… Il s’adapte à un environnement purement machinique. Dans une version ténébreuse de l’effet récursif de l’évolution, cher à Patrick Tort, son fitness consiste alors à détruire tous les autres vivants: des parasites …
Qu’avait-il pu arriver aux hommes? Que faire si la race s’était développée dans la malfaisance, la haine et une volonté farouche de puissance? Je pourrais sembler quelque animal sauvage du vieux monde, d’autant plus horrible et dégoûtant que j’avais déjà leur conformation -un être mauvais qu’il fallait immédiatement supprimer.
Ainsi notre vieux camarade, l’Explorateur du Temps a-t-il agité ces songeries, avant d’enfourcher sa machine (cristal de roche, ébène et cuivre) …
Les tortues de Grey Walter constituent une dimension importante de la cybernétique et un des aboutissements de l’autisme constitutif de la technologie occidentale vis-à-vis de l’animal. Ces tortues sont des petites machines roulantes très primitives qui évitent les obstacles grâce à une cellule photoélectrique et qui sont capables de repérer une prise électrique pour se brancher dessus. L’analogie pourrait prêter à sourire si elle était prise avec une certaine distance, ce qui est loin d’être aussi clair qu’on pourrait le croire. Une photo parue dans la presse à l’époque est significative. On y voit le cybernéticien, sa femme, son fils et la tortue. Légende du journaliste: M. Grey Walter, sa femme et leurs enfants [souligné par moi]. Nulle part n’est jamais indiqué que cette tortue artificielle n’a évidemment rien d’une tortue.
C’est sans doute un détail, mais d’une importance primordiale si l’on se rappelle qu’à l’époque les behaviouristes (qui avaient acquis un monopole de fait en psychologie en excluant de l’espace universitaire tous les chercheurs qui ne pensaient pas comme eux) décrivaient les animaux comme des machines cybernétiques.
L’animal est inexistant chez les théoriciens du post-humain, parce que la machine est devenu le partenaire exclusif d’Homo sapiens. L’un des rares auteurs de la mouvance post-humaine à faire référence à ce dernier, et encore dans une modalité très particulière, suggère qu’on doit améliorer les animaux supérieurs comme les grands singes ou les dauphins pour leur permettre de participer à la vie des sociétés humaines. L’animalité absente est d’ailleurs une constante de la littérature utopique européenne qui n’a guère été relevée, à ma connaissance tout au moins. Les écrivains de science-fiction les plus intuitifs ont été très précocement sensibles à cette caractéristique de notre culture. Ursula K. Le Guin, par exemple, avait imaginé une planète sur laquelle les humains n’ont quasiment aucun partenaire biologique.
[Ursula K. Le Guin, Les Dépossédés, Paris, Le Livre de Poche, 2006. Voir le commentaire de Fredéric Jameson, Penser avec la science- fiction, Paris, Max Milo, 2008, p. 120 sq.]
Dans cette perspective, le post-humain peut être considéré comme l’humain à l’ère de la disparition des espèces, comme ce qui reste de l’humain quand l’humain a disparu. Le théoricien du post-humain ne pense même pas qu’il n’a plus besoin d’animaux, il ne pense déjà plus à l’animal. Et pourquoi y penserait-il, puisqu’il s’adapte très bien à la disparition des espèces en commençant à préférer les animaux artificiels aux animaux naturels? Et à partir du moment où l’animal est réduit à une machine, comme dans les manuels de zoologie, on n’a effectivement plus besoin que de machines plus performantes. Certainement pas d’animaux véritables.
Et on n’a d’autant moins besoin d’une quelconque nature que des produits de substitution prennent une place de plus en plus importante, accompagnés d’un dressage psychologique qui conduit à les reconnaître comme plus naturels encore que ce qui est naturel. Outre son indicible bêtise, le positivisme finit toujours par retomber sur le nez de ses sectateurs qui n’ont rien vu venir: à force de s’entraîner à ne pas voir ce qu’il faut voir, comment s’étonner qu’on ait la vue qui baisse?
Les hybrides des temps modernes ne sont plus pensés comme des connexions entre êtres vivants (que ce soit entre des humains et d’autres animaux, ou même entre des animaux et des machines) mais entre des êtres vivants machinés et des technologies déjà animalisées.
L’une des manifestations les plus dangereuses de ce processus est aussi celle qui est la plus négligée c’est celle qui prend la forme insidieuse d’un envoûtement qui conduit l’humain non seulement à ne plus pouvoir distinguer les animaux des artefacts, mais à préférer sincèrement ces derniers aux premiers. Après la schizophrénie de l’esprit, la confusion des sens. Après l’isolement de la Nature, son asservissement et son éradication, l’homme se lance dans une nouvelle phase du processus ainsi engagé: son assimilation métabolique générale par la technique et son remplacement par une pseudo-Nature artificielle.
La sociologue du MIT Sherry Turkle a été l’une des premières à être sensible à ce phénomène. Quant au brouillage de la séparation entre animaux et artefacts, elle raconte une histoire édifiante à propos des tortues des Galapagos. Alors qu’elle visite Disneyland à Orlando avec sa fille adolescente et qu’elles vont voir le vrai zoo qui s’y trouve, cette dernière lui demande pourquoi de vraies tortues ont été placées là alors que les artefacts de tortues font plus vrais! Après en avoir rapidement discuté avec les autres enfants présents, Turkle dut constater que sa fille n’était pas la seule à prendre l’artefact pour référent de l’animal naturel! Pour Turkle, la réaction de ces enfants montre que la notion d’original est en crise. A Orlando, les visiteurs se plaignent de ce que les vrais animaux ne sont pas aussi réalistes que les faux. Cette situation est non seulement problématique, mais elle est de surcroît très inquiétante si on la replace dans le contexte de la perte de la biodiversité que nous rencontrons aujourd’hui. On peut en effet considérer qu’il s’agit moins d’un épiphénomène marginal que d’une tendance profonde qui émerge ici et dont il convient d’évaluer les conséquences avec soin.
Une telle adaptation, à terme mortelle pour tous les êtres vivants tels que nous les connaissons aujourd’hui, illustre parfaitement l’une des intuitions les plus profondes qu’exprime Günther Anders à travers sa loi de l’innocence: … Plus l’effet est grand, plus petite est la méchanceté requise pour le produire. On peut faire l’hypothèse que cette adaptation s’effectue en particulier en mobilisant deux mécanismes fondateurs: une technophilia qui se substitue à une biophilia et une perte d’expérience du vivant qui appauvrit dramatiquement notre rapport au monde. En 1979, Edward Wilson forge le terme de biophilia pour exprimer la tendance innée à se focaliser sur la vie et les processus qui simulent la vie. Explorer la vie et s’affilier avec elle est perçu par Wilson comme un processus profond et compliqué de développement mental. Notre existence est profondément tissée dans cette attirance remarquable vers la vie.
C’est donc l’affiliation émotionnelle des humains aux autres êtres vivants. Wilson précise qu’il ne s’agit pas d’un simple instinct mais d’un nœud complexe de règles apprises à travers une coévolution des gènes et de la culture. Il s’agit donc d’une forme d’apprentissage voisine de celle du langage: nous avons les bases génétiques du langage, mais suivant l’endroit où nous allons naître, nous allons apprendre telle ou telle langue qui s’est historiquement constituée. Nous avons par conséquent la capacité génétique à aimer la nature, et cette attirance va s’exprimer par rapport aux formes naturelles que nous allons rencontrer dans notre culture -par exemple l’amour des phoques pour les Inuits, celui des lions pour les Masaï et celui des chats pour de nombreux habitants des grandes métropoles occidentales. Mais que se passe-t-il pour l’enfant qui est élevé dans un environnement urbain où il a peu l’occasion de rencontrer un espace naturel? Il perd précisément cette interaction avec le vivant qui le conduit à l’aimer.
Mais il y a pire. Cet enfant urbain n’est pas coupé de toute influence du vivant pour autant. Il y est en effet exposé à travers la TV et aujourd’hui de plus en plus par les jeux vidéo. Si Wilson a raison, la situation est pire encore, car les mécanismes d’amour du vivant vont se transférer sur des créatures artificielles, ou sur des visions cathodiques tronquées de l’animal d’où toute familiarité réelle sera exclue. Dans tous les cas, l’artefact animalisé devient un concurrent sérieux de l’animal naturel, dans un sens quasi évolutionniste, en mettant en cause la survie de ce dernier. Des études anthropologiques permettent d’ailleurs de comprendre plus finement comment une telle situation a pu se constituer. Gary Paul Nabhan, par exemple, a effectué des enquêtes dont les résultats sont inquiétants auprès des populations autochtones du sud-ouest des États- Unis. Il constate que plus de la moitié des enfants interrogés n’ont jamais passé seuls plus d’une demi- heure dans un milieu naturel, et qu’un très grand nombre d’entre eux n’a jamais joué avec des produits de la nature (feuille d’arbre, plumes d’oiseau, petits os abandonnés, etc …), ou ne les a collectionnés. Des travaux lexicographiques montrent par ailleurs une chute dramatique des termes se rapportant à des phénomènes naturels, des noms d’espèce, etc …, utilisés par les gens.
Plus généralement, cette préférence décalée pour l’animal artificiel se produit dans un contexte où apparaissent ce que Turkle désigne sous le terme d’artefacts relationnels, dont les Tamagotchis sont les précurseurs. Ces artefacts, qu’on peut plus justement considérer comme des pièges affectifs, conduisent à des formes de coopération qui prennent la forme d’agencements affectifs puissants. Ils nous engagent très fortement sur le plan affectif, en mimant de façon efficace les relations émotionnelles que nous établissons avec d’autres êtres humains ou de façon plus générale avec d’autres êtres vivants.
On pourrait ajouter que parallèlement à cette ingénierie de la créature sociale, nous sommes confrontés à l’influence croissante de technologies de l’amitié, comme Facebook, qui contribuent à redessiner des notions comme celle d’amitié dans une perspective qui les rendent justement plus accessibles à des relations dans lesquelles interviennent des artefacts. Ces artefacts relationnels ne nous permettent pas d’agir différemment mais transforment substantiellement la nature des relations que nous avons les uns avec les autres. La question n’est pas de savoir si les robots seront capables de nous aimer un jour mais pourquoi nous pourrions aimer les robots -et nous pourrions ajouter: et être aimés par des robots. Nous avons souvent tendance à penser que nous serions trompés si nous prenions de telles relations au sérieux. Non parce que quelqu’un voudrait nous tromper, mais parce que nous arriverions trop facilement à établir des relations profondes avec ce avec quoi ça devrait être impossible, compte tenu des conditions que nous jugeons habituellement requises pour les établir. Une telle vision des choses est substantialiste et tout à fait stérile. Turkle est plus intéressante quand elle explique que des seniors à qui l’on a offert des robots de compagnie puissent leur dire I love you et entendre en retour I love you nous met mal à l’aise et suscite des questions sur le genre d’authenticité que nous exigeons de notre technologie.
Elle estime que nous ne devrions pas avoir des robots qui disent des choses dont ils ne peuvent pas comprendre la signification. On peut tout d’abord se demander pourquoi on exigerait de machines ce qu’on n’oserait requérir de la part d’humains. Je dirai plutôt que nous ne devrions pas être prêts à brader la signification riche et complexe des phénomènes qui nous constituent comme humains pour pouvoir inviter des artefacts (qui sont encore primitifs mais qui n’ont aucune raison de le rester) dans nos écosystèmes intimes, au risque de les voir les saccager avec l’insouciance des enfants les plus sauvages mais aussi les plus gentils.
Mais protéger les significations riches et complexes à travers lesquelles nous définissons nos identités ne veut pas dire pour autant que nous devrions garder celles que nous avons héritées de nos parents et qu’eux-mêmes ont reçues de leurs parents. Les objets computationnels ne font en effet pas simplement des choses pour nous mais ils font aussi des choses de nous -les gens. De nos façons d’être dans le monde, de nos façons de nous voir, nous et les autres. De façon croissante, les technologies se mettent elles-mêmes en position de faire des choses avec nous, en particulier les artefacts relationnels définis ici comme des technologies qui ont des états d’esprit et dont les rencontres avec eux sont enrichies par leur compréhension de ces états propres. Turkle synthétise la situation en disant que nous nous attachons à ce que nous nourrissons. Et on pourrait même ajouter, ce qu’elle ne fait pas, que ce qui est pire est que nous nous attachons aussi (et peut-être même encore plus) à ce que nous faisons semblant de nourrir.
Que peut-on faire de notre expérience avec des artefacts relationnels si elle est fondamentalement basée sur la tromperie (la capacité des artefacts à nous persuader qu’ils nous connaissent et qu’ils prennent soin de nous)? Cette question ne dépend pas de ce que les ordinateurs sont capables de faire, mais de ce que nous voulons être, de ce à quoi nous voulons ressembler, quelle sorte de personne sommes-nous en train de devenir en développant de façon croissante des relations intimes avec des machines. Avec les artefacts relationnels, le focus de la discussion pour savoir si les artefacts computationnels pourraient être vivants est passé de la psychologie de la projection à la psychologie de l’engagement, du Rorschach à la relation, de la compétence de la créature à la connexion avec la créature.
Comme le dit Turkle: La nouvelle génération de robots sociables ou relationnels a été construite pour nous engager, de créature à créature. Ils peuvent reconnaître des visages, apprendre le nom des gens, établir un contact oculaire, suivre la trace de nos mouvements -toutes choses qui poussent nos boutons darwiniens élémentaires.
D’où une certaine forme de fatalisme: Maintenant, dans un monde dans lequel des machines se présentent elles-mêmes comme émotionnelles, que reste-t-il pour nous? Que reste-t-il donc pour les êtres vivants biologiques? Et en avons-nous encore besoin?
Le rapport de l’homme aux artefacts relationnels doit être analysé non seulement en termes psychosociologiques, comme le fait Sherry Turkle, mais également en matière d’adaptation évolutionniste. Une telle adaptation serait très spéciale parce que ce serait sans doute la première adaptation d’un être vivant qui serait dirigée contre les êtres vivants de façon générale à travers une alliance très puissante avec des artefacts.
Une hypothèse assez terrifiante est en effet que ce que montrent ces adolescents américains ne soit pas le symptôme d’un dysfonctionnement de leurs processus cognitifs mais plutôt une adaptation profonde de l’homme à la perte de la biodiversité, c’est-à-dire à un monde dans lequel les animaux naturels auraient quasiment disparu, remplacés par des animaux artificiels. Il s’agit donc là d’un défi environnemental au sens évolutionniste du terme. A partir du moment où un artefact peut être considéré comme plus vivant qu’un être vivant naturel, des notions comme celle de Nature ou d’être vivant changent en effet profondément de sens, à supposer qu’elles en gardent encore un.
D’une certaine façon, la Nature perd sa dernière chance face à la prédation radicale de l’humain: la valeur intrinsèque qu’elle aurait pu avoir en tant qu’être vivant naturel. On voit d’ailleurs là une limite réelle de l’épistémologie évolutionnaire. Autant que je la comprenne, ceux qui la défendent partagent l’illusion traditionnelle que l’adaptation apporte notre savoir plus près d’une réalité ontologique postulée.
En fait, comme l’écrit Lorenz: L’adaptation à une condition donnée de l’environnement est équivalente à l’acquisition d’information à propos de cette condition donnée. Force est alors de constater que la connaissance du monde va maintenant de pair avec la volonté de détruire le monde.