Au delà des murailles de flamme qui entourent le monde

Alors qu’aux yeux de tous, l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier, un Grec, un homme!, osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser. Loin de l’arrêter, les fables divines, la foudre, les grondements menaçants du ciel ne firent qu’exciter davantage l’ardeur de son courage, et son désir de forcer le premier les Portes closes étroitement de la Nature. Aussi l’effort vigoureux de son esprit a fini par triompher; il s’est avancé loin au-delà des murailles enflammées qui entourent notre Monde; de l’esprit et de la pensée il a parcouru le Vide sans limites pour en revenir victorieux nous enseigner ce qui peut naître, ce qui ne le peut pas, enfin les lois qui délimitent le pouvoir de chaque chose suivant des bornes inébranlables. Et par-là, la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’aux cieux.

Lucrèce, l’Apothéose d’Épicure

VEX.2014.1.96: Missorium of Herakles and Lion

Hercule, du Trésor de Berthouville, Premier Siècle

Kant a associé à sa philosophie l’expression de révolution copernicienne. On serait cependant en droit de soutenir qu’il n’est point de philosophie véritable qui ne procède, en quelque domaine propre, à un retournement analogue. C’est toujours à partir d’un renversement que se lèvent, sous l’effet d’un geste inaugurateur, de nouveaux paysages de vérités. L’on sera sensible au caractère épique -c’est une geste- de ce texte fortement dramatisé. L’humanité traînait sur terre une vie abjecte, elle rampait. Notons l’emploi de l’imparfait, expression d’une durée étale, d’un passé qui ne passe pas. C’est aussi le temps éternisé du mythe, de la fable. Long esclavage. Rien ne changeait.

Et puis soudain un événement. Vint Épicure. C’est alors l’irruption de l’historique. Le passé bascule. Le temps se mobilise. Une entreprise commence avec ses phases, ses épisodes nettement marqués par Lucrèce. Le parfait remplace l’imparfait, d’abord Épicure lève les yeux. Thème essentiel dans l’épicurisme: philosophe, celui qui sait regarder, qui regarde droit dans les yeux. Épicure considère donc les cieux. Mais ce n’est pas pour les contempler, pour se prosterner à nouveau, c’est pour les mesurer, en prendre possession du regard. D’ici, il se transporte là-haut. Là-haut n’est plus là-haut. La science conjure les prestiges de la distance et nettoie l’univers de toute étrangeté. Le mouvement des astres est dû par exemple aux mêmes causes que le trajet familier des moutons le long des limites de leur pré. Toujours les mêmes lois. C’est partout comme ici.

Encouragé, l’homme ne borne plus sa vue à ce qu’il voit. Il force les portes étroitement closes de la nature, que ne pouvaient percer nos sens. Il brise une double clôture: celle de l’infiniment petit, lieu des atomes, principes matériels de toutes choses, celle de l’infiniment grand. La physique démontrera qu’il existe, au-delà de la voûte du ciel enflammé qui les cache, une infinité d’autres mondes formés exactement comme le nôtre. La physique l’établit par les seules ressources de l’injectus animi, la déduction capable, pourvu qu’elles ne contreviennent pas aux données des sens, de rendre visible à l’esprit ce qui est invisible aux yeux. Le texte latin dit: Mente animoque. Il ne s’agit pas d’une redondance. Ce renforcement signifie qu’à cette tâche prodigieuse tous les moyens de la pensée sont nécessaires. Alors rien ne se dérobe plus à l’homme. D’un unique regard, il réunit les mondes, embrasse le tout. Par la pensée dont rien n’approche la vitesse, l’homme s’égale à l’univers.

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Bacchus et Hercule, vers 200, la force et l’ivresse

Cette victoire s’accomplit en deux temps. L’aller, le retour. Épicure, après avoir parcouru (peragrare), traversé de part en part l’univers, revient. Retour classique du philosophe, comme de l’évadé de la caverne platonicienne. Mais celui-là n’avait eu que des visions, il avait été éberlué par des abstractions, des chimères. Épicure retourne donc parmi nous. Unde refert, le terme évoque le chasseur, l’Hercule portant sur les épaules son butin.

Que met-il à nos pieds? Que nous enseigne-t-il? Que toutes choses obéissent à des lois, fixant, assujettissant leur constitution -ce sont les foedera naturae- les enserrant dans de strictes limites. Quelle bonne nouvelle! Tout n’est donc pas possible, n’importe quoi ne peut provenir de n’importe quoi. Plus de puissances démesurées, terribles. La religion qui nous entretenait dans leur peur est ainsi foulée aux pieds; renversée. L’homme était en bas. Le ciel, les dieux le surplombaient. Au dessus de lui, il voyait, épouvanté, la tête menaçante –caput– de la religion, c’est-à-dire la projection de son impuissance, les fantasmes de sa terreur. Le voici à présent en haut. Par la pensée il a gravi jusqu’au ciel, et, ravalée, la religion est en bas.

Comme Copernic, Épicure a fait valoir les droits souverains de l’explication rationnelle. Il a cherché lui aussi les véritables raisons dans la tête du spectateur. Ce qu’il fallait critiquer, ce dont il fallait rompre l’emprise, ce n’était pas le témoignage des sens, par eux-mêmes non trompeurs et n’ayant pas de responsabilité dans les jugements hâtifs par quoi nous outrepassons leurs données, c’était un regard incertain, flou, persuadé de voir ce qu’il ne faisait qu’imaginer. Ce n’était pas l’apparence, c’était l’illusion, l’aspectus,comme dit Lucréce au vers 65: horribili aspectu.
Dernier et décisif effet du retournement. Le divin, non détruit, mais mis à l’endroit, ne loge plus dans le spectacle, il passe tout entier dans le spectateur. Admirable, non point le monde, mais l’esprit à même de s’en emparer. Ce qui ravit Lucrèce, ce n’est pas que les choses soient ce qu’elles sont, c’est que nous puissions les connaître. Cf. Livre 3, toujours à l’occasion d’un éloge d’Épicure:

A travers le Vide tout entier je vois s’accomplir les choses … La terre ne m’empêche pas de distinguer tout ce qui sous mes pieds s’accomplit dans les profondeurs du vide. Devant ces choses, je me sens saisi d’une sorte de volupté divine et d’horreur (c’est l’horror sacrée, le transport bouleversant de l’âme), à la pensée que la nature, ainsi découverte par ton génie, a levé tous ses voiles pour se montrer à nous.

D’avance Lucrèce répond ici à ceux qui prennent prétexte des conquêtes de la science pour humilier l’homme. Pauvre, de peu de poids, malgré son ton supérieur, la thèse scientiste selon laquelle les véritables révolutions coperniciennes ont été et seront toujours l’apanage d’une science rabattant l’arrogance philosophique, signe de la mégalomanie humaine. A des propos de ce style, en auteur exercé au criticisme, Husserl a répondu une fois pour toutes dans un texte intitulé: La crise du savoir européen et la phénoménologie transcendantale (1936).

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Olympus Mons: un temps couvert sur Mars

Il y démontrait que ce que Copernic a remis à sa place, ce n’est pas l’homme, c’est la Terre. La théorie de Copernic ne rabat la prétention que de cet être naturel qui s’était cru logé au centre du cosmos, en l’homme elle n’inflige un camouflet qu’à l’indigène du monde. Mais elle prouve du même coup qu’à l’homme est réservé le pouvoir de surmonter les apparences, de contester le témoignage de ses sens et que de par ce pouvoir il est bien plus que le chétif habitant d’un canton infime du réel. Comment si l’homme n’était qu’une partie du monde pourrait-il savoir qu’il n’en est qu’une partie? Le système de Copernic suppose une raison en mesure de dominer les instances de la naturalité et de s’ouvrir sur le réel une perspective que celui-ci ne creuse pas de lui-même. Comment serions-nous au monde si nous étions totalement dans le monde? Le regard où se lèvent les rapports de-ci et de-là ne peut être rivé ni ici ni là. Ce par quoi tout se sait comme extérieur à tout est une intériorité.
La science peut donc et doit tout rendre compte de l’homme en le faisant rentrer dans la nature; il est juste qu’elle lui enlève les privilèges abusifs de super-objet qu’il s’octroyait, mais plus cet indigène du monde est rabaissé par la science, c’est-à-dire réintroduit dans le jeu des structures universelles, plus se dessine dans sa pureté la dimension de ce regard, non ravalé dans ce qu’il ravale.

La théorie de Darwin n’offense en l’homme que le membre d’une espèce biologique se flattant d’être un commencement absolu. Mais l’hypothèse par quoi l’homme est contraint de situer modestement sa lignée à son rang dans la suite de l’évolution n’aurait jamais été soutenue par Darwin ni par personne d’autre si nous étions engloutis dans notre corps. Pour que l’homme s’interroge sur la vérité de son origine, encore faut-il qu’il soit capable de se détacher de son organisme, de se le représenter comme un objet, qu’il entretienne par conséquent avec ce corps qu’il est et qu’il n’est pas, avec lequel il s’identifie sans pour autant se confondre, ce type singulier de relation spéciale à une conscience toujours distincte de ce qu’elle est. Avec Copernic, l’homme ne devient physiquement un satellite que parce qu’il est rationnellement un centre. Avec Darwin, l’homme ne cesse d’être son propre ancêtre que parce que sa conscience est à l’origine de la lucidité scientifique dont il apprendra à ne plus se tenir pour originaire. La science peut tout éliminer du monopole humain sauf la conscience sans laquelle elle ne procéderait pas à ces éliminations.

D’un cours d’Hubert Grenier