J’ai vu le loup, le renard et la belette communiquer sur Internet

Internet nous a rapprochés comme nul autre système de communica­tions auparavant. Notre capacité à échanger des informations à tout instant et en tout lieu est désor­mais augmentée par des dispositifs qui produisent des données et en contrôlent l’accès. Or Internet ne doit pas être limité aux intelligences humaines et artifi­cielles.

D’autres membres du règne animal ont des aptitudes mentales à des degrés divers et souvent im­portants. Si l’évolution a engendré pléthore de formes de vie sur cette planète, elle a aussi procuré à nombre de ses habitants un large éventail d’aptitudes cognitives. Il y a un continuum d’intelligence entre les formes de vie que nous connaissons. Mon but ici n’est pas de définir celle-ci ni de discuter de la façon dont on pourrait la mesurer; je préfère lui donner un sens très large. Une bac­térie peut sentir des nutriments, les absorber et rejeter les déchets qui s’ensuivent. C’est de l’intelligence très primitive, mais cela marque le début de l’avancée de la vie vers la capacité à interagir plus conforta­blement avec l’environnement et à survivre en son sein.

Si nous nous autorisons à traiter l’intelligence comme un continuum, nous pouvons alors mieux envisager comment les formes de vie interagissent et quels degrés d’intelligence elles mani­festent. Une foule d’expériences il­lustrent bien comment les oiseaux et les souris résolvent des problèmes de divers types et se rappellent leurs solutions. Tous ceux qui possèdent un chien ou un chat de compagnie admettront l’aptitude considérable qu’ont ces animaux à reconnaître et à résoudre des problèmes quand ils y sont convenablement motivés, comme ouvrir des portes ou des volets, retrouver et aller chercher une balle, sans compter les animaux formés pour aider comme les chiens d’aveugles.

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Le jeu constitue un indicateur impor­tant de l’intelligence et de la cogni­tion. Les chiens ne reconnaissent-ils pas les stratégies et les tactiques caractérisant ce que nous appelons nous amuser? Les humains jouent et travaillent avec de nombreuses espèces. La coopération entre humains et animaux est ancienne. Prenez les tâches complexes qu’accomplissent les éléphants sous la férule de leurs meneurs. De même pour les chevaux et, dans une moindre mesure peut-être, pour les bœufs. Les chiens de traineau ont une aptitude très déve­loppée à reconnaître et à résoudre certains problèmes, tout comme les chiens de berger. De nombreux ani­maux domestiques et sauvages ont également une évidente capacité à communiquer et à résoudre des pro­blèmes. C’est vrai en particulier des primates. Il est prouvé qu’ils peuvent apprendre par l’émulation, notam­ment à confectionner et à utiliser des outils. Ces espèces usent cou­ramment de sons et de signaux, ne serait-ce que pour signaler un dan­ger.

Nombre de programmes de recherche ont été consacrés a l’ob­servation des interactions au sein d’une même espèce et à des expé­rimentations sur la communication entre humains et non-humains. Avec les espèces les plus intelligentes, on obtient de très bons résultats, entre humains et primates, entre dauphins et éléphants, notamment. La com­munication passe alors par des com­binaisons de gestes et de signes, par des commandements oraux et par le toucher, selon les espèces impli­quées.

En quoi consiste alors l’Inter­net entre espèces? Mes collègues, le physicien Neil Ceschenfeld qui dirige Le Center for Bits and Atoms du célèbre MIT, Diana Reiss, spécia­liste de la cognition animale, le com­positeur et interprète Peter Gabriel et moi-même nous posons cette question: est-il possible de faire savoir à ces espèces intelligentes que les images et les sons qu’on leur présente sur des écrans HD et par des haut-parleurs ne sont pas des vi­déos qu’il faut regarder passivement, mais des contenus médias? À savoir que l’image affichée est une entité avec laquelle il est possible d’interagir. Nous n’en sommes pas encore à pouvoir mettre en œuvre des expé­rimentations concrètes, mais nous y travaillons et avons beaucoup ré­fléchi à la façon d’exprimer cette no­tion d’interaction virtuelle.

On pourrait commencer par créer un système local dans lequel des membres connus d’un groupe d’une unique espèce pourrait découvrir ou apprendre que l’interaction par vidéoconférence produits des résul­tats similaires à l’interaction en face à face. Ou bien encore on pourrait tenter d’obtenir un résultat sem­blable pour des interactions humain/autre espèce, puisque un humain fa­milier devrait pouvoir éduquer une autre espèce à réagir par le biais de ce mécanisme virtuel en obtenant des récompenses tangibles dont elle puisse garder le souvenir, La mémoire joue en effet un rôle im­portant dans les expérimentations de ce type. Si la coopération avec un humain virtuel peut faire l’objet d’un souvenir, même si la récompense attendue est retardée, cela peut être à la base d’expérimentations intéressantes sur les interactions à distance. Le défi consiste aussi à trouver les bons moyens pour les es­pèces non humaines d’exprimer du sens, un ressenti. Dans certains cas, une forme de langage des signes a fonctionné. Dans d’autres, des appa­reils manipulés par l’espèce non hu­maine ont été utiles. Cela a marché avec des tableaux tactiles pourvus de symboles ou d’images Les dau­phins devaient effectuer des choix en les touchant sous l’eau avec leur rostre ou en tapant dessus avec leur nageoire. Les éléphants, quant à eux, peuvent manipuler diverses inter­faces avec leur trompe. En partant de l’idée qu’il est possible de leur faire comprendre qu’une interaction à distance est une solution alternative au face à face, on pourrait lancer des expérimentations portant sur des interactions de n’importe où sur In­ternet, entre eux et entre eux et nous. Les résultats seront-ils comparables au sein d’une même espèce et entre humains et non-humains? Cela reste à voir.

Toujours est-il que cela nous amène à l’étape suivante possible: les interactions entre deux espèces non humaines.

Pour qu’il y ait com­munication, il faut tout d’abord une certaine expérience commune -les espèces concernées doivent avoir quelque chose à partager. Le jeu, as­socié à un système de gratifications, peut servir de base à cette expérience commune.

On pourrait imaginer des expéri­mentations dans lesquelles l’inte­raction à distance serait facilitée et renforcée par quelques faveurs. L’interface serait constituée par du matériel de reproduction vidéo et audio, un distributeur de nourriture et diverses interfaces manipulables par l’espèce non humaine. En cas d’interaction à distance réussie, une récompense serait délivrée. Ces étapes relativement simples pour­raient conduire à d’intéressantes expérimentations sur la communi­cation et la coopération entre les espèces. Du reste, on sait bien déjà que des comportements de coopé­ration procurent le partage d’une rétribution. C’est ainsi qu’au cours d’une expérimentation, on a deman­dé à des chimpanzés de tirer sur une corde en coopérant ensemble pour placer un container assez près d’eux afin qu’ils y prennent de la nourri­ture. Ce que nous espérons pouvoir faire, c’est explorer à quel degré certaines espèces ont conscience de concepts immatériels et peuvent les exprimer. Les expérimentations les plus élaborées en ce sens impli­quaient le langage des signes ou des tableaux munis de symboles pour faciliter les interactions.

Cela pourra-t-il fonctionner entre espèces non humaines? Nous le verrons.

Vinton Cerf