Lutte des classes ou chasses à l’homme, l’alternative a été immédiate …

Le 16 août 1893, dans un chantier de la région d’Aigues-Mortes, un ouvrier italien trempa sa chemise sale dans un réservoir d’eau destinée à la boisson. Une rixe s’ensuivit entre travailleurs français et travailleurs italiens. Mais les choses n’en restèrent pas là:

La nouvelle de cette agression ne tarda pas à se propager dans les divers chantiers … Les ouvriers s’unirent. Armés de manches de pelle, ils commencèrent vers 4 heures une véritable chasse à l’homme.

130808-SalinsAiguesMortes-165Les salins

Morte agli italiani! 1893

Les autorités décidèrent d’évacuer les travailleurs italiens:

Les Français suivaient notre colonne en lançant quelques pierres et en criant: Mort aux Italiens! Retournez chez Crispi! Nous voulons votre sang! …Une colonne de quatre cents manifestants à peu près apparut, précédée de deux drapeaux, un tricolore et l’autre rouge, sur lequel était inscrit en italien: Mort aux Italiens, Aujourd’hui nous allons en faire de la saucisse! …Les Français furibonds se jetèrent sur les attardés à coups de bâtons … Les piétinant et les arrosant de cailloux. L’un de ces malheureux, un Turinois, croyant se sauver, le visage ruisselant de sang, se leva et cria: Laissez-moi, je suis Corse, je suis Français! Sauvez-moi! Cela ne lui servit à rien. Il fut atteint par des pierres et des coups de bâtons et tomba, mort, au milieu de la route.

Le soir venu, on dénombra des dizaines de morts et de blessés. Le lendemain, le maire d’Aigues-Mortes publia un avis officiel [immédiatement annulé par le Gouvernement]: Tout travail est retiré par la Compagnie aux sujets de nationalité italienne.
Dans ces chasses à l’homme qui prennent la forme d’émeutes populaires, un but politique clair est poursuivi: l’expulsion. On crie A mort et l’on tue effectivement, mais, si l’on appelle au meurtre et si l’on assassine, c’est pour mettre dehors. Le leitmotiv des lynchages était: Le nègre doit rester à sa place; celui des chasses xénophobes est: Dehors les étrangers. Les premières sont des chasses racistes de ségrégation, les secondes des chasses xénophobes d’exclusion. La meute demande en même temps l’expulsion des immigrés hors de la ville et leur exclusion hors de l’emploi.

L’hostilité a beau se dire en termes d’oppositions nationales -Français contre Italiens, avec tous les clichés d’usage- l’antagonisme est social. Les chasses à l’étranger sont des chasses aux travailleurs. Au lendemain des événements d’Aigues-Mortes, Napoleone Colajanni montrait combien l’expression chasse à l’Italien était impropre, non seulement parce que d’autres minorités étaient touchées au même moment par des violences comparables, mais aussi et surtout parce que, dans tous les cas, cette chasse se pratique sur le dos des ouvriers de la plus basse catégorie.

Or, poursuivait-il, si, en France, la haine et le ressentiment politique existaient en profondeur et étaient généralement répandus, ils se manifesteraient avant tout contre nos classes cultivées. Cela n’étant pas le cas, il me semble possible d’en conclure que la haine et le ressentiment national n’ont pas grand-chose à voir avec les tristes événements d’Aigues-Mortes, au moins en tant que mobiles essentiels.

La racine des violences était moins à chercher dans la haine nationale que dans la mise en concurrence, sur le marché du travail, de deux groupes de main-d’œuvre distingués par l’origine. Les chasses xénophobes sont des chasses de mise en concurrence salariale. Leur logique est l’entre-prédation: exploités contre exploités, pauvres contre pauvres, travailleurs contre travailleurs.

10wsup_cor0079Si le capitalisme n’a pas inventé la violence xénophobe, il l’a branchée sur les puissantes dynamiques inter-prédatrices qui sont les siennes. Ce faisant, il l’a dotée d’une force sociale redoutable. Or ceci, certains mouvements politiques ne tardèrent pas à le comprendre. En 1893, juste après les événements d’Aigues-Mortes, la presse conservatrice, stigmatisant ces ouvriers à prix réduit qui viennent sur nos chantiers disputer le pain français, exigea que l’on mette un fort droit à l’entrée sur la marchandise nuisible et d’ailleurs frelatée qui s’appelle l’ouvrier italien.

En écho à cette agitation, fleurirent à Paris des affiches artisanales appelant à la chasse aux étrangers:

Nous sommes envahis par l’étranger. Le peu de travail qu’il y a est fait par les étrangers allemands, italiens, belges etc … Allons, camarades, suivons l’exemple de nos frères d’Aigues-Mortes et de Nancy et chassons l’étranger. Montrons que c’est du sang français qui coule dans nos veines.

De façon symptomatique, c’est aussi cette année-là que Maurice Barrés, père spirituel du socialisme national, publia sa brochure Contre les étrangers. Étude pour la protection des ouvriers français. Il s’y faisait l’avocat d’un protectionnisme du travail national. Même rhétorique, cinq ans plus tard, dans son programme électoral:

Jusque sur les chantiers où il fait concurrence aux ouvriers français, l’étranger, comme un parasite, nous empoisonne. Un principe essentiel selon lequel doit être conçue la nouvelle politique française, c’est de protéger tous les nationaux contre cet envahissement. Protection, tel était le nouveau maître mot: Si nous voulons qu’on protège le produit, c’est pour protéger le producteur national, patron et ouvrier. Et cela nous amène à des mesures pour favoriser l’ouvrier français contre l’ouvrier étranger travaillant en France.

Étendre la logique protectionniste des marchandises aux travailleurs, tel est le déplacement fondateur par lequel la droite conservatrice a cherché au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle à traduire la xénophobie populaire en un programme politique. Les mots d’ordre devinrent conjointement ceux de la chasse aux étrangers et de la préférence nationale. Cette opération politique, les théoriciens de l’extrême droite la menèrent au moment même où, sur fond de crise, dans les années 1880, se manifestaient dans la classe ouvrière des flambées de violence xénophobe.

De même que le socialisme avait reconnu dans les grèves ouvrières la puissance sociale capable de le faire advenir comme force politique, son contre-mouvement réactionnaire, raciste et antisémite, vit dans les chasses aux travailleurs étrangers son pendant pratique en même temps que son ferment, sa force potentielle de mobilisation pour la conquête du pouvoir.

04wel_cor6524Or, faire pour la circulation des travailleurs ce que l’on faisait pour les marchandises, traiter les hommes comme des choses, c’est une idée qui avait été évoquée bien antérieurement, mais par d’autres. Au milieu des années 1840, l’économiste Frédéric Bastiat [qui reste source vive pour la pensée conservatrice anglo-saxonne] critiqué pour ses positions libérales par les rédacteurs du journal ouvrier l’Atelier, leur avait répondu en pointant une contradiction apparente dans leur discours: au nom de quoi acceptaient-ils le protectionnisme pour les marchandises étrangères alors qu’ils le refusaient pour les travailleurs étrangers?

 Que protège-t-on en France? Des choses qui se font par de gros entrepreneurs dans de grosses usines, le fer, la houille, le drap … Cependant toutes les fois que le travail étranger se présente sur notre marché sous une forme telle qu’il puisse vous nuire, mais qu’il serve les gros entrepreneurs, ne le laisse-t-on pas entrer? N’y a-t-il pas à Paris trente mille Allemands qui font des habits et des souliers? Pourquoi les laisse-t-on s’établir à vos côtés, quand on repousse le drap? … Nous ne demandons pas, nous, qu’on repousse les tailleurs allemands et les terrassiers anglais. Nous demandons qu’on laisse entrer les draps et les rails. Nous demandons justice pour tous, égalité devant la loi pour tous! 

L’habileté consistait ici, mais pour la circonstance, à reformuler les thèses libre-échangistes dans une rhétorique socialiste. Reprise du thème de l’égalité d’abord, mais en un sens très particulier où l’égalité pour tous signifiait dorénavant, dans une acceptation sophistique, l’égalité des choses et des personnes, les marchandises devant jouir, en vertu de ce principe, de la même liberté de circulation que les travailleurs. Vocabulaire de la justice sociale ensuite, allant jusqu’à la dénonciation de la double morale des bourgeois protectionnistes qui exposent leurs travailleurs à la concurrence tout en la refusant pour eux-mêmes. Bastiat utilisait un argument par l’absurde: il ne s’agissait pas pour lui de refuser la libre circulation des travailleurs, mais de s’appuyer au contraire sur l’évidence de cette liberté afin de fonder par analogie celle du commerce.
L’argument était habile. Mais il équivalait à poser en creux la fermeture du marché de l’emploi national et l’exclusion des étrangers comme la seule alternative pensable à la mise en concurrence capitaliste des travailleurs.
La droite conservatrice ne tarda pas à comprendre qu’il y avait là pour elle une opportunité idéologique majeure. Reprenant à son compte les présupposés du débat, elle se mit et ce dès la fin des années 1840, à exiger l’exclusion des bras étrangers au nom d’un protectionnisme du travail national.

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Frédéric Bazille, Aigues-Mortes, 1867

Ironie de l’histoire ce qui était apparu, dans le discours libéral, comme un argument rhétorique piquant et paradoxal destiné à convertir le mouvement ouvrier au libre-échangisme, avait fourni à la droite le principe matriciel de son programme politique.

Or, ainsi posé, sous la forme d’une alternative simple entre libre-échange et protectionnisme, le débat était piégé dès le départ. Il préjugeait en effet de ce qui pouvait être protégé, il présupposait le terme pertinent de la protection possible. Dans un tel cadre, l’objet de la protection devenait d’emblée le national, et la menace, l’étranger. La question de Bastiat, Que protège-t-on?, demeure néanmoins en un sens pertinente: quel doit être le sujet de la protection? Mais aussi: quelle est la menace? De quoi doit-on être protégé? Autant d’interrogations qui sont d’emblée forcloses lorsque le débat se formule comme une opposition entre libre-échange et protectionnisme national.
Les revendications de protection sociale portées par le mouvement ouvrier -celles-là mêmes qui furent au principe des avancées du droit du travail et des systèmes de solidarité collective- avaient clairement identifié la menace principale: l’exploitation capitaliste du travail au mépris de la vie des travailleurs. À l’opposé, l’identification de la protection à la défense du national faisait, par déplacement et condensation, de l’étranger le foyer et l’incarnation de toutes les menaces.

Ce n’était plus alors des abus patronaux que les travailleurs avaient à être protégés, mais d’eux-mêmes, ou plutôt d’une fraction d’eux-mêmes posée comme leur ennemi. L’effet de ce déplacement était de redessiner la cartographie mentale et réelle des camps en présence, de faire jouer une identification politique contre une autre, l’identité nationale contre la conscience de classe. Le procédé était radical, et radicalement dangereux parce qu’il travaillait à un niveau fondamental les termes mêmes de la politique, c’est-à-dire la définition de l’ami et de l’ennemi, le tracé des oppositions et des antagonismes pertinents.

L’acte fondateur de la politique xénophobe est de poser cette frontière entre ceux qui doivent être protégés et ceux qui peuvent -ou mieux, doivent- être exclus de la protection. La xénophobie politique se définit par cette opération de démarcation, dont la matrice, on vient de le voir, est empruntée au discours économique. Le racisme biologique vient se fondre dans ce dispositif pour définir l’essence de ce qui mérite protection, pour donner un contenu substantiel au concept du national. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que la définition de l’identité par la race ou le sang n’est pas indispensable au fonctionnement du dispositif. Des définitions culturelles ou historiques peuvent, et pourront, tout aussi bien aussi faire l’affaire.

Autrement dit, et c’est une des leçons de cette généalogie, l’exclusion xénophobe en tant que programme politique ne présuppose pas la théorie des races: les théories de l’identité ne viennent que de façon seconde déterminer les termes vides d’une structure d’exclusion qui leur est politiquement antécédente. C’est aussi pour cela que les réfutations des idéologies racistes sont impuissantes à contrecarrer la xénophobie en tant que régime d’exclusion politique.

Il ne suffit pas de dire que ces idéologies posent comme des substances naturelles ce qui ne sont en réalité que des entités factices, êtres de fantasmes et de discours, sans consistance autonome. Il faut aussi pouvoir leur opposer des régimes alternatifs d’identification politique, d’autres notions de la protection, de ce qui doit être protégé, d’autres catégories politiques de la protection collective contre les rapports de prédation.

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Franc-Or, 1912. Le génie de la Liberté écrit la Constitution

A Bastiat les rédacteurs de l’Atelier avaient répondu: on chasse les ouvriers étrangers qui viennent travailler en France, pas même sous le prétexte de protéger le travail national. Mais la raison de ce refus, ils la plaçaient quasi exclusivement dans l’invocation de valeurs morales, dans l’idée que les considérations altruistes devaient l’emporter sur les intérêts économiques:

Nous comprenons très bien que leur travail diminue le nôtre, que notre salaire doit être rogné par leur concurrence; mais cela n’est pas ce qui nous touche le plus; en cela … Nous n’imitons pas les exemples de certaine classe qui met le gain au-dessus de tout. L’argumentation se fondait ensuite sur une forme de patriotisme ouvert: Ceux qui resteront deviendront Français, quant à ceux qui repartiront, ils seront encore jusqu’à un certain point des nôtres puisqu’à notre contact, ils auront assimilé nos idées, nos doctrines.

Les auteurs mobilisaient ainsi un concept de fraternité hérité à la fois du cosmopolitisme des Lumières et du discours révolutionnaire: la France, incarnation et foyer de l’universel. Mais, ainsi formulés, leurs arguments étaient bien minces.

Si l’option xénophobe était refusée, c’était au nom d’une conception certes généreuse mais à peu près impuissante au plan politique, car inapte à répondre sur le terrain même où Bastiat, par stricte manœuvre tactique, s’était situé, à savoir celui des intérêts de classe. Ces ouvriers républicains se mettaient ainsi dans une situation difficile et périlleuse: commencer par concéder que leur intérêt de classe était bien celui de la fermeture xénophobe du marché du travail, pour ensuite ne plus avoir à opposer à la puissance de cet intérêt matériel que les valeurs morales de la patrie des droits de l’homme.

En 1848, entre deux révolutions, des chasses à l’étranger eurent lieu à Paris. La presse ouvrière, républicaine et progressiste publia instantanément des réactions pour condamner ces manifestations égoïstes, dont elles soulignaient aussi le caractère très minoritaire. Un groupe d’ouvriers immigrés allemands écrivit à la rédaction de L’Atelier pour la féliciter de ses prises de position contre les tentatives aussi injustes qu’imprudentes de quelques personnes qui ont l’idée de chasser de Paris les ouvriers et les commis étrangers. Leur lettre développait toute une argumentation contre les tentations de l’exclusivisme national:

La chasse aux étrangers serait très-fâcheuse sous plusieurs rapports: 1° Elle démentirait d’une manière effrayante le saint adage: Fraternité inscrit sur tous les monuments et décrets. 2° Elle irriterait, non pas les gouvernants étrangers, mais justement les peuples étrangers contre le peuple français … 3° Elle n’avancerait point du tout la condition de l’ouvrier français; car mettons 200,000 ouvriers à Paris, et chassez-en les 50,000 ouvriers étrangers … cette lacune … faite par le départ d’un quart, ne se comblerait-elle pas vite par des Français de la province? Combinaison, donc, d’arguments moraux, pragmatiques et économiques.
Mais, à cet argumentaire, les auteurs faisaient suivre un appel qui relevait d’un tout nouveau registre de discours politique:

Il est nécessaire que les ouvriers, les prolétaires de tous les pays se reconnaissent comme frères, c’est-à-dire comme tous et partout également malheureux, partant tous et partout solidaires contre les exploiteurs; c’est la triste et lugubre signification du mot: Fraternité pour nous autres ouvriers; mais il implique aussi l’espérance d’une grande et sublime réhabilitation universelle des prolétaires dans tous les pays.

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Lutte des classes ou bien chasses à l’homme, l’alternative a été immédiate. Le déni de l’une favorise les autres. Dans ce nouveau schéma, il faut que les exploités se reconnaissent comme frères. La fraternité n’a plus l’immédiateté d’une essence mais la nécessité d’une inter-reconnaissance. Or cette reconnaissance réciproque ne passe plus par l’essence d’une identité commune, mais par la conscience de la similarité des situations vécues. Ce qui fait le commun, ce n’est ni une origine, ni une identité déterminée, mais une position sociale partagée, une expérience transposable. Dans cette conception originale de la fraternité, on devient frères -ou sœurs- non par filiation ou par naissance, mais du fait de reconnaître sa propre situation dans celle de l’autre.

La question philosophique sous-jacente est celle du mode d’existence du sujet politique: définir le sujet collectif, non de façon substantialiste, mais par un jeu d’identifications croisées, où les uns et les autres se reconnaissent à ce qu’ont de commun, négativement, leurs situations.

Car cette condition partagée qui fonde ici l’inter-reconnaissance est une situation négative, celle de l’exploitation. D’où aussi la triste et lugubre signification de cette nouvelle notion de fraternité, qui perd la candeur qu’elle pouvait avoir dans l’universalisme abstrait bourgeois. Si elle prend désormais une signification amère, c’est qu’elle relie entre eux des frères d’infortune. Mais cette unité négative prend ensuite un autre aspect, celui d’une lutte. Les frères de misère deviennent des frères d’armes. À partir de là, ce n’est plus seulement au nom de l’universelle égalité des personnes que l’exclusivisme national est refusé, mais au nom d’une solidarité aux implications stratégiques: la fraternité de classe fonde par-delà les frontières une unité combative. Or, parce que cette notion est antinomique à la fois avec la mise en concurrence libérale et avec l’exclusion nationale sur le marché du travail, elle permet de se battre sur deux fronts, contre les libre-échangistes et contre les xénophobes, en refusant les termes de l’alternative imposée.

La question n’est pas de défendre les ouvriers nationaux contre la concurrence des ouvriers étrangers, mais tous les travailleurs contre leur mise en concurrence capitaliste, ici et ailleurs. Et où les défendre sinon ici. A la compétition qui divise, opposer la solidarité, indissolublement nationale et sociale. 

Les formulations des ouvriers allemands faisaient ici trop littéralement écho à celles du Manifeste du Parti Communiste, qui venait d’être publié à Londres deux mois plus tôt dans leur langue, pour ne pas y deviner une influence directe. Cela signifierait que le premier usage, la première application politique directe des formules du Manifeste fut faite, à Paris, par des travailleurs immigrés, pour s’opposer aux chasses à l’étranger.

Grégoire Chamayou