Au fond des bois de Shinoda, là où nait une source …

Dehors, la nuit était exquise, le chemin ameubli par ces légères pluies de mai qui pas­sent et s’en vont. Elle m’a rejoint dans la rue pour me rendre le linge et la savonnette -je sortais du bain public- que j’avais oubliés sur le comptoir. Elle a fait quelques pas à mes côtés, en silence. Vingt-cinq, trente ans? Vraiment belle et souple comme une tige d’acier. J’aime les femmes qui se déplacent sans faire aucun bruit et dont les yeux baignent dans l’eau de source la plus pure. Je n’aurais pas eu le cœur ailleurs, je l’aurais peut-être sui­vie.

Tout de même, pour être à ce point silencieuse, c’est peut-être une renarde. Les renards sont ici servants de la déesse Inari, patronne de la riziculture et des tractations fructueuses.

Les renardes, en revanche, sont de redoutables magiciennes qui, sous la forme de séductrices d’une élégance vertigineuse, peuvent conduire un homme -un clan, un Empire!- à leur perte, avant qu’elles ne retrouvent leur fourrure rousse et le silence nocturne des bois.

Venues très anciennement d’Inde, pays des réincarnations, ces drôlesses malfaisantes avaient traversé le Tibet, atteint la Chine où, transformées en favorites pernicieuses et de mauvais conseil, elles avaient poussé les derniers empereurs de la dynastie T’sin à commettre assez d’iniquités pour leur coûter leur trône. Au VIIIe siècle après Jésus-Christ, un lettré japonais du nom de Kibi Daïjin, de retour d’une mission culturelle dont l’essentiel était de dérober aux Chinois leur calendrier lunaire, quitta la côte ouest de la Corée, embarquant à son insu sur sa jonque une de ces sorcières -en japonais kitsuné- dont l’arrivée sur l’archipel en 758 fut aus­sitôt suivie de troubles politiques, révolutions de palais et par la tentative d’usurpation du bonze Do-kyo. Jugeant qu’elle avait fait assez de grabuge, la renarde disparut pendant deux siècles qu’elle occupa à mettre au monde une nombreuse progéniture.

Au Xe siècle, l’astronome Yasounori, bouddhiste fervent, sauva lors d’une chasse à courre une renarde blessée qui se trouvait être une kit­suné. En gage de gratitude, celle-ci prit la forme d’une fiancée dont Yasounori attendait la venue, lui donna trois ans de bonheur, un fils et, sa dette une fois payée, disparut, laissant sur le carreau de papier d’une fenêtre ce poème:

Si vous êtes encore épris

Au fond des bois de Shinoda

Là où nait une source

Vous trouverez en souvenir de moi

Une feuille d’amarante

Comme on pouvait s’y attendre, Àbé-no-Semei, fils de l’astro­nome et de la renarde, fut un redoutable magicien que l’estampe représente parfois fendant la nuit sur le dos d’une chauve-souris. Il était capable de découvrir les kitsuné, démasqua l’une d’elles qui, sous l’apparence d’une impératrice, plongeait, par ses extravagances, le pays dans la consternation.

Aujourd’hui, dans la province de Fukui, face à la Corée, certaines familles élèvent en secret des renardes. Elles sont craintes comme la peste.

Irwing Penn

Nicolas Bouvier