Nous sommes immortels

Pourquoi donc ne croyons-nous pas la divinité quand il s’agit de ces choses dont l’esprit humain ne peut pas examiner les traces? Elle nous dit que l’âme n’avait pas l’éternité de Dieu mais qu’elle a été créée, elle qui n’était pas. Pour ne pas avoir à soutenir cela, les platoniciens ont cru apporter une raison suffisante en toute circonstance, à savoir que rien ne pouvait continuer à être éternellement, sinon ce qui avait toujours été auparavant. Par ailleurs, du monde et de ces dieux dont il écrit que Dieu les a faits dans le monde, Platon dit très ouvertement qu’ils ont commencé d’être et qu’ils ont eu un Commencement. Cependant, ils n’auront pas de terme: il rapporte au contraire qu’ils sont destinés à demeurer éternellement, du fait de la volonté toute puissante de leur Fondateur.
Les platoniciens ont trouvé par quel moyen comprendre cela: ils disent que, tout comme si, depuis l’éternité, un pied était dans la poussière, alors sa trace en subsisterait depuis toujours. Pourtant personne ne pourrait douter que cette trace a été faite par un homme en marche et que l’un n’est pas antérieur à l’autre même si c’est la trace qui a été faite par le pied. De la même façon ils disent que le monde et les dieux créés dans ce monde ont toujours été: Celui qui les a faits a toujours existé et pourtant ils ont été faits.
Mais si donc l’âme a toujours existé, ne faut-il pas dire que sa misère elle-même a toujours existé? En outre, s’il y a quelque chose en elle de ce qui n’a pas existé depuis l’éternité qui a commencé à exister depuis le temps, pourquoi n’aurait-il pas pu se faire que l’âme elle-même, qui n’existait pas auparavant, existe depuis le temps? Enfin son bonheur aussi demeurera plus ferme et sans aucun terme après avoir fait l’expérience des maux. Mais, ainsi que Platon lui-même le professe, il est hors de doute qu’il a commencé depuis le temps et cependant il existera toujours, alors qu’il n’existait pas auparavant.

Toute cette argumentation est donc dissoute qui posait que rien ne peut avoir un terme sinon ce qui n’a pas eu de commencement temporel. En effet on vient de trouver que le bonheur de l’âme aura nécessairement un terme temporel, lui qui n’aurait pas eu de commencement. Pour cette raison croyons au sujet de la vraie religion ces bienheureux immortels qui ne briguent pas pour eux mêmes le culte qu’ils savent être dû à un Dieu qui est aussi le nôtre.

La Cité de Dieu, Livre XI, chapitre 31

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Augustin veut montrer que les platoniciens (les philosophes païens en général) se contredisent. Ils affirment que seul peut durer éternellement ce qui n’a pas commencé, qui n’a pas été pourri par le Temps. L’éternité ne peut pas en effet avoir de borne, pas plus avant maintenant, si l’on peut dire, qu’après. Et pourtant ils professent l’éternité d’une substance qui n’a pas toujours existé, l’âme (du moins la leur, celle des Sages) …

La contradiction pourrait être résolue par la conception d’une âme incréée, se réincarnant encore et encore. Mais non, telle n’a jamais été en Occident l’option païenne: nous ne sommes pas des dieux inconnus à eux-mêmes, des hôtes passagers de leur corps et du monde, comme l’ont prétendu, à la marge, la Gnose, et sa version moderne, la scientologie.

Les païens sont donc amenés à distinguer causalité et succession temporelle. Dans la poussière de l’éternité, la trace d’un pied est un effet contemporaine de sa cause, le pied. La procession plotinienne (qui jouait le même rôle que pour nous la théorie de l’évolution, nous dit Bréhier dans son Plotin) n’est-elle pas une causalité sans succession?

Augustin constate la misère de l’âme incarnée, que nous dirions aujourd’hui omniprésence du mal: expérience existentielle nécessairement temporelle. Les bienheureux immortels ne sont plus alors rencontrés comme la troupe innombrable des dieux, engendrés en dehors du temps par un Premier Principe, mais comme les Saints: tous les hommes, en puissance.

Néandertal, reconstitution d’Elisabeth Daynès