L’espoir est comme les chemins sur la terre. La terre n’a pas de chemins. Les chemins se font là où beaucoup d’humains passent.

Koyama Iwao dit: Le sujet [shutai] de l’énergie morale est la nation [kokumin]. La nation est la clef de tous les problèmes. L’énergie morale n’a rien à faire avec l’éthique individuelle ou personnelle ni avec la pureté du sang. Elle [la nation] est le centre de l’énergie morale tant sous l’aspect culturel que politique.

Kosaka Maasaki dit: Par lui-même, le peuple [minzoku] n’a pas de sens. Il n’acquiert la subjectivité [shutaisei] qu’en devenant un peuple national [kokkateki minzoku]. Sans subjectivité, sans autodétermination, c’est-à-dire tant qu’il ne s’est pas transformé en nation, le peuple n’a pas de puissance. Un peuple comme les Aïnous, par exemple, ne pouvait pas accéder à l’indépendance, et il a finalement été absorbé dans un autre peuple qui était devenu Nation. Je me demande si les juifs ne subiront pas le même sort. Je pense que le Sujet de l’histoire mondiale doit être un peuple national.

J’emprunte ces textes à Naoki Sakai, in Postmodernism and Japan, The South Atlantic Quarterly, 87, 3 (Summer 1988), p. 93-122.

bg_japonaiseC’était en novembre 1941. Les deux philosophes de l’école de Kyoto essaient de légitimer en ces termes la domination factuelle du Japon sur la sphère de coprospérité en Asie orientale. Si la Chine a été vaincue, c’est parce qu’elle n’est pas un peuple national. Le Japon a su décider de lui-même; il s’est manifesté comme subjectivité.
Trois mois plus tard, alors que le Japon est engagé dans le Pacifique contre l’Occident, les mêmes interlocuteurs, de nouveau réunis en colloque, s’accordent à déclarer que l’enjeu politique est désormais de décider quelle est, de l’occidentale ou de l’orientale, la moralité qui jouera à l’avenir le rôle le plus important dans l’histoire mondiale.

Je recueille les principaux motifs de cette philosophie politique. La légitimité n’est due ni à l’éthique ni à la race, mais à la plus grande puissance (ou énergie). La puissance est la plus grande qui décide d’elle-même (jiko gentei). Est sujet ce qui se constitue soi-même. Communauté naturelle, le peuple n’est que donné, issu du passé, et jeté à l’histoire. Il ne tient sa puissance authentique que de pouvoir projeter son histoire et envisager son advenir. Ce pouvoir, qui le transforme en nation, exige la formation de l’État. Actualisée dans et par son État, la vraie puissance du peuple national se manifeste: elle se mesure avec la puissance des autres peuples et elle la combat.
Car la subjectivité n’est pas partageable. Il n’y a qu’une histoire pour tout le monde humain, il n’y a qu’un sujet pour cette histoire. Accomplissement de la puissance latente dans tous les peuples, le sujet est appelé à dominer non seulement la grande Asie, mais l’Occident. Toutes les traditions particulières de l’être-ensemble se recueillent dans le sujet et délivrent leur énergie comme projet universel.
L’État comme moment de la conscience-de-soi du peuple, l’unicité de l’histoire mondiale: on reconnaît là les motifs essentiels de la philosophie et de la pratique politiques de l’Occident moderne. Européenne aussi (et donc américaine), l’idée d’une finalité émancipatrice. Takeuchi Yoshimi souligne que le Japon ne se modernise qu’en résistant à l’Occident moderne, et que, dans cette lutte, il doit répéter les modèles occidentaux.
Comment peut-il accéder à sa subjectivité s’il reste aussi dépendant de son adversaire? La récurrence des motifs métaphysiques européens, unicité et finalité de l’histoire, puissance et volonté, dialectique de l’en-soi et du pour-soi, trahit cette dépendance, comme si le politique ne pouvait être pensée que dans la forme gréco-chrétienne: grecque par le concept de l’État et de la décision, chrétienne par celui de l’histoire téléologique.

bg_lovehotel1On pourrait soutenir que la pensée historico-politique de Heidegger a subi un sort analogue. Dans Sein und Zeit, elle s’efforce de se soustraire à la tradition métaphysique de l’historico-politique élaborée dans l’idéalisme spéculatif. Elle essaie de constituer, au sens phénoménologique, les objets de pensée que sont la temporalité, l’être-ensemble, l’historialité, l’être-jeté et le projet, à partir de la description existentiale-ontologique du Dasein. Le Dasein n’est certes pas un sujet. Il est seulement l’énigme qu’il y ait du .
Dans la seconde partie de Sein und Zeit, où sont analysées les questions de l’historicité et de l’être-ensemble, l’effort de la pensée heideggérienne pour maintenir ces questions à l’écart des catégories métaphysiques se poursuit. Certes, la manière d’être-jeté-ensemble à l’advenir et à l’angoisse du non-être-encore, le Geschick, est appelée Volk, peuple, sans aucune critique ni élaboration de l’usage de ce terme. Mais il n’est pas question que le Volk soit médiatisé par une formation étatique pour parvenir à la conscience de soi. Celle-ci n’est nullement en cause. Le peuple doit au contraire approfondir son essence, qui est d’être-jeté-ensemble au temps et à l’angoisse et voué au projet et à la décision, afin d’accéder à son être authentique. L’objectivation du peuple par la médiation de la conscience et de l’État signifierait au contraire la perte de cette authenticité.

Il n’en va plus de même dans les textes politiques des années 1933-1934. Le recteur de l’université de Fribourg est engagé dans le mouvement puissant qui agite la jeunesse allemande. La crise qui frappe l’Allemagne depuis des années revêt alors une telle violence qu’elle paraît sans issue. Dans la profondeur de l’angoisse et du désespoir qui saisit la jeunesse, notamment estudiantine, Heidegger reconnaît quelque chose de ce qu’il décrivait dans Sein und Zeit. Il met son autorité universitaire au service du mouvement afin d’en préserver l’authenticité. Il en sera le guide en l’aidant à se diriger vers sa décision-résolue (Entschlossenheit).
Mais cette direction doit maintenant être indiquée concrètement. Il ne suffit pas de la décrire comme un trait existential-ontologique de l’être-ensemble. Or la NSDAP, le parti nazi, est au pouvoir et prétend assumer le rôle de cette direction. De là un double changement dans la pensée heideggérienne: elle doit compléter l’analyse philosophique par des opérateurs ou des notions pragmatiques permettant son inscription dans la sphère politique telle qu’elle est; et comme celle-ci est dominée par l’idéologie nazie, il lui faut faire des concessions, au moins de forme, aux idéologèmes du Parti.

Or ceux-ci sont l’expression vulgaire et éclectique des principaux motifs de la métaphysique occidentale en matière d’histoire et de politique. Le Discours du rectorat donne un exemple frappant de cette transformation. Le peuple allemand ne sera sauvé de la destruction -de l’absorption, aurait dit Kosaka- que s’il a les moyens du savoir, du travail et de la défense de son être-ensemble.

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De là le motif des trois services (Dienste) que sont l’Université, l’organisation des travailleurs (la Corporation) et l’Armée. Toutes trois sont les institutions commises au déploiement de l’être authentique du peuple. Elles forment ensemble l’État populaire. Or il est clair que cette détermination des trois fonctions ne relève pas de l’analyse existentiale-ontologique, mais de la plus ancienne des représentations de la communauté politique dans l’Occident dit indo-européen, notamment chez Platon. La tripartition de la puissance en savoir, produire et combattre ramène ainsi la pensée heideggérienne à proximité des mêmes idéologèmes qui hantent Koyama et Kosaka, et qui sont ceux de la métaphysique occidentale.
Peut-on agir et penser en politique sans se laisser captiver par ces motifs métaphysiques? Ceux-ci ne sont-ils pas nés avec la politique elle-même? Aussi loin qu’on cherche à s’en écarter, ils paraissent devoir revenir, que l’on soit Heidegger ou japonais (et l’on sait combien le premier peut reconnaître quelque chose de son mode de penser dans le second), dès lors qu’il s’agit de faire de la politique (Machiavel, peut-être, est l’exception).

A tort ou à raison, j’imagine que la figure juive n’est pas de première importance dans la tradition, explicite ou cachée, des Japonais. C’est pourquoi il est remarquable que Kosaka ait cru bon de se rapporter aux juifs en même temps qu’aux Aïnous pour renforcer son argument qu’un peuple qui ne se métamorphose pas en nation est voué à la disparition.
Il est vrai que celle-ci n’est envisagée par Kosaka que comme l’absorption de ce peuple dans une entité populaire nationale. En décembre 1941, la Solution finale à la question des juifs européens, c’est-à-dire leur extermination, n’a pas encore été décidée par les autorités nazies. Mais cela fait plus d’une décennie, presque deux, que le juif a été désigné par les hitlériens comme l’ennemi inexpiable et qu’il est traqué dans toute l’Europe centrale. Kosaka ne peut pas l’ignorer. Et c’est pourquoi il se réfère au destin juif, en dépit du contexte de sa réflexion, purement asiatique en apparence.
C’est que les politiques de la puissance populaire et de la décision étatique ne se satisfont jamais de désigner leurs adversaires visibles dans les peuples et les États contre lesquels elles combattent. On dirait qu’elles ont aussi besoin d’inventer le fléau d’une contamination interne. Elles ne l’inventent nullement, en vérité.
Elles doivent en effet faire taire quelque chose qui, en dessous de la scène où elles opèrent et représentent leurs tragédies, ne cesse de menacer cette scène elle-même, en interrogeant et en minant le spectacle du politique.

Juif est le nom de ce qui résiste au principe de l’auto-affirmation, juif est ce qui rit du narcissisme aveugle de la communauté (y compris juive) hantée par le désir de sa subjectivité propre. Sous l’épithète juive est dénoncée la conviction que la dépendance est constitutive, qu’il y a l’Autre, et que vouloir l’éliminer en un projet universel d’autonomie est une erreur et conduit au crime.

violet5La résistance secrète, sourde et courbée, non politique, aux métaphysiques de la volonté et de l’autodétermination, les juifs en reçoivent la leçon d’un Livre. Les Aïnous sont victimes de la grande politique parce qu’ils sont un sang et une terre, et que le sang et la terre font partie de la scène politique, sont des éléments de la tragédie politique. Les juifs sont exilés, dispersés, opprimés, assimilés, sur cette scène, mais ils ne lui appartiennent pas, ils appartiennent à l’Alliance de l’Autre, promise et enregistrée dans le Livre. C’est cette résistance qu’il faut anéantir, qu’il ne faut pas cesser de faire oublier parce qu’elle n’a jamais cessé d’être présente à l’Europe métaphysique comme ce que celle-ci ne pouvait et ne pourra pas dire, comme l’impuissance de sa puissance. Cette résistance murmure simplement: l’Autre est premier au Soi.

Le Heidegger de Sein und Zeit et celui qui, après la Kerhe, le Tournant, élabore la Différence ontologique, s’approche de cette pensée résistante. Mais il la transcrit et la trahit dans un savoir, ou dans un dire, dans un poème, alors que la primauté de l’Autre exige la prose du monde, le respect pratique: toi, ici maintenant, dans ta banalité et ton anonymat, tu es le visage de l’Autre.

Heidegger a manqué de peu ce qu’il cherchait: ce qui, dans le moderne, n’est pas moderne et, dans l’Occident, pas occidental. Mais ce manque a permis son accointance avec le nazisme et son silence sur la Shoah. Trop grec, païen qui manque à penser la transcendance dans l’incarnation, sa résistance n’a trouvé à son terme que l’Être, et non pas l’Autre.

L’orientalisme est, en Occident, une façon de s’emparer de l’Asie. La modernisation est, au Japon, une façon de s’emparer de l’Europe et de l’Amérique. Mais ce sont des qualifications triviales. Ni l’Occident ni le Japon ne se réduisent à ces impérialismes. L’impérialisme, la philosophie impériale de l’histoire et de la politique, est occidental et japonais au même titre, en son fond, parce que l’annulation de l’Autre est universellement la tentation du Soi. Mais, à l’Est comme à l’Ouest, il y a autre chose.

Après avoir montré combien la résistance frontale du Japon à l’Occident occidentalise le Japon, Takeuchi Yoshimi se tourne vers l’autre versant de la pensée japonaise: l’éveil véritable (l’authentique de Heidegger?) n’est pas de croire qu’il y a une voie qui conduit à l’émancipation. L’éveil se tient dans le sentiment insupportable (l’angoisse de Heidegger?) qu’il n’y a pas de chemin. Telle est la résistance qui mérite son nom parce qu’elle s’affranchit autant que possible de la duplication de ce contre quoi elle résiste, écrit Takeuchi, qui cite Lu Xun: L’espoir est comme les chemins sur la terre. La terre, par elle-même, n’a pas de chemins. Les chemins se font là où beaucoup d’humains passent.
L’important n’est pas que les Holzwege ne mènent nulle part. Nulle part reste chez Heidegger, la clairière de l’être, dans le bois de l’étant. L’important est que, dans le désert, où il n’y a pas d’ombre ni de sous-bois, il n’y a pas de clairière et qu’aucun chemin n’y conduit.

Yukikos_Spinach_p115C’est dans la dépendance de cette clarté qu’on résiste, au Japon comme en Occident, à la métaphysique de l’Empire.

J.F. Lyotard, préface à la traduction japonaise de Heidegger et les Juifs, 1993, repris dans Moralités postmodernes

Frédéric Boilet