Il n’est pas nécessaire qu’on ait adhéré à son acte pour en être responsable

Gitta Sereny est engagée en 1967 par le Daily Telegraph Magazine pour écrire une série d’articles sur l’Allemagne de l’Ouest, et en particulier sur les procès des criminels nazis. Elle rencontre le commandant des camps d’extermination de Sobibor et Treblinka.

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Entre 1941 et 1943, sur une période qui n’excéda pas dix-sept mois, dans quatre camps d’extermination, Chelmno, Belzec, Sobibor et Treblinka -tous situés dans un périmètre de 300 kilomètres autour de Varsovie- furent gazés, selon l’approximation la plus basse, d’ailleurs controversée, des autorités polonaises, 2 000 000 de Juifs et 52 000 Bohémiens.

Qui étaient les hommes qui commandèrent ces camps voués exclusivement à la liquidation de centaines de milliers d’êtres humains? Comment ont-ils vécu ces événements monstrueux qui se déroulaient sous leurs yeux et qu’ils avaient pour tâche de diriger dans le plus grand calme et avec la meilleure efficacité? Quel parcours les a conduits à occuper des fonctions que seuls des êtres animés par une haine sadique, totalement dépourvus de sensibilité, ou scrupuleusement et aveuglément respectueux des ordres donnés, semblent pouvoir assumer? Ne sont-ils pas à nos yeux l’incarnation même de l’inhumanité? Nos schémas mentaux sont toujours prompts à percevoir dans les crimes d’une singulière barbarie le fait de la bête ou du dément. Il se peut néanmoins que la réalité ne corresponde guère à cette représentation qui a le mérite d’être rassurante à défaut d’être entièrement vraie.

Entre mars et septembre 1942, Franz Stangl avait exercé les fonctions de commandant du camp de Sobibor avant d’être muté à Treblinka, qu’il dirigea jusqu’en août 1943. Selon son supérieur direct, le SS-Obergruppenfürher Odilo Globonick, de sinistre mémoire, Stangl était le meilleur de tous les officiers supérieurs en charge des camps d’extermination.
À la fin de la guerre, Stangl réussit à dissimuler son identité et bien qu’emprisonné en 1945 à Linz, il fut relâché deux mois plus tard et prit la fuite vers Italie. Grâce à l’aide d’un prélat du Vatican, l’évêque Aloïs Hudal, il obtint un passeport de la Croix-Rouge et s’installa en Syrie avec sa femme et ses enfants. En 1951, il partit vivre au Brésil sous son identité véritable et trouva un emploi chez Volkswagen.

Pendant une quinzaine d’années, il y vécut au grand jour une existence paisible, entouré de l’affection des siens. Bien que sa responsabilité dans les meurtres de masse commis en Pologne ait été connue des autorités autrichiennes, c’est seulement en 1961 qu’elles délivrèrent à son encontre un mandat d’arrêt international. Et ce n’est que six ans plus tard que, traqué par le chasseur de nazis Simon Wiesenthal, il fut finalement arrêté à son domicile. Extradé en Allemagne de l’Ouest, il y fut jugé pour le meurtre d’environ 900 000 personnes. Bien qu’admettant ces chiffres, il affirma pour sa défense que sa conscience était en paix, puisqu’il n’avait jamais tué personne de ses propres mains et n’avait fait qu’obéir aux ordres. Il fut condamné à la prison à perpétuité le 22 octobre 1970.

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Entre avril et juin 1971, il accorda dans sa prison de Düsseldorf une série d’entretiens à Gitta Sereny. Le dernier eut lieu quelques heures seulement avant sa mort, survenue le 28 juin 1971. Dès leur première rencontre, et après que Stangl eut répété les arguments qu’il avait exposés pour sa défense durant son procès, Gitta Sereny balaya poliment cette phraséologie commune à tous les criminels nazis, entendue ad nauseam dans tous les prétoires d’Allemagne, et lui expliqua que c’était autre chose qu’elle attendait de lui:

Je voulais qu’il me parle réellement à moi. Qu’il me parle de son enfance, de son père, de sa mère, de ses amis, de sa femme et de ses enfants. Qu’il me dise non pas ce qu’il avait ou n’avait pas fait, mais ce qu’il aimait, ce qu’il haïssait, et ce qu’il pensait des événements de sa vie qui l’avaient conduit là où il trouvait maintenant. Alors peut-être pourrions-nous trouver ensemble quelque vérité, quelque vérité nouvelle qui permettrait d’accéder à l’intelligence de choses qui jusqu’à présent n’ont pas été comprises.

Et Stangl accepta. Il accepta de se livrer à cette inconnue comme il ne l’avait jamais fait avec quiconque, pas même avec sa femme ou ses enfants auxquels le liaient pourtant de profonds sentiments d’amour réciproque, mais qu’il avait toujours tenus dans l’ignorance de ses fonctions véritables à Treblinka. Pour la première fois, il s’attacha à lever le voile sur les actes criminels qu’il avait commis durant la Seconde Guerre mondiale et dont il avait, pendant des décennies, scellé le souvenir au plus profond de lui-même. Avec l’aide de son interlocutrice, qui se montra à son égard, non pas bienveillante bien sûr, mais disposée à l’écouter et à l’aider à saisir sa propre vérité, il retraça, au cours de soixante-dix heures d’entretien, l’enchaînement maléfique des événements qui firent de lui l’un des exécuteurs de la plus monstrueuse œuvre d’extermination que l’humanité ait jamais connue.

Au terme de cette lente et pénible reconstitution, le portrait qui se dégage de Stangl n’est pas celui d’un homme docile et monolithique, comme pouvait l’être Rudolph Hoss, le commandant d’Auschwitz; pas davantage celui d’un officier sadique ou d’un doctrinaire soucieux de mettre en application les principes de l’idéologie raciale nazie. La figure ambiguë qui apparaît est celle d’une conscience passive, tenue par la peur, qui se soumit progressivement à un enchaînement de compromis lui ôtant toute possibilité d’échapper à des fonctions qu’il se vit ou se crut contraint d’accepter pour assurer sa propre survie et celle des siens.

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Franz Stangl est né le 26 mars 1908 dans une petite ville d’Autriche, Altmünster. Son père y exerçait le modeste métier de veilleur de nuit, mais ne vivait que du souvenir de l’époque glorieuse où il avait appartenu aux Dragons, le régiment d’élite de l’Empire austro-hongrois. Cet ancien militaire aigri avait institué dans sa maisonnée un régime de discipline qui terrorisait son fils. Il mourut alors que Stangl avait huit ans. Ce dernier quitta l’école à l’âge de quinze ans pour suivre une formation au terme de laquelle il devint le plus jeune maître tisserand d’Autriche -l’époque la plus heureuse de sa vie, confia-t-il à Gitta Sereny.
L’ambition le poussa bientôt à rechercher une situation qui lui permettrait de s’élever davantage dans la société. À l’âge de vingt-trois ans, il posa sa candidature à l’école de police de Vienne qui, après quelques difficultés, finit par l’accepter. Au terme d’une année de formation qui se révéla particulièrement éprouvante, le jeune promu fut affecté à la police de rue, puis à la répression des manifestations. Son avancement fut rapide. Et pour avoir découvert une cache d’armes appartenant aux nazis -lesquels avaient assassiné quelque temps auparavant le chancelier Dollfuss (juillet 1934)- il fut décoré de l’Aigle autrichien et intégra l’école du Département d’enquête criminelle. Pour moi, je le sais maintenant, c’était le premier pas sur le chemin de la catastrophe, dit-il à ce propos. En 1935, il fut nommé à la division politique du Département d’enquête criminelle de la ville de Wels, qui abritait un foyer d’activités illégales nazies. C’est à cette époque qu’il épouse la jeune femme à laquelle il était fiancé et qu’il aima profondément toute sa vie. Puis vint l’annexion de l’Autriche par Hitler en mars 1938. Un climat de terreur s’installa dans tout le pays, jusque dans le département dans lequel il travaillait (deux de ses directeurs furent abattus par les nazis, l’ancien ministre de la Justice fut envoyé dans un camp de déportation).

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La question de savoir si Stangl avait adhéré au Parti nazi avant l’Anschluss reste obscure. Lui-même le nia constamment, mais d’autres témoignages introduisent le doute. Quoi qu’il en soit, le fait est qu’il s’arrangea avec l’un de ses amis, Ludwig Werner, pour que son nom figurât sur la liste des membres (illégaux) du parti avant 1936.

À cet instant débuta ce que Gitta Sereny appelle la fusion fatale entre son caractère et la séquence des événements.

En janvier 1939, le département politique dans lequel travaillait Stangl fut absorbé dans le quartier général de la Gestapo, et lui-même fut promu au rang de KriminalOberassistent. Son chef était un Allemand, George Prohaska, un homme pour lequel il éprouva immédiatement une haine viscérale. Son premier pas effectif dans le processus progressif de corruption fut la signature qu’on exigea de lui d’un document attestant qu’il renonçait à appartenir à l’Église catholique et se déclarait simple croyant en Dieu. S’il souscrivit à cette demande, c’est qu’il avait pris peur, ayant appris que son nom figurait sur la liste de ceux qui devaient être fusillés après l’Anschluss; en outre, une action disciplinaire avait été engagée contre lui parce qu’il avait arrêté un braconnier qui s’était révélé être un haut dignitaire du Parti nazi. Bien que Stangl n’ait jamais été un pratiquant assidu, l’Église catholique représentait à ses yeux le symbole par excellence de la respectabilité et de l’ordre qu’il avait pour mission de défendre, en sorte que la signature de ce document constituait un véritable acte de soumission aux nouvelles autorités du pays.

Un jour, comme il relatait à Gitta Sereny les comportements brutaux des Allemands, il évoqua le souvenir de l’arrestation de l’un de ses anciens chefs, le Dr Bellinger, qui fut torturé par les nazis. Et, jaillissant brutalement de son for intime, il eut soudain ces mots trop longtemps réprimés: J’aurais dû me tuer en 1938. C’est là que tout a commencé pour moi. Je dois reconnaître ma culpabilité. Ce fut là le seul moment jusqu’à la toute fin de leurs entretiens où il admit qu’il avait été lâche. Mais il resta au contraire bien en vie, et le processus d’avilissement se poursuivit.

En novembre 1940, Stangl, qui venait d’être promu, fut convoqué à Berlin. L’ordre, signé de Himmler, stipulait qu’il était muté à la Fondation d’utilité publique pour les soins curatifs et asilaires. Une fois sur place, il fut informé qu’on lui avait confié la charge de directeur de la police d’un institut spécialisé dépendant de cette fondation dont les quartiers généraux étaient situés au n° 4 de la TiergartenStrasse à Berlin. À cette adresse était situé le centre de ce qui fut pendant des années l’opération la plus secrète dans tout le IIIe Reich: tout d’abord, l’administration de la mort miséricordieuse aux handicapés mentaux et physiques en Allemagne et en Autriche, puis, plus tard, celle de la Solution finale, l’extermination des Juifs. Stangl se trouvait désormais affecté à l’un des postes clés du programme d’euthanasie.
Comment Franz Stangl se souvient-il avoir réagi à cette offre?

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J’étais … J’étais sans voix. Et puis finalement j’ai dit que je ne me sentais pas particulièrement apte pour cette affectation.

On lui assura que les seuls patients concernés par cette mesure étaient les malades incurables, le diagnostic étant établi par trois médecins, et qu’il n’aurait à s’occuper que du respect de la loi et de l’ordre. Mais on lui fit aussi comprendre que sa nomination était la preuve de l’exceptionnelle confiance qu’on avait placée en lui; s’il refusait, bien sûr l’action disciplinaire engagée à son encontre serait poursuivie et il devrait retourner sous les ordres de Prohaska. Ces arguments n’eurent aucune peine à le convaincre d’accepter.
À la question de savoir s’il éprouva par la suite des scrupules, Stangl répondit:

Pendant longtemps. Après les deux ou trois premiers jours, j’ai dit à Reichleitner que je ne pensais pas que je pourrais supporter ce travail. Entre-temps, j’avais appris que le policier qui avait occupé ce poste avant moi avait été relevé à sa demande parce qu’il éprouvait des douleurs d’estomac. Moi non plus je ne pouvais pas manger. On ne pouvait tout simplement pas.

Ainsi il était possible de demander à être déchargé?

Oui. Mais Franz Reichleitner m’a dit: Que croyez-vous qu’il adviendra de vous si vous faites de même? Souvenez-vous de Ludwig Werner. Il était bien sûr au courant que mon ami Werner avait été envoyé en camp de concentration. Non, j’avais très peu de doute sur ce qui m’arriverait si je retournais à Linz auprès de Prohaska [En réalité, Ludwig Werner avait été envoyé en camp, non pour avoir demandé à être relevé de ses fonctions, mais parce qu’il avait entretenu des relations financières avec un Juif].

Au printemps 1942, Franz Stangl est nommé en Pologne. Le lieutenant-général Odilo Globonick -qui avait la main haute sur toutes les opérations de liquidation des Juifs et dont Stangl prétend tout ignorer à l’époque- lui confie la construction du camp de Sobibor, destiné, lui dit-il, à la remise en état des troupes qui avaient subi de sérieux revers en Russie. Ce n’est que quelque temps plus tard, lors d’une rencontre à Belsen avec l’inspecteur des camps, Christian Wirth, surnommé Christian le Sauvage, qu’il apprend la véritable destination du Läger de Sobibor. Ce jour-là marqua sa première rencontre avec la réalité de la politique d’extermination menée par les nazis en Pologne. Le moment aussi où il se trouva confronté à l’obligation cruciale de faire des choix et, le cas échéant, de braver des risques mortels.

Mais il ne résista pas, tout simplement, comme l’écrit Gitta Sereny, parce que ce n’était pas dans son caractère –It wasn’t in him.

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Berlin, TiergartenStrasse, mémorial aux victimes de l’Aktion T4

Je dis à Wirth que je ne pouvais pas le faire, que j’étais tout simplement incapable d’exercer un tel emploi. Il n’y eut ni argument ni discussion. Wirth se contenta de rétorquer que ma réponse serait rapportée au QG et qu’entre-temps, je devais retourner à Sobibor. Dans les faits, j’allais à Lublin où je tentais à nouveau d’avoir une entrevue avec Globonick. En vain. Il ne voulut pas me recevoir. Lorsque je suis enfin retourné à Sobibor, Michel [un de ses amis] et moi-même avons parlé, parlé. Nous sommes tombés d’accord que ce qu’ils faisaient était un crime. Nous avons songé à la possibilité de déserter. Nous avons discuté de ce projet un long moment. Mais comment? Où pouvions-nous aller? Qu’arriverait-il à nos familles?

Il s’arrêta, il s’arrêta à cet instant, de même qu’arrivés à ce point, Michel et lui-même ont dû cesser de parler parce que, s’il n’y avait rien qu’ils puissent ou osent faire, il n’y avait tout simplement rien à ajouter, commente G. Sereny. La suite du récit de Stangl mérite toute notre attention, parce que c’est durant ces journées clés que tout bascula pour lui et qu’il fut définitivement happé dans un engrenage infernal.

Maintenant, les exterminations avaient réellement commencé; elles avaient lieu juste sous vos yeux. Que ressentiez-vous?

A Sobibor, on pouvait éviter de voir presque tout ce qui s’y passait. Tout avait lieu si loin des bâtiments du camp. Tout ce à quoi je pensais c’était que je voulais sortir de là. J’élaborais combinaisons sur combinaisons, plans sur plans. J’entendis dire qu’il y avait une nouvelle unité de police qui venait d’être formée à Mogilev. Je retournai à Lublin et remplis une demande de transfert. Je n’en ai plus jamais entendu parler.

Durant le séjour de la famille sa femme découvrit les atrocités qui avaient lieu à Sobibor. Horrifiée, elle lui demanda des explications. Mais il refusa de lui en donner, alléguant qu’il ne pouvait discuter avec elle de questions de service (sic), et se contenta de lui répondre: Quoi qu’il se passe de mal, je n’ai rien à voir avec ce qui a lieu ici. Soudainement convoqué à Varsovie par Globonick, Stangl, inquiet, confie sa femme et ses enfants à son ami Michel pour qu’il les ramène chez eux. Globonick l’informe de ses nouvelles fonctions -soi-disant simples fonctions de police:

Vous allez à Treblinka. Nous y avons déjà envoyé des centaines de milliers de Juifs, mais rien ne nous a été renvoyé, ni argent ni vêtements. Je veux que vous alliez voir ce qui arrive à ces affaires, où elles disparaissent.

Mais cette fois, vous saviez où vous étiez envoyé; vous saviez tout sur Treblinka: que c’était le plus grand camp d’extermination. C’était votre chance: vous étiez enfin là, en face de lui. Pourquoi ne lui avez-vous pas dit que vous ne pouviez pas continuer ce travail?

Vous ne voyez pas? Il me tenait exactement là où il voulait que je sois. Je n’avais aucune idée d’où était ma famille. Michel avait-il réussi à les faire sortir? Ou peut-être avaient-ils été stoppés en route? Étaient-ils tenus en otage?

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Mais, même si c’était le cas même en admettant qu’il y avait un danger, est-ce que tout n’était pas préférable, à ce moment-là, à ce travail en Pologne?

Oui, c’est c’est ce que nous savons maintenant, ce que nous pouvons dire aujourd’hui. Mais à l’époque … ?

Cet argument, commente Gitta Sereny, court à travers toute l’histoire de Stangl. C’est la question la plus essentielle contre laquelle je n’ai cessé de buter en parlant avec lui. Je ne savais pas lorsque je conversais avec lui -et je ne sais toujours pas maintenant- jusqu’à quel point un être humain peut prendre une décision morale à la place d’un autre, et prétendre qu’il aurait dû avoir le courage de risquer la mort.

C’est, en effet, la question la plus troublante, la plus difficile que pose le cas Stangl. Question que Gitta Sereny a le courage et l’honnêteté intellectuelle de poser et qu’il est bon que nous nous posions à notre tour: peut-on formuler à l’endroit d’autrui un devoir d’héroïsme?

L’arrivée à Treblinka fut un moment d’apocalypse: l’odeur pestilentielle de chair humaine calcinée qui vous saisissait à la gorge, les centaines de cadavres jonchant le sol. Treblinka, ce jour-là, était la chose la plus horrible que j’ai vue durant le IIIe Reich. C’était l’Enfer de Dante, dit Stangl.

Une rapide enquête lui apprit que les biens des Juifs étaient volés avant même de parvenir à Varsovie. De retour dans la capitale, Stangl en informa Globonick, puis lui décrivit la situation à Treblinka: C’est la fin du monde, lui dis-je, et je lui parlai des milliers de corps qui pourrissaient à ciel ouvert. Il me répondit: C’est bien le but, que ce soit la fin du monde pour eux.

Ayant quitté Globonick, Stangl se rendit sur le champ chez le nouveau chef de la police de Varsovie qui était un ami de sa femme. Il lui demanda son appui pour obtenir son transfert. Malgré ses bonnes paroles, l’homme ne fit rien et cette démarche n’eut pas plus de succès que les précédentes. De retour à Treblinka, Stangl reprit ses activités d’administration du camp.

Mais, vous et Michel, des mois auparavant vous aviez reconnu que ce qui se faisait là était un crime. Comment pouviez-vous prendre quelque part que ce soit dans ce crime?

C’était une question de survie, toujours de survie. Tout ce que je pouvais faire, alors même que je poursuivais mes efforts pour en sortir, était de limiter mes propres actions dont, en toute conscience, j’avais à répondre. A l’école de formation de la police, on nous avait enseigné -je m’en souviens, c’était Rittmeister qui répétait toujours cela -que la définition d’un crime devait réunir quatre conditions: il devait y avoir un sujet, un objet, une action et une intention. Si l’un de ces éléments manquait, alors nous n’avions pas affaire à un délit punissable.

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Trouvé dans la terre, Sobibor

Je ne vois pas comment vous pouviez sérieusement appliquer cette définition à votre situation.

La seule façon pour moi de vivre était de compartimenter ma pensée. En agissant ainsi, je pouvais appliquer cette définition à ma propre situation. Si le sujet était le gouvernement, l’objet les Juifs, l’action le gazage, alors le quatrième élément, l’intention [il l’appelait la libre volonté] faisait défaut.

Serait-il exact de dire que vous vous étiez habitué à ces liquidations?

II resta songeur un instant. Pour vous dire la vérité, dit-il alors lentement et de façon réfléchie, oui, on s’y habituait. Bien des années plus tard au Brésil, je fus amené à faire un voyage, répondit-il, le visage profondément tendu et de toute évidence revivant cette expérience. Mon train s’est arrêté près d’un abattoir. Les bêtes dans les enclos, en entendant le bruit, s’approchèrent de la barrière et dévisagèrent les wagons. Elles étaient toutes proches de ma fenêtre, agglutinées les unes contre les autres, me regardant a travers les grillages. La pensée me vint que cela me rappelait la Pologne: c’est exactement ainsi qu’ils me regardaient, pleins de confiance, avant d’aller dans les boîtes (tins) …

Cargaison, répondit-il dans un filet de voix. Ils étaient de la cargaison …

Il leva et abaissa sa main dans un geste de désespoir. Tous les deux, nous nous sommes tus. Ce fut là une des seules minutes, durant toutes ces semaines de conversation, où il ne fit aucun effort pour dissimuler son désespoir, et l’affliction intérieure qu’il manifestait autorisa un moment de sympathie.

Il y avait tant d’enfants. Vous ont-ils jamais fait penser à vos propres enfants, à la façon dont vous vous sentiriez si vous étiez à la place de leurs parents?

Non, répondit-il lentement, parlant toujours avec un sérieux extrême et, selon toute vraisemblance, désireux de chercher une nouvelle vérité au fond de lui-même. Je voyais rarement en eux des individus. C’était toujours une immense masse. Je me tenais parfois contre le mur, et les regardais entrer dans le tube. Mais -comment expliquer?- ils étaient nus, serrés les uns contre les autres, courant, menés en avant avec des fouets comme ... La phrase s’arrêta.

N’auriez-vous pas pu changer cela? Dans votre position, n’auriez-vous pas pu empêcher la nudité, les fouets, l’horreur des enclos à bestiaux?

Non, non, non! C’était le système. Et parce qu’il fonctionnait, il était irréversible.

Quels étaient les sentiments personnels de Stangl à l’égard des Juifs? Avait-il suivi un endoctrinement particulier en vue de le préparer à la tâche qui était la sienne?

Cette histoire raciale, prétendit Stangl, était secondaire. Sinon, comment aurait-il pu y avoir tous ces Aryens honoraires? Ils avaient coutume de dire que le général Milch était Juif, vous savez.

L’affaire raciale était secondaire, pourquoi alors toute cette propagande de haine?

Pour conditionner, répondit-il, ceux qui devaient appliquer cette politique; pour rendre possible qu’ils fassent ce qu’ils faisaient.

Si vous n’éprouviez pas un fort sentiment de loyauté envers le Parti et ses idées, en quoi croyiez-vous durant ces mois en Pologne?

A la survie, répondit-il immédiatement. Au milieu de toute cette mort, à la vie. Et ce qui me soutenait était ma croyance, ma croyance fondamentale, dans l’existence d’une juste rétribution.

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Mais vous connaissiez votre propre position. Vous qui aviez si peur d’hommes tels que Globonick, Wirih, Prohaska, comment se fait-il que vous n’avez pas eu tout aussi peur de cette juste rétribution, dont vous étiez certain qu’elle existe et qui, à terme, devait nécessairement s’exercer contre vous?

Tout cela faisait partie du système que j’avais élaboré pour moi-même. Je suis responsable seulement devant ma conscience et devant Dieu. Moi seul je sais ce que j’ai fait de mon propre vouloir. Et de cela je peux répondre devant Dieu. Mais ce que j’ai fait sans ou contre ma volonté libre, de cela je n’ai pas à répondre.

Bien que Stangl fût un homme solitaire et peu communicatif, l’amour qu’il portait à sa femme fait d’elle un témoin privilégié. Aussi Gitta Sereny l’a-t-elle longuement interrogée dans sa maison au Brésil. Un passage particulièrement saisissant de son témoignage se rapporte à cette période de leur vie où Stangl exerçait, sans qu’elle le sût, les fonctions de commandant du camp de Treblinka. Stangl passa le mois de juillet 1943 avec sa femme à laquelle il ne cessa de répéter qu’il n’était en rien responsable de ce qui se passait à Treblinka et que son seul souci était de sortir de là.

Mais, au moment où il est arrivé pour le séjour d’été, j’avais cessé d’y croire; ç’avait été trop long. Et maintenant, je commençais à percevoir de terribles changements en lui. Personne d’autre ne les voyait. Et moi-même, je n’eus que de simples aperçus fugitifs de l’autre homme qu’il était devenu. Quelqu’un avec un visage différent; complètement changé, quelqu’un que je ne connaissais pas. Ce visage que vous avez vu en prison, rouge, gonflé, les veines saillantes, vulgaire, lui qui n’était jamais grossier ni vulgaire, qui était toujours tendre et aimant. C’est alors que j’ai commencé à le tourmenter, du moins est-ce ainsi qu’il appelait mon comportement à son égard. Je lui demandais sans cesse: Paul, pourquoi es-tu encore là-bas? Cela fait un an maintenant. Plus d’un an. Tout le temps, tu disais que tu t’arrangerais pour obtenir ta mutation par quelque moyen. Paul, j’ai peur pour toi! J’ai peur pour ton âme! Tu dois partir. S’il le faut, enfuis-toi! Nous irons avec toi. N’importe où. Comment? disait-il. Ils m’attraperaient. Ils attrapent tout le monde. Et ce serait la fin pour nous. Moi dans un camp de déportation, toi dans un Sippenhaft [camp de détention pour les proches de ceux qui étaient devenus suspects], les enfants peut-être aussi. C’est impensable! Voilà ce qu’il me répondait. Eh bien, vous savez, je ne songeais pas à la victoire ou à la défaite de l’Allemagne; je pensais seulement à lui, à mon mari, à ce qui se passait dans son for intérieur, et je continuais à le tourmenter. Il se mettait alors dans des colères terribles, ce qui n’était pas dans son caractère. C’est à cela que vont ressembler mes vacances? criait-il. Ne vas-tu pas enfin cesser de m’importuner? Moi … Moi … Je ne pouvais plus être avec lui. Vous comprenez … Près de lui. C’était terrible pour nous deux.

La femme de Stangl était une chrétienne fervente. Aussi tenta-t-elle, dans son désarroi, de chercher conseil auprès d’un prêtre.

Nous étions alors à la montagne avec cet ami de ma mère, un prêtre, le père Mario. Un jour, je lui dis: Mon Père, je dois vous parler. Je veux vous parler sous le secret de la confession. Il est mort maintenant, aussi je peux vous raconter cette histoire. Je lui relatai ce qui se passait à Treblinka: Je sais que vous ne me croirez pas, mais il y a un endroit en Pologne où ils tuent des gens, des Juifs. Et Paul, mon Paul, est là-bas. C’est là qu’il travaille. Que dois-je faire? Je vous en supplie, dites-moi! Aidez-moi! Donnez-moi un conseil!

Vous voyez, je pensais que les prêtres avaient des solutions, qu’il existait des couvents dans les montagnes où l’on pouvait disparaître et se cacher. J’avais entendu parler de choses semblables. Sa réponse m’a causé un tel choc! Je m’en souviens encore. Il a essuyé son visage avec sa main, puis m’a dit: Nous vivons des temps terribles, mon enfant. Devant Dieu et devant ma conscience, si j’étais à la place de Paul, j’agirais de même. Je l’absous de toute faute. Je l’ai quitté comme un zombie, comme dans un rêve, un cauchemar plutôt. Comment pouvait-il? Puis je me suis dit: il est vieux, peut-être sénile; c’était la seule explication.

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Pie XII

Après tout, c’était un prêtre … J’avais porté avec moi cette situation pendant une année. J’avais réfléchi, réfléchi et pleuré, et m’étais angoissée jusqu’à m’en rendre malade de ce qui arriverait à mon Paul, sinon ici-bas, du moins après sa mort … Et puis ce prêtre avait pris la chose, je ne dis pas calmement, mais, enfin, comme un état de fait. Je ne savais plus quoi penser.

La révolte de Treblinka début août 1943 mit fin aux activités du camp. Les nazis ordonnèrent son démantèlement en novembre et une ferme, louée à des Ukrainiens, fut installée sur les lieux du camp.

Sa faute n’est pas tant le mal qu’il a commis de ses propres mains que celui, effroyable, qu’en raison de son absence de force d’âme, de lucidité morale et de courage, il a laissé se perpétrer et dont il était tout à la fois le responsable officiel et l’instrument. Cet homme se mentait à lui-même, comme il mentait à l’être qu’il aimait et dont il redoutait le jugement. Pris dans une espèce de dédoublement de soi, il ne pouvait tenter de justifier ses actions qu’en se confiant, telle une bouée de sauvetage, à la notion de volonté libre.

Mais cette volonté libre est une pure abstraction, l’abstraction d’un sujet qui ne s’estime responsable que de ce qu’il a voulu lui-même et non de ce qu’il a été ou de ce qu’il a fait; l’abstraction d’un sujet qui, en réalité, n’a ni consistance ni concrétude: un pur fantôme métaphysique cherchant désespérément à préserver sa prétendue intégrité morale.
Sous prétexte de l’innocence de sa volonté libre, Stangl se croyait autorisé à pratiquer une dissociation entre ses actes et sa conscience, comme si la seule réalité qui ait compté était que cette dernière demeure à ses yeux exempte de toute faute. Que la réalité à laquelle il était confronté ait concerné non la pureté de son âme, mais le meurtre de près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants, était une donnée qui paraît lui avoir échappé, et cela aussi bien durant la guerre que vingt-cinq ans plus tard. Dans de pareilles circonstances, ce ne sont pas les intentions de la conscience qui importent, mais les actes. Aucun tribunal n’a jamais accepté que la restriction mentale constitue un argument de défense recevable. La notion même de responsabilité signifie que nous avons à répondre de nos actions, que nous ayons ou non agi en plein accord avec nous-mêmes et il en est ainsi, non seulement du point de vue pénal, mais également du point de vue moral.

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Arno Brecker, mission diplomatique yougoslave, Berlin

Il n’est pas nécessaire qu’on ait agi de bon gré, qu’on ait adhéré intérieurement à son acte ou qu’on ait désiré ou voulu les conséquences de son acte pour en être responsable. On est donc notamment responsable des actes accomplis sous la menace. Car, s’il est vrai que dans ce cas on agit à contrecœur, on agit malgré tout intentionnellement, dans un but précis qui est d’éviter qu’autrui réalise le mal dont il nous menace

Dictionnaire d’Éthique et de Philosophie Morale, P.U.F.

Durant ses longs entretiens avec Gitta Sereny, Stangl ne s’est jamais ému du destin des Juifs gazés à Treblinka, et il n’a pas manifesté le moindre regret ou remords d’y avoir participé. Jamais, ni à l’époque ni même vingt-cinq ans plus tard, les victimes n’ont regagné à ses yeux leur visage et leur identité d’êtres humains: elles sont restées une cargaison. Son principal souci, ce qui seul lui importait, était d’affirmer l’innocence de sa conscience.

Ma conscience à propos de ce que j’ai moi-même fait est claire, dit-il avec les mots qu’il avait sans cesse employés durant son procès et tout au long des semaines précédentes, revenant sans arrêt sur le sujet.

Mais cette fois [écrit Gitta Sereny], je ne dis rien. Il fit une pause et s’arrêta. La pièce baignait dans le silence.

Je n’ai jamais intentionnellement fait de mal à quiconque, ajouta-t-il avec une insistance moins marquée, moins incisive.

Il attendit encore un long moment. Pour la première fois durant ces longues journées, je ne lui apportai aucune aide. Le temps était révolu. Soudain, il s’agrippa à la table des deux mains, comme pour s’y accrocher:

Mais j’étais là, soupira-t-il, d’un ton de résignation, étonnamment froid et fatigué. Ces quelques phrases avaient mis près d’une demi-heure à être prononcées.

Alors oui, dit-il finalement, très calmement, en réalité je partage la culpabilité. Parce que ma culpabilité … Ma culpabilité … Maintenant que j’ai seulement maintenant durant ces conversations … Parlé pour la première fois … Et il se tut. L’expression ma culpabilité avait été enfin prononcée, et son effet se lisait dans l’affaissement de son corps, de son visage. Après une minute, il poursuivit d’une voix morne sa timide tentative. Ma faute est que je suis encore là. Voilà toute ma faute. Encore là. J’aurais dû mourir.

Voulez-vous dire que vous auriez dû mourir ou avoir le courage de mourir?

Vous pouvez le dire comme ça, répondit-il avec lassitude.

Vous dites cela aujourd’hui, mais à l’époque?

C’est vrai, répondit-il lentement, mésinterprétant peut-être volontairement ma question. J’ai eu quelques vingt années supplémentaires, vingt bonnes années. Mais croyez-moi, maintenant, aujourd’hui, je préférerais m’être tué plutôt que ceci, et il me montra la petite pièce de la prison. Je n’ai plus d’espoir, dit-il avec froideur comme s’il se contentait de constater un simple fait, et il ajouta tout aussi calmement: De toute façon, cela suffit maintenant. Je veux mettre un terme à ces conversations que nous avons eues ensemble … Et … Que tout soit fini. Qu’il y ait une fin.

Dix-neuf heures plus tard, Stangl décédait d’une crise cardiaque.

Je crois qu’il est mort, conclut sobrement Gitta Sereny, parce qu’à la fin, même de façon brève, il avait fait face à lui-même et avait dit la vérité. Cela avait été un effort monumental pour atteindre ce moment fugitif où il devint l’homme qu’il aurait pu être.

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Treblinka

On ne saurait établir une quelconque mesure entre la situation de Stangl et celle qui fut le lot commun des millions de victimes du nazisme. Confondre les bourreaux avec les victimes est, comme l’écrit Primo Levi une maladie morale, une coquetterie esthétique ou un signe de sinistre complicité.

Ce qui n’empêche pas de se demander si Stangl n’est pas, à son tour, une victime.

Les autorités nazies l’avaient emporté dans l’engrenage de sa propre docilité. Il ne me paraît pas abusif de considérer qu’au-delà de sa personne, une part du mal que Stangl a endossé et couvert de son autorité tient à l’existence même du régime totalitaire. Ce qu’écrit Primo Levi, à propos des prisonniers fonctionnaires dans les camps, en particulier des Kapo, me semble s’appliquer, dans une certaine mesure, à un homme comme Stangl:

Avant de discuter successivement des différents motifs qui ont poussé quelques prisonniers à collaborer dans une mesure variable avec le vainqueur, il faut toutefois affirmer avec force que devant des cas humains de ce genre, il serait imprudent de prononcer immédiatement un jugement moral. Il faut poser clairement comme principe que la faute la plus grande pèse sur le système, sur la structure même du système totalitaire, et qu’il est toujours difficile d’évaluer le concours apporté par les collaborateurs individuels (jamais sympathiques, jamais transparents). C’est un jugement que nous voudrions confier uniquement à ceux qui ont eu la possibilité de vérifier sur eux-mêmes ce que signifie le fait d’agir en état de contrainte.

Le destin de Franz Strangl est celui d’un homme pris au piège de l’enchaînement des événements, de son désir de se protéger conjugué à son incapacité à assumer ses actes comme étant proprement les siens. Mais que signifie au juste être pris au piège? Dans le témoignage recueilli par Gitta Sereny, on suit clairement les différentes étapes de la corruption morale qui a conduit Stangl jusqu’à Treblinka: le mensonge par lequel il se fait inscrire sur la liste des nazis illégaux en Autriche avant l’Anschluss, la signature du document qui atteste son renoncement à toute appartenance à l’Église catholique, l’acceptation de sa mutation au sein du programme d’euthanasie, puis, finalement, sa nomination à Sobibor et à Treblinka. À quel moment le pas décisif a-t-il été franchi? Quelle est l’étape qui a conduit à sa véritable soumission? Lui-même avoua à Gitta Sereny qu’il aurait dû se suicider dès le début, en 1938. Mais c’est là l’effet trompeur d’une vision rétrospective des choses, puisqu’il ne pouvait savoir à l’avance vers quoi le conduiraient ses premiers mouvements de capitulation.

La soumission à l’autorité par quoi un individu perd sa liberté d’agir est un processus graduel. Aucune étape n’est, comme telle, décisive, à l’inverse d’une décision dont on sait, au moment où on la prend, qu’elle engage l’avenir tout entier (décider d’avoir des enfants, par exemple). Ce n’est que rétrospectivement que le processus apparaît comme une série d’événements intrinsèquement -bien que non nécessairement- liés les uns aux autres, et c’est toujours l’étape précédente, déjà franchie, qui rend possible et ouvre à la suivante, même si le processus ne répond à aucune nécessité et qu’il puisse à tout moment être interrompu. Cette indétermination, cette discontinuité dans le flux des actions sont vraies en théorie, mais, au plan psycho-sociologique, les choses se passent différemment. Celui qui a renoncé à sa liberté de dire non est déjà soumis, une fois le premier comportement d’obéissance obtenu, le sujet est en quelque sorte ferré.

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Une photo, prise à Treblinka nous montre Stangl sanglé dans sa tunique blanche, une cravache à la main, des bottes noires parfaitement astiquées aux pieds: le commandant du camp incarnant la force tranquille et, pour cette raison, inquiétante de l’autorité absolue. Ce même individu, nous l’avons vu se liquéfier sous nos yeux, révéler son inconsistance intérieure, sa peur, sa lâcheté, son incapacité à prendre conscience de sa responsabilité, pire encore: à éprouver a l’égard des victimes le moindre sentiment de compassion ou le plus petit remords. Est-ce là une personne à part entière, fût-elle cruelle, dotée de la forte conscience d’une identité propre, qui nous apparaît?

Loin s’en faut. Otez-lui son uniforme, voyez-le dans la nudité de l’homme, dépouillé de l’autorité de sa fonction; que reste-t-il? Rien. Un individu sans fond, sans intériorité. Personne. Une poupée de chiffon. En rien différent du garçon de café de Sartre qui joue son rôle avec la perfection et la dignité impeccable qu’on attend de lui.

Michel Tereschenko