L’automne a sauté sur nous comme un renard …

… Il y eut une sorte de bond souple qu’on entendit tomber sur la terre au cours d’une nuit. Le lendemain, l’automne était là. Il commença par se vautrer lentement dans les prés. Il se frottait contre les barrières de peupliers et il laissait de son poil à tous les arbres. En se débattant, il donna un coup de griffe dans un érable et celui-là se mit à saigner à pleines feuilles. Vers le milieu du jour, les prés commencèrent à fumer. C’était une fumée blanche comme de la neige pareille à l’éventement d’un gros tas de cendres. Les chevaux arrêtèrent leur galop. Ils s’appelèrent en gémissant et puis, d’un pas lourd, ils gagnèrent le clos des pacages et ils restèrent là, dans l’abri des peupliers, têtes basses, frémissant de toute leur peau.

Cette fumée des prés, j’en cueillis un gros flocon en dressant ma main en l’air. C’était froid dans ma paume et un peu gluant. Je regardai. J’avais la main pleine de petites étoiles blanches. Des fleurs! Des fleurs de caille-lait, des pétales de reines-des-prés, des poils d’euphorbes, des étamines de saponaires, des choses mortes, déjà sèches et en poussière comme de la poudre de lune. L’odeur de ça entrait en vous jusqu’au profond du corps, jusqu’à cette ombre où dorment les grandes terreurs de l’homme. On en avait le sang noirci.

Jusque-là, le ciel était resté pareil et la lumière descendait encore sur le pays en beau faisceau épais et blond. Il y eut d’abord dans les hauteurs le passage invisible d’un vent mince, très aiguisé. On l’entendit là-haut. L’étrange de ce bruit et de cette odeur, c’est qu’ils vous ensemençaient de tristesse et de langueur, ou, plus justement, qu’ils déterraient en vous les anciennes tristesses et qu’on se sentait dans le monde comme dans un vaste marécage.

À quoi bon, se disait-on. J’ai vécu, j’ai été heureux avec des moissons, des arbres, des villages en fête claquant de danses et de rires, et voilà que maintenant je me retrouve dans mes douleurs, les mêmes, toujours les mêmes. On restait immobile, on ne savait que faire. On se disait qu’il était bien inutile de bouger et que la pente était la pente.

Au long des jours, la blessure qui avait ensanglanté l’érable s’étendit, les routes étaient bordées de deux traits de sang. Une sourde inflammation gonflait la terre. Les peupliers s’allumaient sous une flamme froide mais plus étincelante que le soleil. Des serpentements de braises couraient dans les haies. Les prés meurtris bleuissaient le long des ruisseaux. Le charbonnement des colchiques étouffait les prés sous sa vapeur de soufre.

La forêt résistait, elle restait avec ses sapins bourrus et solides. On enviait les hommes de la forêt, car nos faibles arbres des prés, nos boqueteaux, les peupliers de nos fontaines, tout ça n’était plus qu’un brasier. Et chaque jour, les arbres enflammés étaient moins roux, plus jaunes, plus minces. On sentait que tout allait s’éteindre. On fit rentrer les chevaux. Ils frissonnaient. Ils éternuaient de grands coups à tête folle. De quoi s’assommer sur les barrières. Dès que la nuit tombait, une longue pluie oblique fouillait le dessous des haies, entrait sous les arbres, pataugeait dans les feuilles, frappait si bien les fenêtres de plein fouet qu’elle entrait dans les chambres par le joint des vitres. On restait sous les couvertures, à se faire du chaud avec des souvenirs.
Des deux villages qui étaient dans les bois, un s’appelait Saint-Baudille et l’autre Frémiet. Ils étaient notre espoir au milieu de tout ce pourrissement de feu et d’eau. Là-bas, rien ne changeait. Les sapins étaient durs comme du granit. Et on regardait ce vert, vivant et solide, pour se mettre un peu de joie au cœur.

Mais un soir, un cavalier arriva de Saint-Baudille. Il marchait au pas dans les grosses flaques de pluie. Il demanda le docteur, puis il se mit à boire. Du rhum et du café.

Et il parla.

Jean Giono, Jean Le Bleu