prit conscience d’une douleur intense, mais qu’il n’avait pas ressentie jusqu’à cet instant -parce qu’il était sous l’effet de l’extase.
Cette nuit-là, Wells rumina longuement les propos de son ami: Je n’ai ressenti aucune douleur jusqu’à ce que ce soit fini. Le lendemain matin, il se mit à la recherche du directeur du spectacle forain qu’il entraîna dans son cabinet, avec un confrère dentiste. Le forain prépara un grand sachet de gaz nitreux dont Wells aspira quelques bouffées avant de courir s’installer sur son siège, la tête dodelinante. Sans tarder, son confrère dentiste saisit la première pince venue et arracha d’un coup sec une dent de sagesse qui le tourmentait. Wells revint à lui quelques minutes plus tard et tâtonna la cavité de sa langue. Je ressens à peine comme une piqûre d’épingle, dit-il, plein d’étonnement.

Les semaines qui suivent, Wells testa le gaz hilarant en diverses occasions: ces premiers essais lui parurent prometteurs. Il savait que le vrai défi consistait à convaincre Boston, le principal centre médical du pays. C’est pourquoi il prit contact avec un ancien partenaire d’affaires, William Morton, un vaurien accompli.
Après, avoir abandonné sa scolarité à l’adolescence, Morton avait trouvé un emploi dans une taverne à Worcester, dans le Massachusetts, ou il avait été surpris la main dans la caisse. Avec les années, il progressa dans le métier de filou, en refilant des chèques en bois, en détournant des fonds et en faisant des faux. Il laissa également en plan plusieurs fiancées et se fit excommunier de son église. Rochester, Cincinnati, Saint Louis, Baltimore -il se retrouva régulièrement expulsé de toutes les grandes villes des États-Unis où il vint à séjourner. Pourtant sa bonne mine, son charme, sa mise très soignée lui valaient un accueil chaleureux à chaque fois qu’il s’installait quelque part.

Finalement, Morton se décida à mener une vie honnête, suivit un apprentissage chez Wells et constata qu’il n’était pas mauvais dans l’art de la dentisterie: à l’époque, les dentistes avaient peu de formation médicale; la confiance et une bonne prestance -justement les points forts de Morton- faisaient largement l’affaire. Il ouvrit bientôt son propre cabinet et épousa une charmante demoiselle. Mais lorsque Wells inventa un nouveau type de plombage en or et proposa à Morton de se lancer avec lui dans les affaires, l’ancienne démangeaison de l’argent facile reprit le dessus. Morton s’empara des fonds levés par Wells et les dépensa pour son propre compte.
Wells devait être aux abois dans sa quête de contacts à Boston pour s’acoquiner à nouveau avec Morton malgré cette première expérience fâcheuse. De son côté, Morton fut ravi d’être appelé à profiter de cette proposition faramineuse. Des milliers de patients aux États-Unis et en Europe se faisaient arracher les dents chaque jour, au point que Morton se voyait déjà à la tête d’un juteux trafic d’oxyde nitreux impliquant la moindre clinique dentaire. C’est ainsi qu’en janvier 1845 -avant que Wells ne se sente prêt- Morton organisa une démonstration publique à l’Hôpital général du Massachusetts. La salle d’opération y était accueillante et confortable: un petit amphithéâtre avec des rangées de bancs de bois pour les spectateurs; une momie trônait dans un coin, et le mur derrière le champ opératoire offrait un impressionnant de crochets, d’anneaux et de poulies permettant de ligoter les patients …
Scandale et humiliation! L’expérience échoue.
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