Et si Mallarmé s’est porté si loin, dans Igitur, et peut même nous entraîner à sa suite, c’est aussi qu’il a su évoquer dans ce texte un des moments clefs de l’expérience vécue, peut-être même celui qui en avait été l’origine.
Il y a une horloge dans cette chambre nocturne. Et quand, dans ses propres nuits de Tournon, Mallarmé voyait se former et se dissiper sous sa plume la promesse du nombre dans l’écriture des vers -certes, malheureusement, un vain nombre- sans doute aussi entendait-il déjà, écoutait-il même, le battement hypnotiquement régulier du balancier d’une horloge proche, lequel alors signifiait pour lui le temps qui se dépensait pour rien sur la page, ou encore ce cœur, le sien, dont les attachements et aspirations ne pouvaient que troubler l’effort iduméen de la poésie comme il la voulait. L’horloge était l’accompagnement symbolique dont, avant même que Mallarmé n’ait découvert le Néant, renoncé à toute idéalité, il s’agissait pour lui d’essayer de vaincre l’indication pessimiste.
J’ai toujours vécu mon âme fixée sur l’horloge, dit-il. N’est-elle pas le temps même? Et comme telle le signe -pensons au nevermore de Poe- de la déperdition inexorable de l’être? Si bien qu’Igitur ajoute, c’est la logique même de sa tentative d’abord désespérée: Certes, j’ai tout fait pour que le temps qu’elle sonna restât présent dans la chambre, et devînt pour moi la pâture et la vie -j’ai épaissi les rideaux.
Les rideaux se sont épaissis dans Igitur, sauf que ce n’est plus maintenant pour protéger du néant l’être précaire de la personne, c’est, au contraire, pour que cet être se dissipe dans la porosité de leur épaisseur, être-là massif de l’absence. La grande expérience imaginée aux premiers temps de Hérodiade est commencée. Et peut-on penser que le temps, qui semble si purement du vécu humain, voué au leurre, va pouvoir y jouer le même rôle de transissement et transmutation que les rideaux et les meubles, eux les figures presque faciles de l’inhumanité de la nuit?
Il l’a fait, cependant, d’une façon saisissante, et c’est par le bruit du balancier, devenu l’objet d’une attention qu’à l’instar du voir pur attaché à l’ameublement on peut dire un entendre réduit à soi, un entendre pur. Igitur écoute le tic-tac du balancier de l’horloge, il des¬cend si avant dans l’écoute de chaque son que l’attente du son suivant s’efface avec le souvenir de son sens; et ce battement -cette oscillation hésitante- paraît ainsi s’arrêter, instant du dehors du temps après lequel celui-ci ne reprendra, à la fois désormais interminable et, si j’ose dire, intemporel, que comme ce même revers invisible et omniprésent de la chose humaine que l’œil lui aussi pressent. Le battement du balancier s’est fait l’opérateur métaphysique qui, des vaines heures d’avant que le Néant se révèle, déduit celle qui -ultime, minuit en soi disparu, heure qui doit rendre pur- ouvre les panneaux de la Nuit, la métamorphose en Eternité.
Et voici qui a donc conduit au seuil même de la conception du néant, mais encore faut-il comprendre que c’est d’un événement redoutable qu’il va s’agir, d’un passage qui ne pourra être que sans retour, d’un acte auquel aussi bien rien de simplement humain ne prépare: Mallarmé lui-même l’a souligné, dès les lettres de 1867 où il rapporta l’expérience. Tout ce qui en lui est vie ordinaire voulant survivre à l’instant où il doit pourtant en constater le non-être, il a dû mener avec la présence de Dieu, Garant de l’être, une lutte terrible, et l’agonie de son adversaire a été on ne peut plus vigoureuse.
Et quand il a imaginé le symbole qui signifierait son regard de poète nouveau devant la beauté du monde, il a choisi de se référer à Jean-Baptiste, c’est-à-dire à une tête coupée et en fait sanglante, où se marque le souvenir du supplice autant que la délivrance de l’esprit. Ce Jean-Baptiste de Mallarmé est moins loin qu’on ne pourrait croire des effrayantes Tête sur tige de Giacometti, lequel avait d’ailleurs lui aussi vécu le moment où tout sens s’effondre, le moment de l’horreur métaphysique.
C’est cette difficulté, cette horreur, le mot est dans Igitur, qu’a affrontée Mallarmé au centre de son récit, et là encore, après l’ameublement et l’horloge, il a eu recours pour ce faire à un des grands objets de ses nuits de Tournon ou de Besançon, en fait celui qui en avait suscité les affres les pires, le miroir. Il fixe de son âme l’horloge, dont l’heure disparaît par la glace, écrit Mallarmé d’Igitur. Deux ans auparavant, en mai 1867: Après quelques jours de tension spirituelle dans un appartement je me congèle et me mire dans le diamant de cette glace -jusqu’à une agonie, confiait-il à son ami Lefébure.
Le miroir est logiquement le lieu même où peut s’achever l’expérience mallarméenne. Là, parmi les meubles et les tentures qui se reflètent dans la profondeur de son eau -dans la congélation de cette eau où l’heure aussi se dissipe- le veilleur du Minuit peut apercevoir au loin sa propre image comme du coup le suprême objet de la résorption du sens, vague figure disparaissant dans l’horreur d’avoir à demeurer soi sans pour autant désormais rien savoir de soi ni même penser qu’aucun savoir soit possible: la tête dans le reflet étant un autre que lui, ou plutôt de l’autre, de l’inconnu, du visible vide de signifiance, ce hasard à la fois nul et indépassable qu’il n’y a pas de mot pour rapatrier sur le sens humain.
Mallarmé avait vécu dans le miroir de Tournon ses moments de lucidité et d’épuisement les plus extrêmes. C’était là que nouvel Hamlet décidant du to be ou du not to be, il avait risqué son apparition terrestre pour mener à son terme la perception du néant; après quoi, avait-il cru, il pourrait être -par l’évidence croissante de la Beauté dans les rapports entre choses désormais pures- le point où l’Univers spirituel coïnciderait dés lors avec soi.
Et il a voulu recommencer et fixer dans Igitur cette expérience limite certes aisément effaçable. C’est la fin de la troisième partie Vie d’Igitur, où il dit comment l’héritier de la race qui s’abîmait dans le temps siècle après siècle a vécu de façon heurtée, effrayée, la disparition dans une épouvantable sensation d’éternité de sa figure dans le miroir, personnage d’horreur, le fantôme de l’horreur, puis l’a vue, absorbant peu à peu ce qui lui restait de sentiment, de douleur, se détacher enfin de la glace absolument pure.
Glace, au sens de miroir? Glace tout autant de l’eau du miroir, congelée, glaciation de tous les reflets, glaciation de tout ce qui est quand le rêve d’être s’en retire, glacier donc, en puissance, et resplendissant alors, des relations enfin transparentes de tout à tout. Je suis depuis un mois dans les plus purs glaciers de l’Esthétique écrivait Mallarmé à Cazalis en juillet 1866, ajoutant aussitôt, explicitement, que c’est là qu’après avoir trouvé le Néant, j’ai trouvé le Beau.
Et j’espère que le lecteur qui m’a suivi jusqu’en ce point de la poétique de Mallarmé voudra bien comprendre aussi, maintenant, pourquoi je voulais l’y conduire. N’est-il pas vrai, en effet, que cette image dans le miroir où se concentrent tous les pressentiments d’Igitur, toutes ses craintes, mais où il accède aussi à la suprême lucidité, c’est quelque chose de très semblable à la photographie comme tout à l’heure je l’ai décrite: cette figure au fond du papier qui permet le transissement de toutes les significations par l’épiphanie dans l’image de ces détails au hasard, de cet infini sans raison, qui sont si violemment le déni du rêve d’être de la personne?
Qu’il y ait eu influence directe ou non du photographique sur Mallarmé, la parenté des deux situations est frappante. C’est comme si l’auteur d’Igitur avait perçu, puis à la fois explicité et radicalisé, la suggestion qui dort dans le cliché noir et blanc livré à l’esprit par Daguerre et les premiers photographes. Comme si, en cela même poète, il avait retrouvé le sens proprement ontologique et les implications littéralement vertigineuses de ce que d’autres que lui avaient censuré ou ne subissaient que de façon inconsciente.
Mais cette remarque n’a d’intérêt que si l’on prend conscience qu’une différence demeure, malgré cette parenté, entre la proposition d’Igitur et celle du photographe. Et je vais maintenant essayer de dégager cette différence, en prenant appui sur quelques préliminaires.
Le premier, une question qui a sens: pourquoi Mallarmé a-t-il écrit Igitur? S’il a mené à bien dans son existence même la conception du néant, comme des lettres semblent le dire, pourquoi faudrait-il qu’il en fasse le récit au lieu de s’engager sans attendre dans ce qu’il indique lui-même qui en résulte, la découverte de la beauté, sa contemplation, et une nouvelle écriture, celle-ci diurne: l’agitation solennelle de paroles, ouvertes à nos sens comme des calices, que le Toast funèbre va dire notre devoir idéal? Mais la réponse est facile. Cette beauté étant donc un emploi des mots -Mallarmé n’en a pas douté- il faut que ce soit dans la donnée même de ceux-ci que soient effacées leurs habitudes anciennes, défaites leurs modalités conceptuelles: ce qu’assurerait un texte liant au moins quelques-uns d’entre eux dans une saisie ineffaçable de l’expérience fondamentale, celle qui perçut le non-être des significations qui se forment dans la parole ordinaire. Qu’un emploi ultime des mots anciens se resserre sur l’évidence de ce grand vide, d’où ils se lèveront, nouveaux, comme alors la Rose et le Lys non plus définis mais désignés, mais nommés, dans toute leur gloire! Que la découverte du néant soit, en somme, fixée dans la parole même, qui en sera rédimée! Écrire Igitur est en cela nécessaire, comme l’acte préliminaire qui assurera au langage sa nouvelle fécondité, et à la parole un avenir et à la poésie des poèmes. C’est un conte, par lequel je veux terrasser le vieux monstre de l’Impuissance, son sujet du reste, afin de me cloîtrer dans mon grand labeur déjà réétudié. S’il est fait (le conte) je suis guéri, confie Mallarmé à Cazalis en novembre 1869, c’est-à-dire au moment exact où il travaille à cette œuvre qu’il estime donc inaugurale.
Mais si le besoin est clair, ne faut-il pas se demander maintenant dans quelle mesure il peut être satisfait, et si Mallarmé, en tout cas, a su répondre à son exigence? Or, seconde remarque préliminaire, une constatation cette fois, il est évident qu’Igitur n’est pas la sorte de texte qui cautérise et forclôt le conceptuel; évident que, cherchant à débusquer l’absolu tapi dans la chose, à désigner le hasard en son infranchissable évidence, ces pages n’en sont pas moins débordantes de cette parole d’idées, spéculative, qui retient au plan de la représentation des choses, c’est-à-dire en deçà des présences nues.
Serait-ce mon propos aujourd’hui d’analyser Igitur non dans sa simple visée ontophanique centrale mais comme le récit qu’il est tout de même, j’aurais à rencontrer des ancêtres qui déchiffrent à la lueur d’une bougie un grimoire, je devrais relever le symbolisme de dés secoués et jetés pour signifier le hasard, je devrais parler d’un château, d’un naufrage, de sifflements et chuchotements, d’une fiole de poison par quoi l’antique personne humaine meurt à soi: en bref j’aurais à recomposer une fiction, disséminée dans le texte mais qui n’en occulte pas moins, de son économie restée pénétrée de concepts, les voies d’une parole cherchant au-delà du savoir la perception pure du monde.
À lire Igitur, à y entrevoir un meuble, un visage dans le miroir -ou la lune, au-dessus du temps, la lune vue en face, au-delà des rideaux de la pensée- avons-nous eu l’impression du néant, de son horreur? Aussitôt en tout cas la pensée a repris en nous, la pensée qui s’obstine donc au fond de ce texte, lequel, c’est bien connu, a donné lieu à spéculation, à échafaudements d’interprétations évidemment conceptuelles, comme bien peu d’autres dans l’histoire.
La pensée a repris et chez Mallarmé le beau va se refuser, aussi bien. Car c’est vrai qu’Igitur, je ne l’oublie pas, n’est pas pour son auteur la sorte d’écrit où le monde adviendrait à soi, il va s’essayer plus tard à des vers où les phonèmes s’échapperaient des mots habituels pour un phrasé, dans ces nombres, qui donnerait ainsi directe présence à une impression pure de la nature. Une agitation de paroles permettrait que les vrais bosquets se profilent derrière les bosquets d’à présent, ainsi oubliés. Mais comment accéder à la pureté de l’impression, si la pensée conceptuelle continue à en troubler les approches? Si à cette vue elle continue de substituer ses visions? La suite de la vie de Mallarmé ne va pas cesser de le montrer incapable, hélas, malgré l’espérance exprimée dans le Toast funèbre ou La Prose pour des Esseintes, de faire advenir la nature dans l’écriture autrement que de façon fugitive, et par les moyens de la poésie ordinaire: ainsi dans Le nénuphar blanc, ou certains poèmes de circonstance.
Et d’ailleurs ce conte dont Mallarmé attendait qu’il soit fait parce que son achèvement -son achèvement comme tel, le resserrement de ses mots, non de la pensée, sur l’expérience accomplie- le guérirait de son impuissance, le rendrait à la poésie, ce conte n’a pas été achevé, comme si Mallarmé avait compris, tout le premier, que sa parole, rabattue sur soi par un vent irrésistible, le gardait loin du rivage. Quelques fragments, plutôt des brouillons, un bref résumé ou deux, trois recommencements de la même scène, en tout une mince liasse que Mallarmé, assez vite sans doute, a laissée puni n’y plus toucher, inscrivant Déchet tout à côté de Igitur sur une première page. C’est comme si l’impression de néant, aussi fortement pressentie fût-elle par un esprit en éveil, ne pouvait prendre dans la parole de celui-ci; prendre comme la glace prend, gardant congèle en soi, en une pureté inouïe, le personnage d’horreur qui est le point de passage -encore rien que ténébre, mais le jour naît au delà- entre le hasard inhérent au monde et la beauté.
La parole a refusé le néant. Et on peut certes se demander si ce ne fut pas simplement parce que c’est Mallarmé, Mallarmé comme tel, qui a échoué dans une entreprise où d’autres que lui auraient peut-être pu réussir, mais bien plus naturel est-il de penser que le vouloir d’interprétation et de communication qui est dans les mots est irrépressible, si bien que la parole ne peut jamais qu’étouffer l’expérience de non-savoir qui, si elle la faisait sienne, la dissuaderait d’exister. En subit-elle l’impact, à des moments, par exemple dans des poèmes, elle s’ébroue de son injonction, et se refuse à l’abîme qu’entrouvre le regard pur pour n’en garder qu’une idée mise en rapport avec d’autres.
D’où un constat, qu’il faut bien accepter de faire, malgré la grandeur de ces pages où fut tenté le forcement le plus extrême -et aussi le plus insensé- qu’écrivain ait jamais imaginé de porter dans les fatalités du langage. Ce constat? Non pas que la beauté comme l’a conçue Mallarmé, cette gloire de l’évidence qui apparaît dans la dissipation des chimères, soit comme telle une idée vide de sens, en fait tous ceux qui ont en esprit la poésie la partagent, c’est l’horizon que l’on entrevoit au-delà des mots.
Mais ce qui est impossible, c’est de s’établir en cette beauté, en cette évidence, d’une façon qui serait plénière et surtout durable du fait d’une éradication totalement achevée des significations, des formulations, des valeurs: mariage des mots et du non-être de la personne parlante qui délivrerait des errements et aveuglements de la parole ancienne -ancienne comme la mort- un langage rendu aux simples grands aspects clairs du jardin d’Éden, merveille d’un premier jour inoublié encore. Le langage est parole, et parole de la pensée. Et le vrai, ce n’est pas qu’Igitur ne fut pas fini, c’est que ce texte était comme tel essentiellement infinissable. À jamais de la nature du rêve, cette Fable vierge de tout, lieu, temps et personnes sus dont Mallarmé croyait que ce devrait être sa tâche, son devoir: explication orphique de la Terre prenant la forme architecturale d’un livre à la fois impersonnel et vivant.
Odilon Redon