Rauschenberg demande en 1953 un tableau à Willem De Kooning, afin de le goudronner et d’en faire une de ses œuvres, en l’effaçant. De Kooning le lui accorde, et choisit même un dessin qu’il lui sera difficile d’effacer avec art -c’est-à-dire de produire par effacement une autre œuvre, et non pas seulement de la détruire ou de la placarder. Rauschenberg l’enduit de quarante couches différentes (feutres épais, crayons gras, encre). L’œuvre qu’il réalise alors ne laisse transparaître de son héritage qu’un nom dans le titre, Erased de Kooning Drawing.

Robert Rauschenberg
Ce qui reste de Willem De Kooning dans cette œuvre, c’est ce que ce dessin a donné à penser à Rauschenberg, toile qu’il désigne aussi par monochrome no-image, c’est-à-dire négation d’une image. Ce qui était peint en dessous a peut-être influencé son œuvre; mais des traces encore perceptibles (laissées aperçues -les résidus, les vestiges) peut-on dire qu’elles participent de la nouvelle œuvre? Ce geste lui-même ne nous invite-t-il pas plutôt à regarder cette toile avec des yeux neufs, en faisant abstraction de ce que nous savons de l’histoire de l’œuvre? Ne nous incite-t-il pas à adopter, précisément quant à l’œuvre, cette attitude qui a motivé l’acte de Rauschenberg et dont il dit quand on l’interroge: J’essayais à la fois de me purger de l’enseignement que j’avais reçu et aussi de tenter des possibilités?
Que serait voir, étudier, penser, faire, selon cette orientation qui ne semble pas très éloignée de l’entreprise de Descartes? Et comment d’ailleurs, avec un tel point de départ, a-t-on pu réduire Descartes au père de l’identité, de l’origine trouvée dans un soi séparé? Il est vrai que ses théories sur l’union de l’âme et du corps tendent à consommer leur séparation comme garantie pour l’âme d’accéder à la liberté, mais n’est-ce pas là aussi une lecture du cartésianisme qui oublie d’appliquer à Descartes les règles de la pensée qu’il a énoncées? Comment celui-là même qui dit: Attention méfiez-vous de ce qu’on vous enseigne, échapperait-il au conseil qu’il nous donne? Descartes dit: N’admettez rien dont vous n’ayez fait l’expérience. Et à aucun moment cela ne permet de définir ou de déterminer définitivement un registre du faux. Comme se le demande Merleau-Ponty à propos de la vérité de la science et de la vérité de la chose: Le propre du cogito n’est-il pas de les déclarer indivises? Cela s’entend si l’on repense la relation de la pensée à l’existence de celui qui pense. Il sent qu’il ne se peut faire qu’il pense, s’il n’existe. En d’autres termes, aucune expérience du moi ne dérive nécessairement d’une relation intelligible.

Cette interprétation s’oppose à celle de Martial Gueroult [Descartes selon l’ordre des raisons, I: L’âme et Dieu, 1953, p. 54] qui fait du moi pensant la condition universelle de toute connaissance possible, qui conçoit l’expérience d’un moi pur, nature intellectuelle, simple et singulière à la fois. Cette conception implique qu’on applique à la pensée la notion d’un Être préalable. Ne devrait-on pas plutôt envisager que Descartes cherche, et trouve, à développer un mode d’être nouveau, enraciné dans Il m’apparaît que, il me semble que je…?
Dans ce cas, le sujet, au lieu d’être une intelligence qui, par réflexion, découvre les nécessités immanentes à son essence, est celui qui observe ou raconte, dégagé de toute vérité d’en-soi. Si Descartes revient, après la Troisième Méditation, à la considération de la nature de l’âme comme pensée pure, le principe du cogito semble consister à dire qu’il n’y a pas d’en-soi du Moi.