L’Anthropocène est cette période géologique dans laquelle nous serions entrés. Elle succède à l’holocène, commencé il y a 11 500 ans, et définit un nouvel âge de la Terre -ou plutôt du système Terre- dans lequel l’action de l’homme est devenue la force géophysique dominante.
Dans L’Evénement Anthropocène, deux historiens ont entrepris de raconter l’entrée dans cette nouvelle ère et d’en dévoiler les grands déterminants.
Que peut apporter l’Histoire à la compréhension de l’anthropocène?
La première chose qui frappe est que les discours sur ce que l’on nomme la crise environnementale ou sur l’anthropocène sont à peu près complètement a-historiques. Les anthropocénologues se limitent généralement à montrer des courbes assez déprimantes qui montent depuis la révolution thermo-industrielle et s’accélèrent depuis les années 1950: croissance des émissions de gaz à effet de serre, augmentation des températures, évolution des surfaces de terre exploitées, érosion de la biodiversité, etc. Toutes ces courbes sont présentées comme une sorte de tableau de bord de la planète. Mais ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas réellement d’histoire permettant d’expliquer ces phénomènes de manière causale. Aligner les chiffres de la croissance démographique, de celle des produits intérieurs bruts ou des échanges internationaux ne tient pas lieu d’explication. Or ces courbes qui grimpent sont pourtant bel et bien la résultante de processus historiques.
Historiciser la révolution géologique que nous vivons depuis deux siècles environ, c’est aussi en éclairer les enjeux politiques. Le constat scientifique de l’anthropocène, c’est-à-dire de l’empreinte gigantesque, tellurique, des humains sur le devenir de la Terre, est incontestable. Mais on ne peut pas se satisfaire de l’histoire officielle de cette ère que nous racontent les scientifiques et certains philosophes selon laquelle l’humanité, nous, avons depuis deux siècles, sans nous en rendre compte, abîmé la planète, avant qu’une poignée de scientifiques nous fassent prendre conscience du danger vers la fin du XXe siècle.
N’y a-t-il pas une part de vérité dans ce récit?
Il est plein de présupposés. D’abord, il suppose que, depuis deux siècles, nous ne savions pas. Or, le travail historique montre au contraire qu’il y avait des savoirs populaires et savants sur nombre de questions environnementales dès le tournant du XVIIIe siècle: sur les liens entre déforestation, climat et précipitations; sur ceux qui existent entre l’environnement et la santé …
Nous sommes entrés dans l’anthropocène précisément au moment où émergaient des théories et des savoirs importants sur ces questions -questions qui agitent les académies des sciences, les tribunaux ou les parlements au début du XIXe siècle! Ce n’est pas grâce à la science dernier cri que la question environnementale a émergé …
En ignorant cela, le récit officiel de l’anthropocène donne le sentiment que la prise de conscience ne provient que des milieux scientifiques éclairés et que, par voie de conséquence, eux seuls détiendraient les solutions. Or cette façon de raconter les choses fait passer au second plan les mouvements socio-environnementaux (autour des forêts, des biens communs, des luttes contre les pollutions voire contre les machines, etc.) qui traversent la société de longue date. Si les travaux scientifiques sont essentiels, ce n’est pas seulement des élites techno-scientifiques que sont venues et que viennent les prises de conscience, ce sont plutôt par tous les pores de la société qu’émergent, à chaque époque, des contestations, des alternatives et des solutions face aux dérèglements écologiques. On ne peut réduire la société à une sorte de masse aveugle devant être guidée par la science …
En outre, le terme même d’anthropocène implique que la catégorie qu’il faut étudier dans son interaction avec le système Terre, c’est l’homme lui-même, en tant qu’espèce. Mais ce nous biologique et indifférencié n’a pas de sens: un Éthiopien consomme trente fois moins de ressources qu’un Américain!
Que nous dit l’Histoire de l’entrée dans l’anthropocène?
D’abord, que ce que nous vivons n’est pas une crise environnementale, comme on le dit souvent. Le terme crise renvoie à une situation aiguë, provisoire. Or, c’est une mutation géologique qui s’est engagée: même si les émissions de gaz à effet de serre chutaient fortement, il faudrait plusieurs milliers d’années avant que le système climatique ne revienne sur sa trajectoire d’avant la révolution industrielle.
Nous ne sommes pas entrés dans l’anthropocène par inadvertance, mais par des processus qui ont systématiquement placé hors jeu des résistances sociales à développer telle ou telle technologie, à faire tel ou tel choix économique. Une telle lecture nous rend alors davantage conscients des rapports de force qui sont aujourd’hui à l’œuvre.
Cette lecture conduit à abandonner toute autosatisfaction: depuis trente ans, on s’est beaucoup félicité de notre prise de conscience environnementale planétaire, chacun s’est proclamé plus réflexif, plus vert et plus durable que par le passé … Pourtant, au cours de cette même période, les dérèglements écologiques n’ont fait que s’aggraver.
Pas de fatalisme pour autant! Des choix sont possibles et il existe de multiples façons de bien vivre. Par exemple, en 1913, la population française avait un produit national brut (PNB) par habitant de seulement 20 % inférieur à celui des Anglais, tout en ayant émis quatre fois moins de CO2 depuis 1750: on peut y voir une leçon de pluralité des modèles de développement possibles.
Au terme de quels processus historiques le modèle dominant actuel s’est-il imposé?
Il y a toute une historiographie sur la globalisation et l’utilisation de l’énergie qui prend une nouvelle dimension au prisme de l’anthropocène. Par exemple, si l’on fait la somme des émissions de dioxyde de carbone des Etats-Unis et du Royaume-Uni, on voit qu’il faut attendre les années 1980 pour que le reste du monde atteigne le même niveau! Donc l’anthropocène est d’abord un anglocène. Or le Royaume-Uni et les États-Unis sont respectivement les puissances dominantes aux XIXe et XXe siècles: en creusant cette piste, on réalise que les émissions des gaz à effet de serre -l’un des éléments clés de l’entrée dans l’anthropocène- ont des liens étroits avec les projets de domination globale.
De même, la grande accélération des dérèglements écologiques après 1945 ne peut se comprendre sans la pétrolisation des sociétés et la course gigantesque de la guerre froide. Parmi les acteurs qui ont contribué à la situation actuelle, l’institution militaire tient une place centrale.
D’abord, les théâtres d’affrontement sont dégradés pour longtemps, comme au Vietnam, où l’utilisation intensive de défoliants a détruit un quart de la forêt et imprègne toujours les populations humaines. Plus profondément encore, l’institution militaire, en inventant des outils pour tuer les humains, a développé des outils pour tuer le vivant en général. Le transfert des technologies militaires dans le monde civil a joué un rôle moteur dans l’anthropocène. Par exemple, les pesticides sont directement hérités des travaux menés pour mettre au point les gaz de combat. Historiquement, le développement des engrais azotés a été intimement lié à celui des explosifs et c’est l’arrivée de ces intrants qui a profondément changé l’agriculture, en la rendant très énergivore. De même, les nouvelles technologies de pêche -qui permettent la surexploitation actuelle des océans sont récupérées des radars et des sonars inventés pendant la seconde guerre mondiale. Même le nylon des filets de pêche est une invention militaire! Les exemples sont nombreux: de l’aviation à l’utilisation de l’aluminium en passant par l’énergie nucléaire … De ce point de vue, on doit parler de thanatocène.
Le Monde, 09.11.13
Sebastião Salgado