6 Des exorcismes

C’est de Degas qu’il s’agit. Degas ne fut assurément pas un photographe professionnel mais tôt dans sa vie il s’était adonné à la pratique nouvelle; et, après l’avoir longtemps délaissée, il y revint dans les dernières années du siècle avec un intérêt singulier, qui étonna ses amis: il semblait trouver à faire poser ceux-ci, de façon souvent éprouvante, une satisfaction difficile à analyser.

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Satisfaction? Inquiétude plutôt, soulagée d’affronter ce qui en serait la cause? Je noterai d’abord que Degas avait peint ou dessiné de nombreux portraits jusqu’à la fin des années 1860; que ç’avaient été là des œuvres à l’évidence soucieuses, dans le modèle, de ce que j’ai nommé la présence; et comme il ne revint au portrait qu’en revenant aussi aux travaux du photographe, et seulement désormais de cette façon, je ferai l’hypothèse que si Degas avait renoncé au questionnement direct de la présence en peinture, c’est parce qu’il avait commencé de réfléchir, lui déjà, sur les approches diverses de celle-ci chez les photographes et chez les peintres.
Ce contemporain de Nadar -et qui cadra d’ailleurs bien des scènes dans ses tableaux comme s’il les prenait sur le vif, un bras coupé sur la gauche, disons, mais d’autant plus d’immédiateté dans la saisie des figures- s’en serait ressenti le proche, à ce niveau du regard où ce sont Nerval ou Baudelaire qui comptent, dans l’énigme de ce qu’ils furent, et non l’interprétation que l’artiste ne peut jamais s’empêcher d’en faire; et, en revanche, il n’aurait donc pu que rester perplexe devant le traitement que son ami Mallarmé réserva il au visage, à l’être de la personne, à sa présence pour nous, vivants qui voulons avoir lieu, dans le miroir d’Igitur.

Néanmoins, qu’on regarde la photographie de 1895 où il a réuni Renoir et Mallarmé dans le salon de Julie Manet, et c’est bien aux évocations les plus spectrales de ce récit qu’irrésistiblement il faut bien qu’on pense; et ce que l’on sait des circonstances de la photo n’est pas pour dissuader de le faire.
Est-ce vrai? Au moins, c’est Paul Valéry qui le dit. Neuf lampes à pétrole brûlèrent dans cette salle qui sur l’épreuve paraît assez petite. Renoir et Mallarmé durent rester parfaitement immobiles dans la chaleur -et tout à fait silencieux- pendant tout un moment que Valéry, qui assista à la scène, a qualifié de terrible. Ce sont bien là les conditions qui conviennent pour que la particularité des visages, la signification des gestes soient transgressées, et que quelque chose d’autre, de très lointain, y remonte comme du fond d’un abîme.

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Photographie de Degas: Renoir et Mallarmé

Et de fait Mallarmé n’est certes pas sur cette photographie le faune debout, l’index pointé, dansant presque, que des esprits moins profonds crurent rencontrer rue de Rome, les mardis soir. Une blancheur étrange ronge ses traits, l’intensité de l’immobilité imposée produit un effet de décollement, ce corps s’absente du monde. Mallarmé et Renoir sont là les protagonistes d’un drame métaphysique aussi absolu que Hamlet comme le lisait l’auteur d’Igitur, on peut même se souvenir, devant ces deux êtres dont l’un, méditativement, est penché sur l’autre, de l’étonnement du prince qui a découvert le néant devant le roi qui a, même mort, l’illusion d’être.
Cette photographie, c’est donc comme si Degas avait rejoint Mallarmé dans la chambre nocturne, silencieuse, aux meubles comme tassés sur eux-mêmes, dont ce dernier avait fait la scène de sa pensée. Et que ne soit pas là un hasard, qu’il y ait bien eu chez Degas le désir de recréer l’atmosphère, sinon d’Igitur, dont il n’avait pas connaissance, du moins du sonnet en yx, poème que tous les proches de Mallarmé avaient remarqué et commenté, on peut le penser d’autant plus qu’à ce moment de l’histoire de la technique photographique, qui permettait depuis longtemps déjà les instantanés, et des poses bien plus rapides, rien ne l’obligeait à avoir tant soit peu recours aux plaques de verre et autres accessoires de l’époque héroïque de Daguerre. Il l’a fait, cependant, et je ne doute que ce fut avec une arrière-pensée et une intention qui avaient trait aux aspects les plus subtils et les plus troublants de l’effet du photographique.
Lui qui, pour des scènes de rue ou des évocations de danseuses, avait aimé la vérité de l’instantané, et même, jadis, l’avait pratiquée, il revint sur le tard à la photographie archaïque parce que l’immobilité profonde des daguerréotypes et leur étrange clarté sans suggestion d’atmosphère, l’une et l’autre propices à l’épiphanie du néant des choses, parlaient de non-être et d’être; et, en présence de Mme Halévy par exemple, dont il fit de magnifiques photos, visage qui monte là comme d’un puits de ténèbres, lui permettaient de revivre à son origine, de reprendre au seuil de sa suggestion, l’étonnement devant le fait d’exister que Daguerre avait répandu dans la culture contemporaine.

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Qu’en est-il, semble-t-il se demander, de notre prétention humaine à instituer de l’être là où il n’y a que le rien? Le peintre, le photographe -Degas, Nadar- ont-ils raison de s’attacher comme spontanément ils le font à la réalité personnelle, d’en attester la présence, ne faut-il pas plutôt qu’ils concluent avec Mallarmé que le maître est absent, le miroir désert, la salle vide? Avec de telles photographies au terme bientôt de son existence de peintre, et avec ce portrait surtout, qu’il a fait de Mallarmé et Renoir, Degas se pose donc la même grande question que le poète, et il est émouvant de voir que dans son anxiété il se tourne vers celui-ci avec, je croirais presque, la même sorte de confiance naïve, intimidée, que cinq ans plus tôt, lorsqu’il venait l’écouter parler de Villiers de L’Isle-Adam, mort depuis quelques mois à peine. Ce Villiers qui était comme nul autre poussé par un vent d’illusion engouffré dans les plis visibles au moment même où son geste ouvert signifiait, dit Mallarmé: Me voici.

Degas a questionné Mallarmé. Et ce qu’il faut remarquer maintenant, et pour finir, c’est qu’il ne l’a pas fait sans exprimer la réserve que l’expérience mallarméenne suscite en lui, en cette heure -minuit, en vérité- où pourtant la lumière des lampes à pétrole laisse ruisseler sur les choses et les personnes la même étrangeté angoissante qu’aux premiers vers du sonnet en yx.
Il y a sur la photographie ces deux grandes figures dont le caractère spectral semble bien confirmer la vérité du néant. Et il y a même un miroir, comme dans le sonnet ou dans Igitur, avec au fond la même blancheur d’abîme où la présence humaine se décompose: au moins faut-il le penser puisqu’on aperçoit trois personnes -trois Autres- dans cette glace de cheminée, et qu’elles y semblent très lointaines, très effacées. Mais qui sont ces témoins de l’épiphanie du non-être? Mme Mallarmé et sa fille Geneviève, auxquelles Mallarmé écrit chaque jour quand il en est séparé par les séjours à Vavins: deux êtres dont il n’aimerait guère consentir à dire qu’ils n’ont pas lieu. Et Degas lui-même, debout près de son appareil de photographie. Ce qui donne à réfléchir.

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Photographie de Bonnard

Car, d’une part, le miroir n’est donc nullement, dans cette icône de l’expérience de l’être, le lieu du rapport à soi, c’est bien plutôt le recueil de ce qui existe encore, au-dehors de cette pensée, c’est sa mémoire, disons, qu’il lui faudra effacer pour rester seule avec soi -or cet effacement va-t-il lui être possible, ces trace-ont-elles vraiment destinées à se perdre dans la rénovation de l’esprit? Et d’autre part ce Degas qui s’est voulu présent dans l’image qu’il a créée, mais en reflet seulement, comme Van Eyck dans le miroir courbe du Portrait des Arnolfini, ne veut-il pas exprimer la même pensée que ce peintre qu’il admira? Johannes de Eyck fuit hic, déclare le maître ancien, ajoutant 1434, ce qui dit à la fois l’énigme de l’instant déjà emporté dans le gouffre des siècles et la fierté des moments d’instauration. Van Eyck fut ici, en ce jour de célébration, sous le signe sans doute d’une naissance. Il a affirmé la valeur de l’ici et du maintenant. Et il est donc bien probable que c’est tout autant que lui à cette valeur qu’en s’inscrivant dans son œuvre Degas lui aussi réfère, demandant à Mallarmé d’y penser avant de confirmer par quelque nouveau poème sa poétique désespérante.

Avec ceci en plus que, photographiant, se tenant dans le gouffre du miroir par son acte de photographe, c’est donc à la photographie que Degas confie -disciple en cela de Nadar- une part au moins de la tâche qu’il suggère, faire que l’ici demeure le lieu qui vaut. Un nouveau théâtre est décidément dressé, où un nouveau venu va chercher à détourner de soi l’éternel Hamlet, penché sur la tentation du non-être.

Et de fait: qu’est-ce qui répond le mieux au personnage d’horreur qui, dans Igitur, veut noyer le moi personnel dans l’eau glacée d’un rapport absolu de la conscience à soi-même? N’importe quelle photographie, quand le visage photographié est aimé de qui la possède.

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Bonnard

Yves Bonnefoy, extraits du catalogue d’une exposition du musée d’Orsay, Stéphane Mallarmé, 1998.

Ce texte a été repris dans Sous l’horizon du langage