En marge de l’objection d’ethnocentrisme adressée aux prétentions de l’Occident européen à l’universalité de la raison, nous pouvons nous interroger sur la contribution de la dimension proprement esthétique à l’identité culturelle européenne. Peut-on d’ailleurs parler d’une identité culturelle européenne? Et si oui, quels rapports celle-ci entretient-elle avec les autres cultures?
Age roman
Une grande œuvre d’art n’est pas réductible au simple reflet d’une époque et d’un lieu, comme le croyait Taine. Elle n’est pas davantage assimilable à un pur jeu intemporel de formes en marge de toute histoire. Mais elle est de nature dialectique, c’est-à-dire en prise sur ce que Mauss nommait le fait social total dont le sens est surdéterminé, à la fois économique, technique, politique, juridique, moral, religieux, esthétique. Elle se trouve donc portée par son époque en même temps qu’elle la porte en lui donnant le style qui lui est propre, à savoir le privilège d’accéder à ce mode d’existence qui est celui des formes esthétique: monuments de l’architecture qui ajustent le paysage au niveau de la culture et mondes de la sculpture, de la peinture, de la musique, de la littérature … qui l’habitent, le peuplent et l’animent. Ainsi par la dimension esthétique une culture, en prenant conscience d’elle-même dans sa représentation, à la fois conquiert son identité culturelle et en proclame l’affirmation glorieuse aux yeux du monde.
Pour illustrer ce lien substantiel entre une culture et son art, nous citerons l’exemple des arts roman et gothique au Moyen-Age, d’autant plus que c’est avec eux que l’Europe occidentale a créé sa culture propre en se dégageant des influences méditerranéennes, orientales et nomades qui sont à ses racines. Là assurément un esprit nouveau apparaît, une civilisation originale est née en s’exprimant dans des monuments qui ont marqué le destin de l’Occident. Originalité foncière liée en profondeur à une certaine manière d’exister, en particulier à un ordre social bien caractérisé. Significative à cet égard est la différence entre églises d’Orient et églises occidentales à l’époque même pourtant où les relations sont les plus étroites entre les deux chrétientés (XIéme siècle). Dans les églises paléo-chrétiennes les éléments architecturaux se trouvent juxtaposés (par exemple campanile isolé) tandis que dans les édifices romans les parties se trouvent reliées organiquement les unes aux autres, le clocher occupant le milieu de la composition et le volume dominant renforcé étant associé à de plus petits volumes.
Église paléo-chrétienne de San Gennero
On a pu y voir à juste raison (sous réserve que ce soit un facteur parmi d’autres) la transposition architecturale d’un lien social fondé sur les solidarités féodales et lignagères. D’où la puissance de la masse du mur englobant les éléments comme une mère entourant ses enfants ou encore comme la protection monumentale qui émane du Christ de Vézelay. Avec au XII éme siècle le passage d’une civilisation féodale et monastique à une civilisation urbaine et marchande, le développement des cités, du commerce, des corporations de métiers, de l’administration royale, des ordres prêcheurs … Un autre lien social se tisse, plus horizontal dans sa solidarité communautaire. D’où la mutation esthétique marquée par la cathédrale gothique et la naissance d’un style original accordé en profondeur à l’émergence de ce monde inédit, notamment une architecture où le mur s’évide toujours plus, instaurant un autre rapport à l’espace.
Moyen-Age roman et gothique … Dans un cas comme dans l’autre nous n’avons pas affaire à un bloc monolithique. La solide unité d’une même langue stylistique ne saurait exclure ni les accents particuliers, ni les variantes idiomatiques. D’abord les champs respectifs de développement et de diffusion des arts roman et gothique ne sont pas les mêmes, tout comme sont singulières, chacune à leur manière, les grandes provinces romanes (Bourgogne, Auvergne, Languedoc, Saintonge, Catalogne … ). Quant à l’art gothique, s’il est né en Ile-de-France où des constructeurs ont tiré de l’ogive (elle-même bien plus ancienne) un style vraiment original en développant avec une logique admirable toutes ses possibilités et conséquences, il a rencontré des résistances dans d’autres milieux: en Espagne il s’est heurté à l’Islam, en Italie à l’art byzantin et aux vestiges monumentaux de l’art antique (au point que l’architecture gothique y est restée pratiquement étrangère), en Allemagne à la tradition romane du Rhin, en Angleterre à un traitement antérieur de l’ogive. Et pourtant l’art gothique, au même titre que l’art roman, mérite d’être désigné non seulement comme architecture œcuménique de la chrétienté occidentale mais comme la première expression d’une pensée authentiquement européenne.
La margravine Uta, Nauburg, XIIIème siécle
Weber a bien montré comment la pensée occidentale est marquée fondamentalement par un idéal de rationalité qui imprime sa marque à toutes les composantes de la culture, science, philosophie, religion, économie, art également. Or, comme l’a souligné Focillon, l’architecture romane, en généralisant l’extension de la voûte aux grandes nefs, se trouvait confrontée au sens, au poids, à la fonction de la pierre. Par nature elle est donc une architecture fonctionnelle dans laquelle chaque membre spécialisé agit en vue d’une fonction déterminée.
La nouveauté radicale ici par rapport à l’art antique c’est la recherche sur les composantes obliques et les contre-buttements. D’où le rôle du raisonnement s’appliquant à spécialiser chaque membre selon sa fonction et c’est par là que cette architecture est proprement un art de penser rationnel voué à calculer la pesanteur et la lumière pour en combiner les effets. Architecture raisonnée donc dont la technique conçue comme un raisonnement sur les fonctions est la pensée même de l’Occident. L’art gothique prolongera en le généralisant à sa manière cet esprit de rationalité. On connaît les travaux de Panofsky dégageant l’homologie structurale entre architecture gothique et pensée scolastique. Cette haute pensée vouée à la promotion du laïcat à enseigner et nourrie à une théologie de la Lumière pour laquelle le Christ, modèle sublime d’humanité, est le maître d’une Création où règnent ordre, clarté et beauté, se trouve toute entière régie par un principe de clarification à l’œuvre à la fois dans l’art des cathédrales dont la technique est conçue comme un raisonnement et dans le discours rigoureusement argumenté des grandes sommes philosophiques et théologiques qui, chacun à leur manière, récapitulent tout l’univers créé. Ici et là s’affirme la pensée même de l’Europe occidentale dans son exigence fondamentale de rationalité.
Van Gogh, Le Père Tanguy
Tout ceci explique (sans pour autant le justifier) que cet art comme cette civilisation dans son ensemble aient prétendu revendiquer pour eux exclusivement une signification et une valeur universelles. La prégnance formidable de ce système de la représentation devait de manière quasi-fatale induire un ethnocentrisme d’autant plus sûr de lui-même qu’il pensait se savoir fondé en raison -et son corollaire qui est l’impérialisme culturel comme si l’Europe était non pas seulement une culture parmi d’autres mais la Culture. Haydn pouvait alors dire à Mozart: La langue que je parle est comprise du monde entier.
Cette situation devait se perpétuer jusqu’à la grande cassure à l’aube du XXéme siècle, quand le puissant système de la représentation a paru saturé et s’effondrer jusque dans ses fondements. Crise qui inaugure notre modernité et a conduit un Cézanne, un Mallarmé, un Debussy à scruter leur art jusqu’à l’origine, et dont l’inestimable bénéfice est d’avoir ouvert celle-ci aux arts extra-européens: art nègre, japonisme, peinture chinoise, musiques balinaise, iranienne, africaine (avec leurs rythmes et leurs timbres inconnus de nos solfèges occidentaux). Dès lors, loin de poser que cette crise radicale se solde par la défaite de la rationalité constitutive de l’identité européenne, il faut y chercher plutôt un aboutissement, une conversion à une universalité qui ne soit plus d’exclusion et de conquête, mais d’ouverture et d’amour.
Où nous retrouvons la leçon du dernier Husserl quand celui-ci, méditant sur l’Europe en pleine période de montée de la tragédie que l’on sait, soulignait fortement que l’invention du questionnement philosophique avec sa prétention à une Vérité universelle s’est bien opérée en Occident. Miracle grec: une culture qui se retournant, sur soi se surmonte comme spécimen anthropologique, s’étonnant d’elle-même et du monde par une reprise critique de ses propres traditions et valeurs et, inaugurant ainsi une libre réflexion qui s’interroge sur l’ensemble des idéaux théoriques et pratiques humains, prétend à l’universalité à titre exigence et d’Idée de la raison, non pour s’imposer aux autres cultures mais pour s’ouvrir à elles et les reconnaître dans leurs richesses singulières, constitutives de l’humanité.
Paul Gauguin, La Lettre
Raymond Court, Force et dérive des principes, Klincksieck, 1989