La Chine des Esprits

Les esprits, est ce que ça existe?

Voilà le genre de question qu’il vaut mieux éviter de poser à un Chinois! À moins que vous ne vouliez délibérément le mettre dans une situation embarrassante. Ce n’est pas que la réponse lui semblera douteuse, elle lui apparaîtra au contraire d’une telle évidence qu’il ne comprendra même pas qu’elle puisse être posée. Bien sûr que les esprits existent, pensera-t-il en lui même. Comment pourrait il en être autrement? Leur existence est aussi avérée que celle de la Chine elle même!

Cependant, vous l’entendrez répondre: Bien sûr que les esprits n’existent pas. Comment pourrait-il en être autrement dans un pays ouvert à la modernité et gouverné par un régime dont les principes constitutionnels sont fondés sur le matérialisme historique? L’embarras de votre interlocuteur sera tout à fait palpable, ne serait ce que dans le rire forcé par lequel il cherchera à le masquer.

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Car les Chinois savent bien l’opinion qui prévaut en Occident sur les esprits! Ils ont appris, particulièrement depuis la guerre de l’Opium, lorsque les canonnières britanniques forçaient l’entrée des ports chinois, de quel côté se trouvait la Raison. Ils ont découvert ensuite la condescendance avec laquelle les États européens considéraient les croyances indigènes et la manière dont ils œuvraient à leur éradication. Interroger un Chinois sur l’existence des esprits, c’est l’enfermer dans un double déni. D’abord, en l’obligeant à s’en défendre devant vous alors qu’il est persuadé du contraire; ensuite, en l’amenant par là même à douter de la confiance qu’il a dans ces esprits tant ils constituent l’un des plus anciens fondements de la civilisation chinoise.

Fin connaisseur de l’âme chinoise (il fut ordonné prêtre à Pékin en 1947), le Père Larre, dans son monumental ouvrage, Les Chinois, affirme sans barguigner:

La Chine ancienne était une terre des esprits. On vivait avec eux dans un commerce incessant et familier. Couchés un temps sous la rafale du vent de la révolution, les coutumes et les croyances de la Chine traditionnelle poursuivent leurs vies dans le secret des consciences. 

En octobre 2003, la Chine a procédé à l’envoi d’un cosmonaute dans l’espace, le colonel Yang Liwel, revenu sans encombres après avoir tourné quatorze fois autour de la Terre. Ce brillant exploit technique que la Russie n’est plus en mesure de mener à bien, que les États-Unis hésitent à poursuivre et que l’Europe est bien loin de pouvoir réaliser, les Chinois l’ont réussi sans aucune aide étrangère, en ne comptant que sur leurs propres forces, comme disait naguère le président Mao. On imagine facilement l’effet produit par cette prouesse sur la fierté nationale, et on devine sans peine le bénéfice de propagande que le régime en a tiré. Dans un tel contexte, il va sans dire que toute la symbolique qui s’y rattachait a dû être étudiée dans les moindres détails. Au premier chef, le nom même de cette capsule spatiale porteuse de l’honneur recouvré des Chinois n’a certainement pas été choisi à la légère; il mérite donc qu’on s’y intéresse.

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Sélectionné personnellement par Jiang Zemin, le dirigeant suprême qui présidait aux destinées du pays dans les années 1990, lorsque le projet a démarré, il est composé de deux idéogrammes chinois qui s’écrivent en lettres latines: Shen Zhou. (Ils se prononcent à peu près comme: chaine djo). Les autorités chinoises en ont fourni une traduction officielle: vaisseau divin, qui fut répercutée par les médias du monde entier sans que, à ma connaissance, aucun chroniqueur, aucun sinologue, ni aucun théologien ne se soit étonné de l’incongruité d’une telle appellation. Ne trouvez vous pas choquant que le premier secrétaire du parti communiste chinois, chef d’un gouvernement qui se revendique comme marxiste donc, par essence, matérialiste et athée ait donné au fleuron de sa puissance technologique un nom … théologique! On se souvient de la sotie, idéologiquement impeccable, par laquelle Youri Gagarine, le premier de tous les cosmonautes, avait résumé son périple: je suis monté au ciel et je n’y ai pas vu Dieu.
Quelle mouche a donc piqué l’empereur rouge de Pékin d’avoir baptisé divin le vaisseau qui a hissé la Chine communiste au rang de grande puissance spatiale? La réponse, comme souvent pour une dénomination chinoise, est à chercher non dans la traduction qui en est donnée, mais dans les idéogrammes qu’elle est censée rendre.

Ceux ci, en effet, murmurent une chanson relativement différente de la traduction officielle qui en a été donnée. Le procédé n’est pas hypocrite; il tient pour beaucoup à ce sentiment de gêne, proche de l’embarras qui, à l’instar de notre interlocuteur de tout à l’heure, envahit immanquablement tout Chinois placé dans l’obligation d’avoir à traduire une idée ou une dénomination si spécifiquement chinoise, si éloignée des standards intellectuels occidentaux usuels, que de longs préalables sont nécessaires pour qu’elle soit présentée: une traduction directe la dénaturerait et la rendrait caricaturale. Confrontés à ce genre de situation, les Chinois préfèrent, la plupart du temps, esquiver la difficulté et, plutôt que de s’échiner à trouver les mots étrangers les plus proches possibles de ce que les idéogrammes en question représentent à leurs yeux, ils n’hésitent pas à choisir à leur place des termes tellement familiers à leurs interlocuteurs que ces derniers en oublieront de s’interroger sur leur validité.

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 Zhang Xiaogang

Le vaisseau spatial du colonel Yang Liwel n’a rien de divin. Nous avons tous été bluffés par cet adjectif, la réalité fondatrice qu’il désigne étant aussi familière au monde indo-européen qu’étrangère à l’univers chinois. Dans le binôme constituant son nom, le second terme (zhou), bien qu’ancien et littéraire, signifie assurément vaisseau. Le premier (shen), en revanche, ne signifie divin que par facilité moderne; sa signification d’origine, qui est restée la plus actuelle, est esprit, au sens où on entendrait en occident esprit des eaux, ou esprit d’un défunt, ou génie.

Le choix de ce nom étrange par Jiang Zemin n’était pas poétique, mais motivé par des raisons politiques. Il s’appuie sur une singularité de la langue parlée sur les rives du fleuve jaune: sa pauvreté phonétique. Comme la plupart des langues vivantes, la langue chinoise compte une quarantaine de milliers de mots distincts, chacun écrit différemment des autres. Mais à la différence des langues agglutinantes, d’une part, tous ces mots sont monosyllabiques et d’autre part, ils sont énoncés à partir d’un stock sonore extrêmement réduit à peine quatre cents syllabes différentes! Il en résulte un nombre considérable d’homophones; des mots qui ne se distinguent pas à l’oreille (leur prononciation est identique) mais dont le sens et l’orthographe sont différents, comme, en français: vingt, vin, vain. Désespoir des apprentis sinologues, cette caractéristique a toujours comblé de joie les lettrés chinois qui y trouvent une source inépuisable de double sens, d’allusions délicates et de messages voilés. Le nom de cette capsule en est un exemple. Le second caractère (zhou: vaisseau, nef), en effet, ne se distingue pas à l’oreille d’un autre idéogramme, zbou, qui signifie lieu, région, continent. (On le retrouve notamment dans de nombreux noms de villes, surtout du Sud : Suzhou, Hangzhou, Guangzhou, Fuzhou, etc …). L’ensemble Shen Zhou écrit donc Vaisseau des esprits, mais à une oreille chinoise, il évoque aussitôt un autre binôme antique et glorieux: le plus ancien nom que la Chine s’était donné à elle même, il y a plus de trois mille ans,

C’est en effet seulement dans les derniers siècles avant notre ère que la Chine a adopté le nom qu’elle a toujours aujourd’hui: Zbong Guo, deux mots usuellement traduits par Pays du Milieu, mais qui signifient en réalité: le pays (guo) au centre (zhong), sous-entendu du monde. Auparavant, elle se définissait elle même comme Shen Zhou: le continent (zhou) des esprits (shen).
Le message induit par le choix de Jiang Zemin devient plus clair: grâce à la direction éclairée du parti communiste, notamment de son premier secrétaire, et à la formidable poussée insufflée par Mao Zédong -la fusée porteuse s’appelait Longue Marche (Chang Cheng), référence et révérence sans équivoque au fondateur de la République populaire- la Chine d’aujourd’hui était enfin redevenue digne de ses plus lointains ancêtres.

Passé inaperçu en Occident, ce message entre les signes a été, en Chine, compris par tous. En voici une preuve entre mille autres cette couverture de l’édition spéciale d’un quotidien, tout entière consacrée à l’événement. Elle est orchestrée par un grand titre en huit caractères (huit est le chiffre symbolique de tout ce qui est bien organisé), écrits à l’encre rouge (couleur de la joie et de la vie depuis le néolithique en Chine) et organisés en deux phrases symétriques à la manière des sentences parallèles qui ornent les portes au moment des fêtes de l’année nouvelle:

Divin Les Esprits
SHEN ZHOU
Navire de l’Arche-Continent
KAI FEI
Triomphal Bouillonnement
XUAN TENG
Retour de la victoire

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Résonnant au plus profond de l’esprit chinois, au niveau où s’enracinent les fondements idéographiques de sa représentation du monde, ce titre étonnant relie la modernité triomphante de la Chine à son passé le plus ancestral, la technologie scientifique occidentale à la magie archaïque des temps révolus.
La vivacité d’une telle résonance n’est compréhensible que si l’on prend en considération un fait majeur: dans son rapport avec l’invisible, la civilisation chinoise a suivi un chemin historique différent de celui des autres grandes civilisations nées sur le continent eurasien qui sont toutes le fait de peuples migrateurs et conquérants, poussant leurs troupeaux devant eux et toujours à la recherche de terres nouvelles.

Sédentaire, agricole, terrienne avant tout, la civilisation chinoise n’a jamais habité d’autre terre que celle où elle habite maintenant. Elle ne s’est pas fondée, par exemple, sur le conflit entre pasteurs et cultivateurs que la Bible évoque en relatant la manière dont furent reçues les offrandes présentées à Dieu par les enfants d’Adam et Ève. Caïn le laboureur avait offert des fruits de la terre et Abel le berger des premiers nés de son troupeau et leur graisse. Or l’Éternel porta un regard favorable sur les offrandes d’Abel et un regard défavorable sur celles de Caïn qui, de rage, tua son frère.
Le pasteur nomade ne s’enracine pas: il parcourt les terres comme les vaisseaux les mers et ne voit dans le sol qu’il foule qu’une étape transitoire. C’est donc au ciel qu’il va instinctivement chercher ses repères fixes, créant ainsi la notion de Dieu éternel et créateur, puis celle de la perfection des idées (Platon) ou des rapports numériques (Pythagore). Le cultivateur, au contraire, lorsqu’il lève les yeux vers le ciel, n’imagine pas des êtres ou des concepts hors du temps. Ce qu’il y voit, ce sont plutôt les changements de temps, l’éternel passage du soleil à la pluie et de la pluie au soleil, la respiration fondamentale nécessaire à la pousse de ses champs; l’immutabilité du ciel est ce qu’il craint le plus. Un proverbe paysan frappe cela comme une médaille romaine: Le mauvais temps, c’est le temps qui ne change pas.

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Liu Zhengyong

Avec la terre, en revanche, le cultivateur entretient une connivence profonde, charnelle, intime qui a aiguisé sa réceptivité à l’invisible et l’a familiarisé avec la perception du rythme binaire de l’influx vital. Sa certitude, sa foi de paysan, inchangée depuis des millénaires, c’est la ronde des saisons tournant sans heurts et sans usure, sans début connaissable ni fin prévisible. L’agriculture n’a fait que la renforcer car elle était déjà ancrée en lui bien avant. Lorsqu’il n’était encore que chasseur cueilleur avec ses armes de pierre, il lui importait déjà que soleil et pluie alternent sans cesse pour faire reverdir les plaines et les forêts où il trouvait baies sauvages et gibier nourricier.

La Chine, quand elle s’est tournée vers l’agriculture (on y cultive les céréales depuis que celles-ci font partie du patrimoine de l’humanité), a gardé la spiritualité de ces époques lointaines. Elle n’a jamais chassé de sa conscience et de ses rituels les esprits du chamanisme animiste, cette religion répandue sur toute l’Eurasie avant qu’y naissent les religions et les Dieux.

La croyance dans les esprit est une des formes les plus anciennes de spiritualité humaine répandue sur toute la surface du globe. On en trouve des témoignages manifestes, notamment funéraires, dès le mésolithique. Sur le continent eurasien, cet animisme ancestral prendra la forme du chamanisme. Dans le monde indo¬européen, il sera supplanté en Inde d’abord, en Mésopotamie et dans le bassin Méditerranéen ensuite, par les religions à divinités personnifiées et à représentations animales (totémisme) puis humaines (polythéisme) auquel succédera finalement le monothéisme caractéristique des religions du Livre.

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Céladon, époque Tang

Dans le reste du continent eurasien, le chamanisme subsistera dans sa forme ancestrale, notamment chez les peuples de Sibérie et de Mongolie, où, malgré des décennies de persécutions par les régimes communistes, il refleurit avec une vigueur inattendue. Il prendra des formes spécifiques à l’extrémité orientale du continent, en Corée, au Japon (shintoïsme) et en Chine où il deviendra le taoïsme populaire.

La différence entre cet animisme et les religions théistes tient au fait que l’étonnement primitif devant la puissance de certaines manifestations de la nature, de certains humains, voire de certains gestes, est, dans les religions, entièrement rapporté à une ou plusieurs entités extérieures au monde, fondatrices et respon-sables de tout ce qui s’y passe, auxquelles est conférée une forme d’existence en soi, et même une volonté propre, un dessein, et dont la puissance produit des effets surnaturels se manifestant ici bas sous forme de guérison, de bénédiction, de punition, voire de malédiction.
Dans la pensée chamanique, il n’y a pas cette coupure ontologique entre le ciel et la terre. Les esprits ne sont pas des réalités distinctes venues d’ailleurs qui habiteraient une chose, un animal ou une personne, lui conférant une puissance particulière, comme le mana des Polynésiens, ou une protection spéciale, comme la baraka des Arabes. Dans l’animisme chamanique, les esprits ne sont que le versant invisible de toute réalité vivante. La pensée chinoise se retrouvera dans cette idée; la manière dont elle a composé l’idéogramme esprit en témoigne.

L’idéogramme shen se compose de deux parties. À gauche se situe le signe commun à tous les mots traitant des affaires religieuses au sens de leurs manifestations rituelles et sociales. Sa forme classique représente un autel en forme de T d’où s’élève la fumée (le petit trait supérieur) des offrandes solides déposées sur le brasier sacrificiel (non représenté) et où ont lieu les libations dont les liquides se répandent sur la terre (les deux traits obliques de chaque côté de l’autel). La partie droite dont le sens actuel est celui d’une extension ad infinitum, représentait, à l’origine, le dessin d’une sorte de corde sur laquelle deux mains disposées de part et d’autre tiraient dans des directions opposées. Ce détail ajoute la notion d’une dualité active et concertante au signe shen.
La juxtaposition des deux composants de ce caractère fait surgir de manière imagée un sens tout à fait abstrait: l’idée de l’extension alternante du fluide vital qui traverse et anime toute chose vivante, du simple fait qu’elle est vivante. L’esprit chinois pensera finalement cette respiration avec les mots yin et yang, et il en décrira de manière détaillée le processus d’évolution dans son livre maître: le Yi jing, le Classique des Changements. Le caractère shen évoque donc les manifestations perceptibles, par les sens ou par le cœur, de ce puissant flux immatériel, auquel l’ancestrale spiritualité chinoise estime que chaque individu, famille, cité, royaume doit s’accorder pour vivre au mieux leur durée de vie sur terre.

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Dans la langue actuelle, le mot shen recouvre une très vaste plage de sens à l’intérieur de laquelle on peut distinguer deux niveaux principaux. L’un regroupe différentes manifestations de ce principe vital dans ses manifestations supérieures à l’être humain, l’autre dans ses manifestations intérieures à l’être humain. Dans le premier, on rencontrera les esprits des monts et des fleuves, les génies des lieux et des choses, les entités et les héros de la religion paysanne, mais aussi tout ce qui relève du surnaturel, du miraculeux et du prodigieux. La mythologie, par exemple, est appelée shen hua, récits concernant les shen. Un procédé (shu) magique ou merveilleux est appelé shen shu; mais c’est aussi avec ce mot que l’on désigne les shen ji, les imperalia, c’est à dire les objets et attributs du culte rendu à l’empereur, culte qui est à l’origine de la religion sociale des Chinois.
Dans le second registre, montrant bien quel point les Chinois sont rétifs à la coupure existentielle qui nous semble si naturelle entre le physique et le spirituel, on trouvera ce caractère shen dans de nombreuses expressions représentant l’intelligence, l’esprit, l’habileté, l’énergie, la vitalité, mais aussi tout ce qui concerne les défunts, les enterrements et tout ce qui a trait à la vie après la mort. Un tireur d’élite, par exemple, peut être qualifié de main (shou) prodigieuse: shen shou; combiné avec le mot ming qui signifie brillant, le caractère shen forme une curieuse expression désignant en même temps: les esprits lumineux, mais aussi la sagesse de la nature telle qu’elle apparaît dans les échanges entre le ciel et la terre (le dragon, bénéfique), et enfin l’intelligence humaine. Dans son sens de principe vital invisible qui anime les humains, il sert à désigner les nerfs: shenjing, c’est à dire le principe vital organisé en un réseau (jing) comparable à celui des méridiens d’acupuncture. C’est pourquoi ce mot entre aussi dans la composition d’expressions désignant les névroses, les maladies (bing) des nerfs, ou bien de la conscience (shen zhi), et de la perception consciente (zhi) du flux vital qui nous anime.

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Par comparatisme, enfin, les Chinois ont utilisé ce mot pour transcrire en chinois toute une série de termes qui relèvent des religions étrangères. Commettant ainsi la même erreur que celle qui consiste à parler en français d’un Temple aux ancêtres, il vont appeler un prêtre catholique shen fu, soit un Père tournés vers les esprits. La statue de Jésus placée dans le chœur de la cathédrale Saint François Xavier à Cholon, quartier chinois de Saïgon se voit ornée d’une auréole en tube néon sur laquelle brille le caractère shen, tracé en écriture ancienne. Le Saint Esprit des chrétiens est nommé shen ling, c’est à dire l’esprit (shen) merveilleux (ling). Cette utilisation ne se limite pas à la religion chrétienne: l’idéogramme shen est également utilisé pour nommer tous les dieux (Dionysos, par exemple, est simplement appelé jiu shen, l’esprit du vin), ainsi que le droit divin des rois occidentaux (shen quan) ou bien encore la position philosophique de l’athéisme: wu shen lun, c’est à dire le discours philosophique (lun) qui nie les shen.

Sans doute à cause de son ancienneté historique, l’animisme est souvent considéré comme une forme primitive de la conscience religieuse, une sorte de spiritualité infantile. Cette idée curieuse est récente, tout comme l’usage de ce mot dans le sens de croyance dans les esprits. À l’origine, le terme animisme a été inventé et popularisé par un docteur allemand, Georg Ernst Stahl (1660-1734), qui fut considéré comme l’un des plus grands médecins de l’époque classique. Médecin du duc de Weimar, puis conseiller du roi de Prusse, Stahl avait bâti un système médical reposant sur une sorte de psychosomatique religieuse qui stipulait que l’âme étant le principe même de la vie, elle jouait dans la guérison un rôle fondamental rendant secondaire l’étude de l’anatomie et de la chimie.
Le sens de croyance dans les esprits n’apparaît que cent cinquante ans plus tard, vers 1880, dans les ouvrages de sociologie. À l’époque, l’Europe imposait par la force sa civilisation et sa « spiritualité » à tous les pays du globe dont elle prenait possession. Au nom du progrès, les cultures ancestrales des pays colonisés étaient ravalées au rang de pensée primitive, autant dire de maladie infantile. Ce point de vue reposait sur une hypothèse fort répandue à l’époque qui doit son succès au fait qu’il permettait une justification idéologique de la mise en coupe réglée, par l’Europe, du reste du monde connu.
Cette hypothèse reposait sur l’idée d’une similitude analogique entre le développement des individus (ontogenèse) et celui des sociétés (phylogenèse). On expliquait la croyance d’un peuple primitif dans le fait qu’une chose, un animal ou une personne pouvait être habité par un esprit en prenant l’exemple d’un enfant qui, après s’être heurté au coin d’une table, crédite la table d’une volonté propre mal intentionnée à son égard, prétendant que cette table est méchante.

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Dignitaire, époque Song

Il devenait alors tout à fait justifié, et même noble, d’envoyer colons et missionnaires éduquer ces peuplades immatures en les faisant accéder, au terme d’un effort altruiste, à une conversion aux valeurs occidentales. L’argument, utilisé à l’encontre des Indiens d’Amérique et des indigènes africains, semblait plus délicat à employer envers les Chinois, mais on y parvint pourtant. On pouvait lire dans le journal L’Illustration du 3 novembre 1883:

Le fétichisme est un trait caractéristique des peuples primitifs. Ordinairement, à mesure qu’un peuple développe sa civilisation, il remplace le fétichisme par des dogmes plus relevés. Les Chinois sont les seuls qui aient progressé dans les arts, l’industrie, la littérature sans abandonner leurs idées fétichistes et même en les développant de plus en plus.

Barbares lettrés! Cette manière de voir se retrouve dans la façon dont on présente l’écriture idéographique dans les manuels des écoles élémentaires françaises. On y lit en effet que les Chinois comme le font naturellement les petits enfants ont commencé à écrire en traçant de petits dessins, des pictogrammes. Par la suite, ils ont raffiné ces schémas primitifs en combinant les pictogrammes entre eux, aboutissant alors à des idéogrammes, élégants mais compliqués qui ont constitué un frein à leur développement et à leur progrès social.
Plus de cinquante années d’études des signes chinois, tant en Chine qu’en Occident, démentent formellement cette hypothèse et l’envol de la capsule Shen Zhou la fait sombrer dans le ridicule.

Partout présents dans leur pays d’origine, ainsi que dans les chinatowns des nombreuses villes du monde, les esprits chinois s’y manifestent ouvertement pour qui ouvre les yeux. Cependant, comme ils sont légion, et que la propension classificatrice et le penchant bureaucratique propres à l’esprit chinois les ont rangés de manière compliquée, je n’évoquerai que deux sortes d’entre eux: les esprits malfaisants, les gui, et les esprits protecteurs, les shen (il s’agit du même caractère que tout à l’heure, mais utilisé cette fois dans un sens spécifique, comme jour signifie en français à la fois la durée formée par le jour et la nuit, et la journée opposée à la nuit). Les gui sont des âmes errantes, des mal-morts, ou plutôt des mal enterrés, des défunts à qui personne ne rend plus les rites minimaux permettant de nourrir leur souvenir. Rendus malfaisants et agressifs par les tourments qu’ils endurent, les gui n’ont de cesse de causer des malheurs, de provoquer des maladies, d’engendrer des catastrophes, bref, de répandre la désolation dans le monde des vivants. On doit s’en protéger.
Il existe pour cela de nombreux procédés, qui globalement jouent sur le fait que les gui redoutent les mouvements brusques, les déplacements aléatoires et les bruits saccadés. C’est là l’origine des petites franges qui ornent les talismans vendus sur les marchés aussi bien que des grandes franges que l’on voit pendre à l’intérieur des temples. C’est encore de là que viennent les carillons éoliens, ces clochettes accrochées aux quatre coins des toits dont le battant allongé tinte au moindre vent.
Les Chinois ont inventé la poudre, disait on, mais ils n’ont su en faire que des pétards! Cela constituait alors une preuve notoire de la supériorité des peuples occidentaux qui, eux, en avaient fait des canons avec lesquels ils soumettaient le monde. Les Chinois n’ont pas inventé les pétards seulement pour le bonheur des enfants. Ce sont des armes très efficaces contre les gui, du fait des pétarades que produit leur tressage en chapelet.

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Shenzou X, le départ

Les pétards ont une fonction prophylactique. Ils assainissent un lieu en faisant fuir les mauvais esprits qui y avaient élu domicile. C’est la véritable raison pour laquelle tant de pétards sont tirés en Chine lors des festivités populaires, particulièrement celles qui sont célébrées à l’occasion d’un commencement: celui de la vie à deux, lors d’un mariage; celui de la prospérité d’une boutique le jour de son ouverture; celui l’année nouvelle à chaque fête du printemps.
À chaque fête du Nouvel An, les pétards explosent en Chine par centaines de millions, ou plutôt explosaient. Car vers le milieu des années 1990, face au bilan des incendies (125 dans la seule agglomération de Shanghai en 1993) et des accidents (544 personnes blessées dont huit enfants devenus aveugles dans la région de Pékin la même année) occasionnés par cette coutume, le gouvernement a décidé d’interdire les pétards en milieu urbain.
L’élaboration de cette décision a fait l’objet, à travers tout le pays, d’un vaste débat qui fut relaté par la plus importante revue chinoise de propagande tournée vers l’étranger. Financée par le parti communiste chinois, elle est traduite en vingt sept langues. Après s’être longtemps appelée La Chine en construction, cette revue se nomme désormais La Chine au présent. On lit dans son numéro de février 1993 qu’un restaurateur de la région de Pékin interrogé à ce sujet répondit: J’ai acheté des pétards pour plus de 1000 yuans (une somme équivalente à environ trois à quatre mois de salaire moyen). Le plafond de mon restaurant a tremblé sous l’effet des explosions. Depuis, mes affaires marchent très bien. L’explication du phénomène est simple: le fracas assourdissant de ces centaines de tresses de pétards a été entendu dans tout le quartier; chacun en a déduit aussitôt qu’avec un tel vacarme, aucun gui n’avait pu résister, qu’ils avaient tous fui, que la salle du restaurant était donc parfaitement assainie et qu’on pouvait y venir dîner en toute tranquillité. Ce raisonnement tire sa force du fait qu’il est construit sur un dispositif auto-référent, c’est à dire un système produisant, par son fonctionnement même, sa propre justification. Dans la suite de l’article, interrogé sur le bien fondé de la mesure gouvernementale, le restaurateur donna alors cette réponse extraordinaire: Interdire les pétards? Pourquoi pas, si cela est nécessaire. Mais alors le gouvernement devra nous trouver un autre moyen pour chasser les gui!
L’interdiction est acceptée en raison des principes de bon sens qui la guident, et non en fonction des principes matérialistes du régime communiste; en aucune façon, la mesure gouvernementale ne remettait en cause, dans l’esprit de cet homme, l’existence des gui, ni l’efficacité des pétards à les faire fuir. Et l’article de conclure: Des commerçants avisés ont déjà mis sur le marché des cassettes reproduisant le bruit des pétards et une société a même inventé le pétard électronique. Il possède toute l’efficacité d’un pétard, il claque comme un pétard, dégage une odeur de poudre, mais il ne produit pas d’étincelles, il ne blesse personne et il est réutilisable des milliers de fois.

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À l’opposé des gui, les shen sont des esprits tout à fait bénéfiques. Il s’agit en général de forces abstraites mais aussi et nous en verrons un exemple troublant d’êtres humains, de Chinois morts devenus des génies bienfaisants. Le plus connu, le plus sollicité de tous ces shen, est Cai Shen, l’esprit de la richesse. Il s’agit d’un personnage d’allure impériale, portant dans sa main un lingot d’or sur lequel est écrit le caractère fa, qui signifie se développer. On accroche son image dans sa maison pour attirer l’attention de Cai Shen, lui suggérer de s’arrêter chez soi et d’y laisser, en guise de cadeau de bienvenue, son petit lingot auto-multiplicateur. Par ailleurs, un rouleau, représentant le caractère richesse dégoulinant de lingots d’or, incarne un vieux principe chamanique: l’évocation est une invocation! De même que coller sur la porte de sa maison au moment du Nouvel An le caractère bonheur favorise la venue du bonheur dans sa maisonnée, y suspendre le caractère richesse ne peut qu’attirer l’argent vers son foyer.
Mais le plus étonnant dans ces coutumes est la croyance que n’importe qui peut, en théorie, devenir un shen, un esprit protecteur. Quiconque aura fait la preuve de sa force lors de son séjour ici bas, pourra, après sa mort, commencer à faire sentir sur terre les effets bénéfiques de sa nouvelle condition. C’est ce curieux destin qui allait échoir à Mao Zedong lui même.

Un soir de l’automne 1993, eut lieu dans la ville de Canton un événement très banal mais dont les répercutions furent considérables: deux autobus se percutèrent. Dans l’un d’eux, il y eut de nombreux blessés et même des morts tandis que dans l’autre, les passagers s’en tirèrent avec quelques éraflures. Les deux véhicules, d’ancienneté identique, étaient dans un état comparable, un seul détail, apparemment sans importance, les différenciait. À cette époque là, on préparait dans toute la Chine le centième anniversaire de la naissance de Mao. Fabriqués à cette occasion, de petits portraits plastifiés à l’effigie de l’ancien dirigeant (mort en septembre 1976), agrémentés de deux glands à franges rouges, étaient proposés à la vente un peu partout. Or, l’un des deux chauffeurs avait suspendu ce portrait souvenir au rétroviseur de son autobus. Il n’est pas besoin d’être spirite pour deviner lequel. La nouvelle s’était répandue dans toute la Chine comme une trainée de poudre: Ça y est! Il est devenu un shen protecteur.

Les Chinois pensent que lorsqu’un être humain est animé par une force de caractère telle qu’il peut avoir une influence déterminante sur la vie de millions de gens et infléchir l’histoire d’un pays aussi vaste que la Chine, cette force ne disparait pas du jour au lendemain à l’occasion de sa mort. Elle change de nature, c’est tout. Au bout d’un certain temps la durée nécessaire pour que les matériaux constitutifs de son incarnation humaine se déprennent de leur imbrication yin yang elle peut se transformer en force bénéfique capable de protéger les humains des dangers de toutes sortes; et ici particulièrement, de ceux de la circulation.

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Cruelle ironie du sort, on en conviendra, pour un révolutionnaire ardent dont la pensée politique fut qualifiée de bombe atomique spirituelle que de finir en saint Christophe. Mais il s’agit d’une réalité sinologique indiscutable qui enfle d’année en année. Car cette affaire ne s’est pas du tout apaisée avec le temps. On voit en effet dans les échoppes des marchés et des sites populaires de plus en plus de talismans à l’effigie de Mao, chaque année plus élaborés. Certains, par exemple, sont à double face: d’un côté, on peut voir Mao, et de l’autre, Cai Shen, l’esprit de la richesse dont nous avons déjà parlé.
Or si ces talismans sont proposés à la vente, c’est qu’ils trouvent preneurs; et le fait qu’ils soient achetés est la preuve de leur efficacité. Qui serait assez superstitieux pour dépenser son argent à acheter une protection inefficace!

Le taoïsme est un monde vaste et protéiforme. Il ne se limite pas à un agrégat de magies, de superstitions, d’exorcismes en tous genres. Cela ne représente que le taoïsme populaire. Et même si des lettrés chinois se sont égarés dans les voies douteuses de l’alchimie, il ne faut pas réduire le taoïsme à ces excès là. Versant lunaire de l’âme chinoise le taoïsme philosophique est un diamant méconnu; le dialogue qu’il entreprend avec l’invisible, issu de cette ancestrale familiarité avec les esprits dont nous avons parlé, ne laisse pas indifférent. Fruit des réflexions menées par des gens acharnés à savourer jusqu’à la dernière goutte le flux que la vie a placé en eux, le taoïsme philosophique a apporté aux angoisses humaines une réponse précieuse, surprenante d’abord, apaisante ensuite.

C’est le Père Claude Larre qui l’a traduite de la plus belle manière, lui qui s’est penché pendant vingt cinq ans sur le maître livre du taoïsme, le Dao De jing (Tao Te King) attribué à Lao Zi (Lao Tseu). On lit, dans l’introduction de la première traduction qu’il en a donnée:

Une réalité incontestable est première en moi et moi j’en dépends. Elle est hors du temps et le temps naît d’elle. Mais c’est grâce à la vitalité éphémère, mais toujours régulièrement renouvelée, qu’une permanence apparaît dans le passage des éphémères. C’est par le mouvement naturel de la naissance, du progrès, du déclin et de la mort des individus, des familles, des sociétés et des espèces qu’un mouvement primitif, sans origine connaissable et sans fin prévisible, se laisse apercevoir dans un miroir de bronze obscur. Mouvement naturel des êtres qui n’attend pas l’esprit de l’humain pour exister. Si nous pouvons ressusciter en nous le mouvement primitif et coupler en lui notre vital conscient, nous parviendrons à la vérité sans concept et à l’acte sans but … Voilà l’esprit des taoïstes, si vaste, si simple, si réaliste, si subtil. On peut se demander s’il n’est pas le mouvement même du cœur, prenant le relais et dépassant, en les unifiant, le vouloir vivre un peu physique et le vouloir savoir un peu mental. Cet esprit approche avec humilité et puissance le mystère de l’être humain au sein de l’univers. C’est une des formes les plus achevées de la spiritualité naturelle humaine.

Et le christianisme?

Le christianisme est une révélation de ce que l’humain de l’œil, de l’oreille et de la main est incapable de voir, d’entendre et de toucher. Il donne à voir, à entendre, à toucher le verbe de vie. Dans le fond des choses, entre le christianisme, pour qui il n’y a pas de nature humaine, et le taoïsme, qui s’abandonne à un mouvement non humain, il n’existe pas d’opposition …

Cyrille Javary