Reconnaissons d’abord qu’une telle lecture -l’imagination comme pouvoir originaire antérieur à la dualité de l’entendement et de la sensibilité- contredit sans aucun doute à la lettre du kantisme; ce qui scandalisa grandement Jean Lacroix, dans son beau Que-Sais-Je? sur Kant!
Ainsi, dans l’analyse de la troisième synthèse, celle qui a pour objet la recognition dans le concept, il est bien certain qu’en l’interprétant en faisant intervenir l’ek-stase de l’avenir, Heidegger sollicite vigoureusement le texte kantien, alors que ce n’est pas le cas pour les deux autres synthèses dont Kant souligne explicitement le lien avec la formation de la représentation du temps. Or ce point est essentiel car il commande en définitive toute la question des rapports du moi et du temps. En effet la thèse kantienne selon laquelle le concept est, en dernière analyse, l’instrument indispensable de la recognition conduit tout droit à l’affirmation de l’intemporalité de l’esprit. C’est par le concept que les termes parcourus successivement, puis restaurés ou reproduits, sont reconnus comme appartenant à l’unité d’un même acte. C’est le concept qui sous-tend, intemporel (et non pas permanent, parce qu’il devrait alors se retrouver lui-même par dessus le temps, ce qui entraînerait une régression à l’infini), la position successive des termes de l’objet puis rend l’acte indéfiniment reproductible en tant que chacune de ses manifestations communie éternellement à une même loi intérieure (unité analytique). Enfin cette possibilité de reproduction deviendra reproduction effective et même nécessaire en tant que ce concept exprime un objet, l’objet et le rapport à l’objet étant des produits de l’activité spirituelle qui les pose intentionnellement en vue de soumettre ses représentations à une règle et de leur imposer un ordre nécessaire, et, surtout, la condition transcendantale de cette nécessité n’étant autre que cette conscience pure, originaire et immuable que Kant nomme aperception transcendantale.

Quelle que soit cependant la conclusion à laquelle semble bien conduire en fait l’analyse kantienne, il est néanmoins tout à fait légitime de se demander, comme le fait Heidegger, si une thèse toute différente ne se profilait pas dans certains textes, thèse devant laquelle Kant aurait finalement reculé (en particulier dans la deuxième édition de la Critique).
Qu’il ne s’agisse pas là d’une interprétation gratuite, on s’en persuadera en réfléchissant sur l’essence du schématisme. Deux lectures très différentes peuvent en être faites. Ou bien le schème, œuvre de l’imagination transcendantale, n’est que le principe d’application de la catégorie; l’instrument de la subsomption du donné sensible sous le concept pur: le schème alors n’est que la synthèse pure faite conformément à une règle de l’unité par concepts en général, règle qui exprime la catégorie. Ou bien le schème est l’acte même de genèse de la catégorie. Or cette dernière interprétation est en définitive seule à s’accorder avec ce qui constitue en profondeur l’essentiel de la déduction transcendantale des catégories, à savoir la preuve de la légitimité de ces dernières par la nécessité où nous sommes de les utiliser dans la constitution du système de l’expérience. En effet, si les schèmes sont, en acte, ces conditions de possibilité elles-mêmes, il faut reconnaître que la diversité des catégories ne peut être justifiée que sur les schèmes correspondants, grâce à la détermination du temps considéré soit comme une série (schème de la quantité), soit comme susceptible d’être rempli par un contenu (schème de la qualité), soit comme un ordre (schème de la relation), soit comme un ensemble (schèmes de la modalité).
Cette référence au temps est tout à fait essentielle. A propos du texte sur les trois synthèses, nous avons déjà insisté sur l’importance du rapprochement entre synthèse pure et production a priori de la représentation du temps pour définir dans sa structure même l’opération de l’imagination transcendantale. Or, cette dernière opération n’étant autre que le schématisme, on peut dire que c’est dans l’acte de produire (ou de déterminer) le temps que l’esprit procède à la genèse imaginative de la catégorie.

Prenons, comme exemple particulièrement net à cet égard, le cas du nombre, schème de la quantité. Kant le définit comme une représentation embrassant l’addition successive de l’unité à l’unité. Cette définition ajoute à celle de la quantité la référence au temps, caractéristique du schème. Or, cette référence au temps, loin de constituer un phénomène accessoire, nous livre, avec le schème, la genèse transcendantale de la quantité. Compter en effet, c’est poser une avance dans le temps, puis procéder à une nouvelle position (distinguer le temps dans la série des impressions successives) retenir enfin la précédente dans le total d’une unité multiple qui est le nombre même:
Ainsi le nombre n’est autre chose que l’unité de la synthèse opérée dans le divers d’une intuition homogène en général, par le fait même que je produis le temps lui-même dans l’appréhension de l’intuition (CRP, TP 178).
[A la différence de Bergson pour qui la distinction des unités constitutives du nombre requiert la juxtaposition dans l’espace (Essai sur les données immédiates de la conscience, chap. II), Kant admet l’existence d’une distinction spécifiquement temporelle: pour lui le nombre se constitue donc originairement dans le temps et non dans l’espace (nouvelle preuve, irrécusable, du privilège du temps sur l’espace chez Kant). C’est pourquoi, alors que Bergson renvoie la succession comme série distincte de moments au temps spatialisé, produit de l’adultération par l’espace de la durée vécue qui serait fluidité pure, confiture sans rivages et fusion mystique qui n’ose pas dire son nom, chez Kant, le temps tel qu’il jaillit au cœur du sujet dans le dynamisme de l’imagination transcendantale, bref ce qu’on peut nommer le temps originaire, est succession distincte: rythme! En vérité on le sait depuis très longtemps]

L’imagination, par le rôle qui lui est ainsi attribué, passe donc au premier rang des fonctions de l’esprit, elle est bien la souche commune et cachée d’où se détachent à la fois la sensibilité et l’entendement et c’est elle qui produit cet horizon d’objectivité caractéristique d’une raison humaine. Bref ce thème de l’imagination transcendantale nous conduit au cœur de notre finitude essentielle et nous met en mesure de comprendre l’incarnation de cette raison. En effet, comme l’écrit Heidegger, la raison pure humaine est nécessairement une raison pure sensible. Cette raison pure doit être sensible en elle-même et non pas le devenir du seul fait de sa liaison à un corps. Au contraire et réciproquement, l’homme comme être rationnel fini, ne peut avoir un corps en un sens transcendantal, c’est-à-dire métaphysique, que parce que la transcendance est en tant que telle sensible a priori .
Cette affirmation du caractère essentiellement fini et incarné du moi s’impose d’autant plus que les analyses précédentes sur l’imagination transcendantale conduisent à la conclusion que le moi est temporel au point d’être le temps lui-même, et que le moi n’est possible, quant à sa nature propre, qu’en s’identifiant à lui. En effet si l’imagination transcendantale est, dans l’acte même par lequel elle est au principe de l’objectivation, productrice du temps, le moi n’est ni intemporel contrairement à la conclusion qui paraît bien être celle de Kant dans la mesure où il subordonne l’imagination à un entendement possédant en lui-même de toute éternité sa loi de reproduction indéfinie, ni temporel non plus, au sens de intra-temporel au même titre qu’un objet du sens interne, mais il ne fait qu’un avec le temps originaire, à savoir le jaillissement lui-même des trois ek-stases du présent, du passé et de l’avenir.
Si l’imagination nous conduit vraiment vers le fond caché de la nature humaine et si, dans son activité fondamentale, elle consiste à distinguer le temps, selon l’expression même de Kant, c’est-à-dire à poser et articuler entre elles ses trois dimensions, il faut conclure alors à l’intériorité réciproque de la subjectivité et de la temporalité.

Toutefois les développements précédents sur l’interprétation de l’imagination transcendantale comme source originaire de toute synthèse et du temps lui-même ne constituent encore que l’amorce d’une véritable conversion phénoménologique, faute d’une réflexion sur le thème fondamental du langage. Or ce thème du langage est pratiquement absent de l’analyse kantienne de l’acte de connaissance et ceci nous apparaît, à nous qui sommes sensibilisés à cette question par la linguistique contemporaine, comme une grave lacune. Pour Husserl au contraire, c’est le langage naturel qui est médiateur entre la couche primitive du vécu saisi dans la perception et l’idéalité de l’objet conçu par l’entendement. Le schématisme, abordé selon cette perspective nouvelle, est donc avant tout l’art de la parole …
Enluminure alchimique, Paul Klee