De Platon à Heidegger, la philosophie a beaucoup parlé en dialogues, comme si ce type d’échange où chacun engage son manque et sa (vraie ou fausse) plénitude constituait pour elle un langage de référence dont tout système monologué doit, un jour ou l’autre, faire l’épreuve.
Clara –un dialogue, précise le titre- illustre cette tradition de manière d’autant plus frappante que Schelling a placé en son centre, et comme en abîme, un dialogue sur la nature même du dialogue philosophique. Dans cette page curieusement pirandellienne, un pasteur (qui, tout au long de l’œuvre, sert de porte-parole à Schelling lui-même) déplore, devant son amie Clara, le jargon et l’hermétisme des philosophes modernes et évoque un type idéal d’exposé – celui-là même qu’en tant que personnage littéraire il est justement en train de réaliser:
Aucun de ces messieurs n’a-t-il donc une amie, à qui il aime communiquer ses convictions? Et s’il le fait, pourquoi ne peut-il parler à l’ensemble du peuple avec le même langage qu’il emploie pour sa bien-aimée en s’exprimant sur les objets supérieurs?

Faire un dialogue, c’est donc philosopher non pas pour tous et pour personne, comme l’ordinaire des professeurs et des prophètes, mais en plaçant mentalement à la place du destinataire la figure unique de la femme aimée et en adaptant son langage à son oreille.
On peut songer ici à la blonde marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes et à la manière dont Fontenelle lui assimile la physique cartésienne, comme Diderot, par Bordeu interposé, assimilera la sienne à l’esprit de Mlle de l’Espinasse. Mais dans cette tradition -qui part de Descartes pour aboutir au Catéchisme Positiviste d’Auguste Comte -la femme ne représente rien d’autre que le degré zéro de l’intelligence réduite, antérieurement à toute culture, à son bon sens naturel, et elle redevient donc, par ce biais, une figure de l’élève en général, à la fois tout le monde et n’importe qui; pour Schelling, au contraire, la femme, et tout particulièrement l’incomparable Clara, occupe symboliquement une place beaucoup plus déterminée, celle de l’âme, c’est-à-dire du lien vivant et seul véritablement substantiel où le corps et l’esprit se nouent dans la personnalité de l’homme tout entier (des ganzen Menschen).

J.F.A. Tischbein
Écrire pour une femme, ce sera donc écrire pour l’âme, et non pas seulement pour la puissance unilatérale de l’esprit; ce sera s’adresser à l’ensemble de la synthèse humaine, donc aussi à son corps, et le résultat devra donner, en plus d’une conviction intellectuelle, un plaisir sensible -il devra être une œuvre d’art. Dès le Système de l’idéalisme transcendantal, en 1800, Schelling opposait déjà ainsi la philosophie, qui, comme discipline intellectuelle, concerne seulement une fraction de l’homme (et de l’humanité), et l’art, qui le mobilise tout entier; mais il n’envisageait pas l’hypothèse d’un texte philosophique qui serait en même temps une œuvre d’art, et c’est cette possibilité que Clara veut justement réaliser.
Dialogue, donc, mais entre quels interlocuteurs? Schelling, par crainte de tomber soit dans la satire, soit dans la reconstitution historique, se refuse au procédé platonicien qui consiste à mettre en scène des personnalités réelles, qu’elles soient vivantes ou mortes; mais, l’art exigeant un minimum de présence plastique, il écarte tout autant les commodes fantômes qui peuplaient, de leurs ombres sans épaisseur, les dialogues philosophiques de l’âge classique -Ariste et Théodore, Théophile et Philalèthe, Hylas et Philonoüs- et auxquels il avait pourtant eu recours, en 1802, pour son Bruno, dont les quatre interlocuteurs se réduisaient à de simples allégories des positions philosophiques fondamentales (idéalisme, réalisme, matérialisme, spiritualisme). Ni copies du réel ni purs symboles, les protagonistes de Clara appartiendront entièrement à la seule dimension de l’imaginaire -ils seront donc, ouvertement, des personnages de roman, ce genre littéraire étant celui qui s’avère le plus proche du dialogue philosophique pour notre temps.
Habitants obscurs d’une bourgade isolée, entre lac et montagne, où le tonnerre de l’histoire n’arrive qu’assourdi, leurs actes et leurs paroles ne se distingueront par rien d’extérieurement frappant; ils pourront être médecin ou pasteur, mais, n’apparaissant qu’en visite, au salon ou en promenade, ils dépouilleront l’argot de leur métier pour ne plus parler que la langue de tous les jours, cette langue du peuple qui est là depuis l’éternité, survit à tous les jargons savants et s’impose donc paradoxalement comme l’expression la plus appropriée des choses éternelles.

Clara, du reste, sera, de tous les personnages du roman-dialogue à son nom, le plus économe de discours: aux vrais interlocuteurs, le médecin et le pasteur, qui l’entourent comme le corps et l’esprit enveloppent l’âme, elle se borne à fournir un lien et un lieu -celui que délimitent la docilité de son attention et l’anxiété de son désir. Destinataire privilégié de tous les propos échangés, elle apparaît naturellement comme occupant la place de cette bien- aimée à laquelle, comme nous l’avons vu plus haut, le philosophe doit se confronter (réellement ou fantasmatiquement) pour accéder à la simple plénitude du langage humain -et dès lors il est inévitable que la tentation surgisse de chercher qui au juste se cache sous son prénom si trompeusement transparent, autrement dit à qui Schelling s’adressait-il réellement en écrivant Clara?
Si ce dialogue a été rédigé, selon l’hypothèse la plus vraisemblable, autour de 1810, on peut songer soit à Caroline, la première épouse de Schelling, morte subitement en 1809, soit à Pauline Gotter, avec qui il se mariera en 1812: mais, sans vouloir sonder les cœurs, il est permis de se demander si ce n’est pas sur le souvenir de Caroline que s’est fondé l’amour de Schelling pour Pauline, comme l’amour pour Caroline s’était fondé sur le souvenir de sa fille, Augusta Boehmer, la première et éphémère fiancée de notre philosophe -de telle sorte que la recherche d’une identité précise perd tout son sens et que, dans les amours palimpsestes de Schelling, il est impossible de démêler à qui, en particulier, ce texte posthume adresse son salut.
Mais, au sein du dialogue, Clara n’est pas seulement auditrice par excellence et arbitre généralement muet, elle est aussi l’héroïne de l’événement continu qui transforme ce dialogue en roman -transformation qui, au premier abord, n’allait pas de soi. En effet, Schelling lui-même objecte au traitement romanesque du dialogue philosophique le fait que le roman contredit par nature à l’unité de temps et d’action, alors que dans le dialogue philosophique celle-ci semble aussi essentielle que dans la tragédie; néanmoins, le même passage n’exclut pas la possibilité de rétablir à un plus haut niveau l’unité (ainsi) lésée, et c’est bien à un tel rétablissement que nous fait assister Clara, dont l’argument, si ténu soit-il, et si difficile à reconstituer à travers l’inachèvement du texte, ne laisse pas d’avoir dès lors son importance. En fait, à travers les différents entretiens qui constituent la surface du roman, une seule action progresse, et elle est purement intérieure: Clara, partie (à l’automne) d’une horreur quasi pathologique de la nature (cette éternelle nuit, cette éternelle fuite de la lumière, cet être toujours en lutte, jamais vraiment étant) se rapproche peu à peu de celle-ci jusqu’à devoir reconnaître, au seuil du printemps, l’attachement indéracinable qui l’unit à la Terre, amorçant ainsi une réconciliation qui aurait sans doute culminé avec l’été, l’automne apportant, un an après le début des événements racontés, la mort apaisée de l’héroïne.

L’unité d’action, dans notre roman, est donc l’unité d’un processus spirituel quasi autonome, mis en branle, avant même le lever du rideau, par une catastrophe soudaine (la mort du mari de Clara, cet Albert dont nous n’apprendrons rien, sinon, précisément, son intérêt pour le côté nocturne de la nature) -processus que les comparses, médecin et pasteur, se borneront à orienter vers une crise satisfaisante, sans essayer de le brusquer ni de le contraindre. Quant à l’unité du temps, elle procède, de manière tout aussi simple et rigoureuse, de la coïncidence entre l’aventure intérieure de Clara et le déroulement immuable de l’année solaire, ici mesurée selon la tradition du calendrier liturgique: le récit s’ouvre à la Toussaint, au cœur de l’automne, au milieu d’une nature elle-même veuve et délaissée, il s’arrête longtemps à Noël, ce jour (qui) a lié à nouveau la terre au ciel, il reprend au printemps, moment où la terre tente de répondre, par sa transfiguration, à la sollicitation céleste de Noël -et, bien que le fil de la narration se brise ici, l’orientation de sa trajectoire est assez nette pour qu’on puisse en pressentir la partie manquante. En un an, en un lieu, un seul acte est donc accompli dans le cours du roman, et cette triple unité donne à l’œuvre ce caractère linéairement décisif qui, aux yeux de Schelling, est inséparable, nous l’avons vu, de tout événement philosophique.

On peut même se demander si, indépendamment de sa pureté formelle, l’action de Clara ne concerne pas plus intimement encore la philosophie et si le destin singulier de l’héroïne est autre chose qu’une illustration de ce destin de la pensée moderne auquel Schelling a toujours eu l’orgueilleuse conscience d’être associé. Comme l’explique un fragment sans date que les premiers éditeurs du dialogue lui ont attribué arbitrairement (mais intelligemment) comme introduction, la philosophie a en effet inauguré sa modernité en cessant d’être métaphysique pour devenir hyperphysique, c’est-à-dire en renonçant complètement, avec Kant, à prendre la nature comme base et tremplin dans son effort pour s’élever au suprasensible; du fait de cette horreur de la nature (que Clara vivra dans son cœur et dans sa chair), la philosophie, chez les représentants les plus extrêmes de cette tendance (un Jacobi, par exemple), s’est dissoute dans une subjectivité pure, flottant tel un fil de la Vierge dans l’espace vide entre terre et ciel, dédaignant de prendre pied sur l’une et incapable de pénétrer le second; et de même que Clara n’obtient des lumières sur l’autre monde qu’elle désire si ardemment qu’au fur et à mesure de sa réconciliation avec la Terre, de même la tâche de Schelling, au début de sa production intellectuelle, aura été de ramener à terre, grâce à la Naturphilosophie, la pensée que Kant, ou plutôt ses épigones, avaient exilée dans les nues, ce retour étant la condition nécessaire à un abord authentique du monde spirituel, du Geisterwelt, que le Schelling de 1810 se sent désormais capable de saisir. Par une surdétermination assez piquante, le visage rêvé de Clara reflétera donc non seulement les traits charmants de Caroline et de Pauline, mais ceux, beaucoup moins sympathiques (pour Schelling du moins), de F. H. Jacobi, avec lequel notre auteur s’apprête à rompre dans des circonstances particulièrement orageuses; et cette ambiguïté de l’héroïne, à la fois jeune veuve éplorée et figure de la philosophie dénaturée de l’âge moderne, donne une portée singulière aux propos ultimes que Schelling lui attribue dans un fragment du Printemps publié en 1946.
Pour la première fois, dans ce fragment, Clara, au lieu de se contenter du silence ou de brèves interventions, tient un véritable discours qui s’étend sur quatre pages et culmine avec cet aveu: Il m’est à nouveau devenu clair … que nous sommes enfants de la nature; que, par notre première naissance, nous lui appartenons, et ne pouvons jamais nous séparer d’elle totalement. Dans la bouche de Clara, ces phrases sont la reconnaissance de sa conversion à cette nature qu’elle abhorrait six mois plus tôt, et elles marquent donc le pivot du roman; mais Schelling a dû les rêver dans la bouche de Fichte ou de Jacobi, de tous les représentants de l’hyperphysique moderne, acceptant enfin le retour au réel auquel les convoquait sa Naturphilosophie.
L’appel ne sera pas entendu, et lorsque la philosophie allemande, bien plus tard, retrouvera la Terre -avec Feuerbach, Marx ou Nietzsche- ce sera dans un climat de tempête et d’orage fort éloignés du dialogue feutré par lequel les interlocuteurs de Clara pensaient exorciser la tentation de l’angélisme.