J’ai relu récemment, et même traduit (ce qui intensifie les lectures) la Résurrection, de Yeats. C’est une brève pièce de théâtre qu’un poème ouvre et un autre clôt, ou semble clore.
On y entend trois jeunes gens, un Grec, un Juif, un Syrien, s’interroger dans le vestibule de la maison des Apôtres au lendemain de la mort du Christ, et avec chacun leurs moyens de pensée traditionnels -qui les opposent- sur le sens de ce sacrifice, sur les pouvoirs réels de celui qui s’était dit fils de Dieu, sur la vanité ou la vérité de l’espoir qui hante les hommes. Et pendant qu’ils parlent, des Grecs d’Asie, dans la rue -ceux-là, c’est encore une autre pensée, s’ils en ont une, ce sont des misérables, la lie du peuple, dit l’héritier de la philosophie hellénique- passent chantant et dansant, garçons déguisés en filles, hommes et femmes ivres et comme fous: car ils célèbrent la mort et la résurrection -un miracle auquel ils croient, eux, mais il est cyclique, revécu à chaque printemps, ce n’est pas un fait de l’histoire, il n’a rien pour nourrir nos rêves- de Dionysos, que les Titans ont tué.
Que fut le Christ? Celui qui est mort hier a-t-il dû s’avouer en son agonie qu’il n’était, le meilleur peut-être mais peu importe, qu’un homme? Ou fut-il, comme le Grec le soutient, un spectre qui ne souffrit l’indignité du martyre qu’en apparence et va reparaître intouché, vainqueur: mais, hélas, en confirmant de la gloire même de ce triomphe qu’il n’a rien vraiment partagé avec l’humanité à jamais charnelle? Le Syrien qui revient alors, hors de souffle, hors de ses esprits, du tombeau qu’il a vu désert et de la rencontre des saintes femmes, apporte pour sa part un enseignement que ni le Juif ni le Grec n’avaient imaginé et ne peuvent même comprendre: Christ a ressuscité, dit-il, ressuscité dans cette chair même qui était morte -et quand Jésus franchira le seuil, et s’avancera sur la scène, oui, que le Grec lui touche le flanc, il y sentira battre, dans l’absolu, un cœur d’homme …
Fureurs du sang dionysiaque, affrontements du raisonnable et de l’impossible, miracles rêvés ou vraiment perçus, frémissement alors de la grande roue qui fait et défait les civilisations et même les mondes, nouveau départ du navire Argo, nouvelle Troie avant un nouveau désastre; jamais je n’ai eu autant qu’en cette occasion l’impression de voir mêlées comme dans un âtre, où elles montent ensemble et pourtant restent séparées, quitte chacune à s’iriser de chaque autre, les trois ou quatre intuitions majeures mais décidément discordantes par quoi notre condition cherche à percer sa ténèbre, ou préserver son désir, ou justifier à ses propres yeux son énigmatique confiance.
Yves Bonnefoy, repris dans Rue Traversière, Poésie-Gallimard
A la souche obscure des rêves est un beau livre de John E. Jackson