Et en ce point, avec la sympathie que tout espoir même déraisonnable suscite, on peut vouloir suivre Mallarmé au-delà d’Igitur dans son existence: quand, mille fois, il rejette, l’esprit meurtri ou las, ce qu’il appelle son vice, mais ne cesse d’y revenir et écrit ainsi quelques grands poèmes qui disent cette passion, cette rêverie. L’un d’eux, le sonnet en yx essayant d’ailleurs d’accomplir en vers le forcement qu’Igitur tenta pour sa part en prose: ce sonnet blanc et noir se réfléchissant de toutes les façons, qui semble la photographie d’une chambre vide.
Mais je préfère revenir à ce que j’ai appelé l’effet du photographique pour évoquer, serait-ce brièvement, au moins une autre façon qu’eut l’époque d’y réagir, ce qui permettra de mieux percevoir la différence de Mallarmé, et de quel arrière-plan celle-ci s’est détachée, consciemment, volontairement peut-être.
De ces réactions, il y en eut de diverses sortes, et qui furent souvent à niveau profond dans le rapport de la personne à soi-même car l’occasion l’imposait, est-il besoin de le rappeler? Dans le passé de la civilisation occidentale il n’avait certes jamais été difficile de se laisser envahir par le spectacle abyssal du grain des pierres ou des rides sur un visage, et même on avait pu accéder ainsi, par conscience prise de cet au-delà du sens, à des expériences extrêmes: Jacob Böhme, un exemple parmi bien d’autres qui mériteraient attention- fit de la contemplation de la lumière sur une cruche le seuil d’une illumination où le néant avait place.
Mais ce qui fut nouveau avec la photographie, et brusquement décisif, c’est que cette épiphanie du néant quittait son lieu antérieur, celui de l’existence vécue parmi, directement en somme, les choses, pour passer au plan de l’image, qui est celui où la pensée se cherche, se met en question, se décide, se trouve des voies nouvelles. Et les conséquences de cette irruption du néant au sein des images furent vite, et bien au-delà des simples réactions d’inquiétude dont j’ai donné Poe pour exemple, de véritables ébranlements de la pensée et des actes: un de ces contrecoups au moins étant extrêmement dangereux si ce n’est pas même dévastateur.
C’est, en effet, de l’idée du non-sens de tout suggérée par le détail infini de l’image photographique, ce hasard mis à nu, que s’est nourrie, au XXéme siècle, et n’eut cesse de s’aggraver, nous sommes maintenant au cœur de l’orage, la fascination nihiliste de ces aspects de pure matière qui sont dans l’être de la personne le revers de l’habit humain. Là où l’on s’était contenté dans les daguerréotypes et autres premiers clichés d’observer les traces d’eau laissées par la pluie sur le pavé d’une rue, là maintenant on apprend, du fait d’instantanés qui peuvent prendre de court le projet même du photographe, à regarder sans ciller le spectacle du monde comme dépourvu de sens, le monde comme un spectacle.
Mais une réaction, elle positive et profondément bénéfique, à l’épiphanie du non-sens dans les images était possible, et eut lieu. Et si je m’attarde un instant à ces considérations sur l’après-Daguerre, c’est que cet autre événement se produisit dans les années mêmes où Mallarmé se préparait à ses découvertes du néant et de la beauté: et qu’outre sa valeur propre il y a en lui de quoi révéler que de grands enjeux furent occultés, et non vraiment récusés, par la poétique mallarméenne. Et c’est là une voie qui ne s’éloigne pas du photographique, lequel en aura donc été, au moins pour une part, l’origine, par son effet inquiétant.
Qui, en effet, pourrait mieux relever le défi de la grande image nouvelle, réfuter l’éloquence muette du détail qui y crie le non-sens du monde, sinon les photographes eux-mêmes? Car ce détail dévastateur, ceux-ci ont bien souvent, le plus souvent, à le rencontrer ailleurs que dans la granulation d’un vieux mur ou l’eau de la pluie sur la vitre: le percevant dans les rides et le désordre des traits sur tel visage qui dans l’objectif ou sur le papier du tirage sort de son flou du premier instant, et par degrés se précise. Et ces veilleurs, ces guetteurs de première ligne peuvent donc entendre la voix nocturne qui veut défaire la chose humaine, mais au même ins¬tant et au même point dans l’image ils ont aussi le pouvoir, grâce à leur captation d’une expression, d’un regard -signes d’une émotion ou d’une pensée-, de se refuser à la suggestion nihiliste. Accomplissant alors la synthèse de la présence.
Le photographe, prenant sa photographie, peut faire qu’il y ait, là aussi, de la présence, il peut même en souligner, en dégager le fait propre, dans la grisaille des affairements de l’exister quotidien: et cela, ce regard averti et recréateur, c’est aussi un effet de l’invention de Daguerre, et qui mérite autant que l’autre d’être repéré et offert à la réflexion. Pour la première fois, ai-je dit plus haut, le néant a été, par et sur la photographie, manifesté et même fixé dans l’univers des images. Mais voici qu’on peut en dire autant de cette présence qui en est bien le contraire!
Pourquoi? Parce qu’en peinture on savait, c’est vrai, ce qu’est un visage, un regard, on pouvait donner l’impression de la transcendance qui est en eux, Piero della Francesca attestait dans son Christ de résurrection d’une présence sans faille, Raphaël dans son Balthazar Castiglione montrait bien ce qu’est l’individuel dans la saveur de sa différence, mais les tableaux n’en sont pas moins, simplement, l’idée non le fait de la personne réelle, de son geste dans son instant, de ce qu’on peut dire sa vraie présence, laquelle ne ressort que du tout de ce qu’est un être.
Et en photographie, en revanche, qu’un œil affectueux sache voir le geste, précisément, le geste de la personne dans l’instant où il se jette hors de soi vers l’interlocuteur ou la circonstance, et cette fois c’est la totale réalité de l’être existant qui a paru devant nous, et nous parle, directement. À côté de l’effet de néant propre au détail infini du photographique, ou plutôt en sa profondeur, surgissant de lui comme des cendres la flamme, un autre effet, effet d’être. Et de quoi mobiliser des esprits qui savent en photo aimer et accentuer ce possible, et aident ainsi cette pratique qui peut être désespérante et risque d’être fatale à se dégager des fascinations pernicieuses que j’ai déjà évoquées.
La multiplication à l’infini des photographies qui ne saisissent que le dehors de la vie contribue à la fin du monde. Mais des photographes, grands en cela, cherchent à sauver celui-ci.
Je pense évidemment à Nadar déjà, à ses portraits de Gérard de Nerval, de Marcelline Desbordes-Valmore, de Baudelaire. Sur ces visages marqués par les frustrations de la vie, dévastés parfois par la décrépitude des corps, les accidents de la simple chair ne manquent pas, qui sont le dehors du sens, le déni apparent de l’être, mais dans cet au-delà de la signification ce grand esprit reconnaît la précarité, la fugitivité, comme la présence même, laquelle est d’autant mieux perçue dans une personne qu’on la voit plus fort menacée.
Et voit donc que ce qui aurait pu induire à la pensée du néant se fait un signe, qui prend sa place parmi tous ceux qui font que nous sommes, un signe dont on peut même dire qu’il est celui qui, signe de présence, signe de cet absolu, est à l’origine de tous les autres. La première photographie, fascinée par l’épiphanie du non-sens, aurait pu excaver le fait humain, le retourner de sa bêche, laisser s’éteindre son peu de vie dans les gravats de ce sol noirâtre. Avec Nadar et d’autres d’ailleurs, dès son époque, elle lui assure un avenir.
Qu’a pensé Mallarmé de ce projet de Nadar? De l’intérêt de ce grand esprit pour ces vivants dont lui, Mallarmé, disait pour sa part -il l’écrivit à Verlaine- qu’ils n’ont pas lieu? Et que faisait-il, au secret de soi, de l’impression que quelques photographies durent bien lui laisser de quelques hommes ou femmes, ou enfants, qui à leur façon eurent lieu pourtant, et qu’il aima avec autant de cœur qu’aucun autre, ainsi Baudelaire, ainsi justement ce Verlaine dont il serre la main à la fin de cette lettre émouvante? Il y a dans les archives Nadar quelques lignes où Mallarmé, s’adressant à un photographe, l’assure qu’il est l’auteur des plus beaux poèmes en prose écrits depuis Baudelaire, et j’aimerais bien pouvoir trouver là l’expression métaphorique d’un jugement par lequel le poète du Toast funèbre, comparant le travail de Nadar aux proses de Baudelaire- ces photographies aussi, quelquefois- fera il de ce travail le complément de la poésie, n’y verrait plus seulement le blason des deuils épars sur de vains murs.
Hélas! Rien sinon son dépôt chez Nadar ne permet d’estimer que ce billet lui ait été adressé. On a pensé, avec quelque raison sans doute, qu’il ne lui fut que confié, pour Charles Cros, auteur de poèmes en prose. Et nous ne saurons donc rien de la réflexion de Mallarmé sur un art qu’il voyait naître et a bien dû méditer.
Un art qui une fois vint à lui, pourtant, comme si un photographe avait commencé à comprendre à quel point l’auteur du sonnet en yx, qui parut en 1887, et dut étonner, était capable de s’impliquer dans la problématique de sa recherche: et l’avait alors questionné, par le truchement d’une certaine photographie, celle-ci tout à fait extraordinaire.