3 L’Esprit impur que tu rencontreras dans la solitude

En 1550, quand les frères Godefroy et Marcellin Beringen impriment à Lyon La Philosophie occulte d’Henri Corneille Agrippa, ils ne se doutent pas un seul instant qu’ils vont être à l’origine de l’un des plus grands succès de la littérature populaire. En effet, pendant plusieurs siècles, un ouvrage va être publié, avec un titre qui va fluctuer au gré des rééditions, Les Secrets merveilleux de la magie naturelle et cabalistique du Petit Albert ou Les Admirables secrets d’Albert le Grand, mais avec toujours la même adresse fictive, à savoir: A Lyon, chez les héritiers de Beringos Fratres, à l’enseigne d’Agrippa, afin, sans doute, d’en crédibiliser le contenu. Cette permanence éditoriale, si longue dans le temps, n’est pas étrangère à la réputation de Lyon comme étant une ville occulte, sinon magique …

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On doit ce succès à une rencontre tout à fait improbable, artificielle et organisée de toutes pièces par plusieurs éditeurs français et allemands, entre un dominicain d’origine hollandaise du XIIéme siècle, Albert de Groot ou Albert de Bollstdt -francisé en Albert le Grand- et un alchimiste du XVIéme siècle, le fameux Corneille Agrippa, qui pratiqua dès 1524 la médecine à Lyon, puis auprès de Louise de Savoie, la mère de François Ier. Né à Lauingen (Souabe) vers 1200 et mort à Cologne le 15 novembre 1280, Albert le Grand, surnommé parfois le Maître de Cologne, mourut vers 1280 et sera canonisé en 1933, malgré une réputation plus que sulfureuse …
Il entre chez les frères Prêcheurs vers 1220, enseigne à Hildesheim, Fribourg, Regensbourg et à Strasbourg, puis, de 1245 à 1248, à Paris, comme maître de théologie, premier Allemand à recevoir ce titre. Il professe ensuite à Cologne où il a pour élèves Ulrich de Strasbourg et Thomas d’Aquin, ce dernier ayant déjà suivi son enseignement parisien. De 1254 à 1257, Albert le Grand est provincial de la province dominicaine de Teutonie. En 1256, il est présent à la curie d’Anagni, auprès du pape Alexandre IV, et dispute à la demande du pontife contre l’averroïsme, l’année suivante. Nommé évêque de Ratisbonne en 1260, il prêche la Croisade dans les pays de langue allemande, à partir de 1263, à la demande du pape Urbain IV.

On lui attribue un ensemble de textes de magie: Grand Albert et le Petit Albert. En effet, lors de nombreux séjours à Cologne, Paris et Ratisbonne, le futur saint ne cessa de récolter et de noter un nombre incalculable de recettes de chimie, d’alchimie, de médecine et de magie, dont beaucoup furent volontairement rédigées de façon à paraître inintelligibles au commun des mortels. C’est, paraît-il, ainsi que l’on agit au royaume des magiciens lorsqu’on veut dissimuler des secrets de la plus haute importance, d’où l’incohérence et parfois le grotesque d’un grand nombre de formules, jugements et diverses considérations en tous genres …

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De ce fatras notre médecin-alchimiste va rédiger une œuvre quasi encyclopédique et universelle. Le Grand et le Petit Albert sont complétés, par la suite, avec de nombreux passages des Archidoxes de Paracelse, le père de la médecine hermétique. Puis, au gré des rééditions, les imprimeurs vont ajouter des extraits de la Philosophie occulte du même Agrippa ainsi que des psaumes, oraisons et pentacles empruntés tant à l’Enchiridion du pape Léon III qu’au Grimoire d’Honorius, pape également entre 1216 et 1227. Pour revenir aux pentacles, il s’agit en fait de cercles magiques sans lesquels, selon les spécialistes, on ne peut entrer impunément en contact avec les esprits et qui sont, une fois déchiffrés, les étoiles lumineuses qui guident l’initié au cœur des plus impénétrables secrets …
On trouve aussi, dans la table qui figure à la fin de l’ouvrage, le secret pour vivre en paix et en bonne intelligence, le remède contre le charme de l’aiguillette nouée, les propriétés de l’huile de baume, l’explication de la poudre de sympathie, la manière pour faire de l’or artificiellement, la lumière merveilleuse qui endort, la main de gloire et ses effets ou la manière cabalistique de fixer le mercure. Plusieurs chapitres sont consacrés à la femme, comme les recettes pour connaître si une fille est chaste, pour réparer le pucelage perdu ou pour rétablir la peau ridée après plusieurs accouchements. La cuisine domestique n’est pas absente, avec des recettes pour faire en peu de temps de l’hypocras exquis, pour avoir des melons doux et sucrés ou des beaux raisins au printemps.

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Claude Seignolle, le grand spécialiste des traditions populaires rapporte dans sa préface à une réédition du Grand Albert comment le peuple, surtout dans les campagnes, percevait ce livre qui sentait le soufre:

Autrefois, il y a bien longtemps, des hommes damnés ont osé imprimer les secrets du diable. Ces grimoires ne courent pas les rues et ceux qui les possèdent les gardent jalousement pour ne les transmettre qu’à leurs fils. D’ailleurs, ils ne peuvent faire autrement car leur mort serait atroce. Aussi ces livres maudits restent-ils dans la même famille. On dit qu’ils sont faits de pages d’un pourpre si violent qu’il brûle l’œil lorsqu’on s’attarde à les regarder. Le profane ne peut y distinguer aucun signe et c’est la une précaution fort utile, sinon les secrets du diable appartiendraient à tout le monde. Le possesseur d’un de ces livres doit, pour y voir apparaître les mots en blanc, se livrer lui-même à une lutte souvent rude avec Satan; se mettant torse nu dans une pièce complètement noire, il lui faut se battre parfois jusqu’à l’épuisement. Aussi, voit-on souvent des hommes que l’on dit posséder un secret, être aujourd’hui gaillards et demain, morts …

Aujourd’hui, tout cela pourrait prêter à sourire si l’on ne connaissait pas, dans le Fonds Chomarat de la Bibliothèque municipale de Lyon, un exemplaire du Grand Grimoire avec la Grande Clavicule de Salomon, et la Magie noire, ou les Forces Infernales du Grand Agrippa, pour découvrir tous les trésors cachés, et se faire obéir de tous les esprits, suivie de tous les Arts Magiques qui a la particularité d’avoir été annoté à l’encre rouge par son possesseur, un certain Barbier. Ce dernier précise, sur le contreplat supérieur de l’ouvrage:
Moi Barbier, après avoir passé un pacte avec Lucifer et obtenu de lui des trésors immenses dont les mauvais esprits ne m’ont pas donné le temps de profiter, je lègue à celui qui possédera ce livre, un secret qui le fera puissant et riche à million. Qui que tu sois consulte ce livre page 17 (Pauvres amis vous en souffrirez jamais assez pour la sainte Cause que vous défendez).

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Il signale que tout ce qui avait été écrit en rouge, l’avait été avec son propre sang.
La tradition populaire indique également que ces grimoires, pourtant imprimés à des millions d’exemplaires sur plusieurs siècles, sont aujourd’hui devenus extrêmement rares … car Satan en personne vient récupérer son bien et qu’il ne tolère sur terre qu’un nombre très limité d’ouvrages. C’est pour cela que les paysans enchaînent, paraît-il, leur Albert, qu’il soit Petit ou Grand, dans une cave profonde. Et n’essayez pas de tenter le Diable en voulant détruire votre exemplaire car jeté au feu il ne brûle pas, il saute hors du brasier, ou pire: il se métamorphose! Ainsi la légende de raconter qu’en Terre sainte on enterra un sorcier sans se rendre compte qu’il avait un exemplaire serré entre la chemise et le pantalon. Or on entendit curieusement un miaulement à la première pelletée de terre jetée sur le cercueil qu’on s’empressa d’ouvrir: un chat s’en échappa! Mais plus aucune trace de l’Albert!
C’est au XVIIIéme siècle que les éditions du Petit et du Grand Albert se multiplient. Il reste à déterminer, avec le concours de la bibliographie matérielle, quels ont été les vrais lieux d’impression et l’identité des libraires ou des imprimeurs qui se sont cachés sous l’anonymat.

Michel Chomarat, Gryphe, 19

Et quelques photographies de famille