Après l’arrestation de Jésus -on l’a arrêté seul, en laissant fuir son entourage- Pierre a suivi de loin les hommes armés qui l’ont enlevé. Il s’est risqué jusque dans la cour du palais du grand prêtre, où il se tient près du feu avec les domestiques, comme s’il était un simple curieux.
Il a montré plus de courage que les autres; car, appartenant au cercle des plus proches amis du prisonnier, il risquait de se faire reconnaître; et en effet, tandis qu’il se tient près du feu, une servante lui dit à brûle-pourpoint qu’il a appartenu au groupe de Jésus. Il le nie et cherche à s’éloigner du feu sans se faire remarquer; mais la servante l’a probablement observé, elle le suit dans la cour et réitère son accusation de manière que toutes les personnes présentes l’entendent; il nie à nouveau, mais on a remarqué maintenant son accent galiléen, de sorte que sa situation commence à devenir critique.
On ne nous dit pas comment il a échappé au danger; on peut penser qu’on l’a cru davantage à son troisième reniement qu’aux deux premiers; peut-être l’attention des témoins a-t-elle été détournée par une circonstance quelconque; sans doute avait-on ordre de ne pas inquiéter les partisans du prisonnier, dans la mesure où ils n’opposaient pas de résistance, de sorte qu’on s’est contenté de chasser le suspect.
Olympe, vers 400
On voit d’emblée que ce récit ignore absolument la règle de
la séparation des styles. Cette scène, tout à fait réaliste par son
cadre et ses personnages est lourde de problèmes et de tragique. Pierre
n’est pas un simple figurant utilisé dans un dessein d’illustratio
comme les soldats Vibulenus et Percennius, qui nous sont présentés
comme des coquins et des menteurs, mais comme une image de l’homme, au
sens le plus profond et le plus tragique.
Il va de soi que ce mélange des styles ne dénote aucune
intention esthétique. Au contraire il caractérise dès l’origine les
écrits judéo-chrétiens. La vaste diffusion de ces écrits à une époque
postérieure agit de façon décisive sur la représentation du tragique et
du sublime. Pierre, sur le récit duquel cette narration se fonde
probablement, était un pêcheur de Galilée; les autres personnages de
cette scène nocturne sont des servantes et des soldats. Pierre est
arraché à une vie quotidienne banale pour être appelé à un rôle
extraordinaire; son entrée en scène, comme tout ce qui touche
l’arrestation de Jésus, n’est encore ici, à la considérer par rapport à
l’histoire de l’Empire, qu’un incident provincial, un événement local
sans aucune importance, dont personne ne prend note.
Mais quelle prodigieuse oscillation pendulaire
s’accomplit à travers lui! Il a abandonné sa patrie et son métier, il a
suivi son maître à Jérusalem, le premier il l’a reconnu pour le Messie;
quand vient la catastrophe, il se montre plus courageux que les autres;
il ne fait pas seulement partie de ceux qui tentent de résister mais,
lorsque le miracle qu’il attendait certainement ne se produit pas, il
s’efforce encore de suivre Jésus comme il l’a toujours suivi. Pourtant
ce n’est qu’une velléité, une demi-adhésion craintive, déterminée par
l’espoir confus d’un miracle: que le Messie anéantira ses ennemis. Et
comme son dessein de suivre Jésus n’est qu’une velléité furtive et
secrète, il tombe plus bas que les autres, qui au moins ne se sont pas
mis dans la situation de renier expressément Jésus. Il lui arrive la
pire chose qui puisse arriver à un croyant que la foi inspirait un
instant plus tôt: il tremble pour sa misérable vie.
Et il est permis de croire que cette terrible expérience produit une nouvelle oscillation pendulaire -cette fois de sens contraire et beaucoup plus forte: le désespoir de Pierre et son remords d’avoir renié son maître le préparent aux visions qui ont joué un rôle essentiel dans la constitution du christianisme; c’est seulement à travers cette expérience que Pierre comprend le sens de l’Incarnation et de la Passion. Une figure tragique d’une telle origine, un héros si faible, mais qui puise sa plus grande force dans sa faiblesse même, un tel va-et-vient du pendule est incompatible avec le style élevé de la littérature classique gréco-romaine.
Mais la nature et le théâtre du conflit se situent eux aussi radicalement en dehors du cadre de l’antiquité classique. Il s’agit, à considérer les choses de l’extérieur, d’une opération de police et de ses suites; tout se joue entre des gens communs issus du peuple; une telle action, pour les Anciens, aurait fait la matière d’une farce ou d’une comédie. Et pourquoi n’avons-nous rien de tel ici? Pourquoi ce texte éveille-t-il en nous une profonde et grave sympathie?
Galla Placidia
Parce qu’il représente quelque chose que ni la poésie antique
ni l’historiographie antique n’ont jamais représenté: la naissance d’un
mouvement spirituel dans les profondeurs du peuple, au sein des
circonstances quotidiennes de l’existence du temps. Un nouveau cœur et
un nouvel esprit naissent sous nos yeux. Ce que nous disons ici ne
s’applique pas seulement au reniement de Pierre, mais à tous les faits
que nous rapportent les livres du Nouveau Testament; dans chacun d’entre
eux il s’agit toujours de la même question, toujours du même conflit,
auquel tout homme se trouve forcément confronté et qui par là est un
conflit toujours inachevé et infini.
Il met en mouvement le monde entier des hommes, tandis que les
enchevêtrements de destin et de passion que connaît l’antiquité
gréco-romaine ne concernent directement qu’un seul individu, celui qui
s’y trouve impliqué; c’est seulement en vertu d’une relation très
générale, parce que nous sommes aussi des hommes, c’est-à-dire soumis au
destin et aux passions, que nous ressentons de la terreur et de la
pitié. Pierre, en revanche, ainsi que les autres personnages du Nouveau
Testament sont plongés dans un mouvement général qui surgit des
profondeurs, qui ne concerne d’abord qu’eux-mêmes et qui ne passe que
très progressivement (les Actes des Apôtres illustrent le commencement
de ce processus) au premier plan de l’histoire, mais qui dès le début
est un mouvement sans limite qui aspire à toucher directement chaque
homme et absorbe en lui tous les conflits purement personnels.
Ainsi apparaît un monde d’une part tout à fait réel, quotidien, reconnaissable sous le rapport du temps, du lieu et des circonstances, et d’autre part ébranlé dans ses fondations, qui se transforme et se renouvelle sous nos yeux. Pour les auteurs du Nouveau Testament, ces faits qui se situent au sein de la vie quotidienne sont des événements révolutionnaires qui concernent l’histoire du monde, ce qu’ils deviendront plus tard pour chacun. Ils révèlent clairement, en tant que mouvement, dynamisme historique, que l’enseignement, la personne et la destinée de Jésus ne cessent d’agir sur la vie de tel ou tel individu.
Alors qu’il est encore impossible de saisir et d’exprimer ce que vise le mouvement (par sa nature même il est difficile à délimiter et à expliquer), de nombreux exemples montrent déjà son action multiforme dans le peuple, son surgissement tantôt en un lieu tantôt en un autre, chose qu’aucun écrivain grec ou latin n’aurait jamais eu l’idée de traiter d’une manière aussi détaillée. Un écrivain grec ou latin décrit un mouvement populaire uniquement en tant que réaction en face d’une conjoncture déterminée, ainsi, par exemple, Thucydide décrit la réaction des Athéniens en face du projet d’une expédition en Sicile; ces réactions sont montrées comme approbatrices, désapprobatrices, incertaines, peut-être aussi tumultueuses, comme l’observateur les voit d’en haut, mais jamais, si diverses soient-elles, et eussent-elles concerné une grande quantité de gens du peuple, elles ne deviennent l’objet principal de la représentation littéraire.
Ce que décrit une part considérable des Évangiles et des Actes des Apôtres, ce qui se reflète aussi très souvent dans les Épitres de saint Paul, c’est le déploiement de forces historiques. Du même coup les conventions stylistiques de l’antiquité disparaissent, car il est impossible de représenter autrement qu’avec le plus grand sérieux l’attitude de chacun des individus qui se voit impliqué dans le mouvement; tel pêcheur parmi d’autres, ou tel publicain, ou tel jeune homme riche, telle Samaritaine ou telle femme adultère, chacun et chacune pris dans sa vie de tous les jours, se trouvent confrontés directement avec la personne de Jésus, et l’attitude de chacune de ces personnes à ce moment précis est nécessairement une chose sérieuse. La règle stylistique de l’antiquité, pour laquelle la description de la vie quotidienne ne pouvaient relever que de la comédie (ou au mieux de l’idylle), est par conséquent incompatible avec la représentation de forces historiques, dès que celle-ci s’efforce de rendre les choses concrètement.
Il va de soi que dans les écrits évangéliques cette prise de conscience de forces historiques revêt un caractère parfaitement non scientifique; elle se réduit à des faits concrets et ne les dépasse pas à l’aide de concepts qui systématiseraient les expériences; celles-ci, toutefois, s’organisent déjà spontanément en concepts qui s’appliquent aussi bien aux conditions de l’époque qu’à la situation des individus, et qui sont bien moins rigides, bien plus dynamiques que les catégories des historiens gréco-romains; ainsi, par exemple, la distinction des ères en une ère de la loi ou du péché et une ère de la grâce, de la foi et de la justice; les notions d’amour, de puissance, d’esprit et autres analogues; un mouvement dialectique s’introduit même dans les notions abstraites et statiques comme celles de vérité ou de justice, mouvement qui les renouvelle de fond en comble; à cela se rattache tout ce qui a trait au renouvellement et à la transformation de l’être intérieur, processus où les mots de péché, de mort, de justice, ne désignent plus seulement des actes, des événements, des qualités, mais les stades d’une métamorphose qui se produit au sein de l’histoire. Les couches profondes qui restaient immobiles aux yeux des observateurs antiques commencent à entrer en mouvement. Une scène comme celle du reniement de Pierre n’entre dans aucun genre antique; elle est trop sérieuse pour la comédie, trop proche de la vie quotidienne contemporaine pour la tragédie, politiquement trop insignifiante pour l’histoire -et la forme qu’elle a reçue lui confère un accent direct qu’on ne rencontre pas dans la littérature antique.
C’est ce que révèle le mieux un trait qui paraît peut-être sans importance au premier coup d’œil: le recours au discours direct. La servante dit: Toi aussi tu étais avec le Nazaréen. Il répond: Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire. Alors la servante dit aux assistants: En voilà un qui en est. Et sur la dénégation renouvelée de Pierre, les autres se mêlent aussi à la discussion: Sûrement tu en es, et d’ailleurs tu parles comme un Galiléen. Je ne crois pas qu’il existe chez les historiens antiques un seul passage où le discours direct soit utilisé de cette manière, dans un dialogue bref et incisif. D’une façon générale, les historiens antiques n’utilisent le style direct que dans les grands discours continus prononcés au sénat, en présence du peuple ou devant des soldats -nous renvoyons ici à ce que nous disions plus haut à propos de la harangue de Percennius.
Mais ici, dans la scène du reniement de Pierre, l’élément dramatique de l’instant où les protagonistes se rencontrent face à face est rendu sur un ton si direct que même le dialogue de la tragédie (stichomythie) apparaît extrêmement stylisé en comparaison. La comédie, la satire et les genres apparentés ne doivent pas être pris comme termes de comparaison, et même là il faudrait bien chercher pour trouver quelque chose d’aussi direct.

Damnatio ad bestias
Si dissemblables qu’ils soient, Pétrone et Tacite se placent au même point de vue: ils regardent d’en haut. Tacite survole en tant qu’écrivain une quantité d’événements et d’entreprises, il les ordonne et les juge en homme qui appartient à la plus haute classe de la société et qui participe à la plus haute culture; s’il ne tombe pas dans la sécheresse d’une narration sans relief, cela ne tient pas uniquement à son génie, mais à l’incomparable culture visuelle et sensorielle qui caractérise l’antiquité. Cependant le monde pour lequel il écrivait réclamait cet élément visuel et sensoriel dans les limites d’un goût fixé par une longue tradition. Pétrone lui aussi considère d’en haut le monde qu’il peint: son livre est un produit de la plus haute culture et s’adresse à des lecteurs dotés d’une culture sociale et littéraire qui les rend capables de percevoir immédiatement et sans effort toutes les nuances d’inconvenance et de vulgarité qui peuvent apparaître dans le langage et le goût. Si trivial et grotesque que soit le sujet, son traitement littéraire n’a rien de commun avec le comique grossier de la farce populaire.
Des scènes comme celle des propos de table de notre convive ou celle de la dispute entre Fortunata et Trimalchion mettent en lumière des pensées de l’espèce la plus vulgaire, mais avec des moyens si raffinés, et qui postulent chez le lecteur tant de connaissances sociologiques et psychologiques, qu’aucun public populaire n’en supporterait l’équivalent dans une farce. Et la vulgarité du langage n’est pas destinée à faire rire une foule mais à être goûtée comme un subtil condiment par une élite littéraire et sociale qui regarde les choses d’en haut et en jouit tranquillement.
Au contraire, dans le récit du reniement de Pierre, le regard du narrateur ne survole pas la réalité pour l’ordonner rationnellement, l’exposé ne se conforme pas non plus à une intention esthétique. L’élément visuel et sensoriel qui apparaît ici n’est pas une imitatio consciente, et c’est pourquoi il n’est presque jamais pleinement réalisé; cet élément se manifeste parce qu’il est inhérent aux événements rapportés, parce qu’il se révèle dans l’attitude et les paroles d’êtres profondément touchés, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour l’objectiver.
Même un écrivain aussi volontairement concis que Tacite dépeint des situations; l’auteur de l’Évangile selon saint Marc, lui, ne dispose d’aucun point de vue qui lui permettrait de camper devant nous un portrait objectif du caractère de Pierre. Il ne se sépare pas lui-même des événements, il ne rapporte et n’annonce que ce qui a trait à la présence et à l’action du Christ, de sorte que, dans la scène du reniement, il ne songe même pas à nous dire comment l’incident s’est terminé, autrement dit comment Pierre a échappé aux dangers qui le menaçaient. Et ce récit s’adresse à chacun; chacun est invité, voire contraint à se déterminer pour ou contre lui; s’y refuser est déjà une manière de prendre position.

IIéme siècle. Civilisation?
Il est vrai que pour un temps son efficacité se heurta à des obstacles de fait; à cause de sa langue et de ses présupposés religieux et sociaux, le message ne s’adressa d’abord qu’aux Juifs. Cependant, après avoir été combattu par les cercles dirigeants de Jérusalem et la majorité du peuple, le mouvement suscita la prodigieuse entreprise des missions parmi les Gentils, dont le promoteur, chose caractéristique, fut un Juif de la diaspora, l’apôtre Paul.
Un commentaire sur “2 Autour d’un feu de planches”
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