3 La densification ontologique du lieu humain a échoué

J’en reviens à Mallarmé et je puis revenir à lui, parce que de sa découverte du Néant, il n’a pas laissé un simple constat, quitte à préciser celui-ci avec quelques indications de nature philosophique sur le sens de cette expérience. Comme les lecteurs de ses lettres ou des poèmes juste cités le savent bien, Mallarmé a noté les circonstances, les aspects concrets, les moments successifs de l’année effrayante où s’est formée sa conception pure, et ce sont là des textes qui restituent donc à divers niveaux ce qui se passa en lui et en son cas aussi permettent d’aborder les arrière-plans que Le Corbeau laissait entrevoir.
Pas de corbeau, c’est vrai, pour venir doucement cogner à la porte. Mais dehors la même ténèbre, dehors et dedans le même silence où retentit le chuchotement de l’invisible, et dans la chambre ces rideaux qu’on peut si aisément imaginer agités par l’Absence sans fond que l’on redoute au delà.

Essentielle chez Mallarmé autant que chez Poe cette présence des tentures, des meubles clos, lourds objets resserrés sur leur opacité, leur énigme, et qui font peur: d’une peur de nature métaphysique, causée par le non-être dont leur apparence tassée sur soi est le signe.

Edgar Degas (1834-1917) Bedtime-also-known-as-Woman-Extinguishing-Her-Lamp-circa-1883

Dans un poème de quelques années avant -et des premières saisons de son mariage- Frisson d’hiver, le jeune poète avait bien essayé de donner du sens, et de l’être, à son mobilier en constatant que ces tentures, ce miroir, cette pendule étaient vieux, qu’ils portaient donc en eux du passé, ce qui permettait d’y chercher en rêve, vifs encore, des souvenirs d’un temps où il y avait de la transcendance, dans des sociétés disparues. Mais non, cette densification ontologique du lieu humain a échoué.

Mallarmé veille dans le minuit, et le voici exposé aux mêmes fantastic terrors never felt before que le héros du poème qu’il a lu et relu au point de le faire sien. Le même environnement que chez Poe, à peu près, et la même expérience. C’est dans ces chambres mi-réelles mi-symboliques que Mallarmé écrit à Lefébure ou Cazalis qu’il a rencontré le Néant.
Mais là s’arrêtent les ressemblances car, le moment est venu de le souligner, la conception du néant chez Mallarmé est beaucoup plus conséquente que celle qui se marque dans les poèmes de Poe. Certes, dans Le Corbeau ou Annabel Lee la condition humaine est bien perçue comme en butte à une nuit essentielle. Poe consent que dans le distant Eden soit une jeune fille que les anges nomment Lénore. Mais il y a donc encore des anges dans sa pensée, des anges, des démons, même un Dieu, ce poète n’a pas poussé son sentiment du néant de la condition humaine jusqu’à mettre en accusation ces représentations qu’il se fait du monde de l’invisible, il semble croire toujours que l’esprit humain est capable de pénétrer le réel par en dessous l’apparence. Si même ces esprits du ciel ou ces goules dans le clocher ne furent à ses yeux que glorieux mensonges -comme Mallarmé l’a dit de ses propres rêves, quand il les vit s’écrouler- en tout cas il en est resté pour sa part à leur évocation complaisante, et à composer avec leurs figures les étagements d’un univers spirituel. Mallarmé, lui, a tout effacé, je l’ai rappelé, ou tout voulu effacer. Il dit qu’il a terrassé Dieu, le vieux et méchant plumage. Et en ce point commence, me semble-t-il, à prendre un sens plus précis autant que plus spécifique le rapport de l’expérience mallarméenne et de l’effet des premières photographies.

Edgar Degas ~ Dancer adjusting her shoulder strap, ca. 1900

Parce que la radicalité que Mallarmé veut conférer à sa prise de conscience de la syncope du sens attend de lui, non une pensée -c’est précisément la pensée qu’il faut défaire, mais d’abord et surtout, et jusqu’au bout, un regard.

Comment se pénétrer, en effet, du non-être des représentations, des savoirs? En se délivrant de leurs traces dans la nouvelle expérience des situations et des choses, autrement dit par un acte qui se doit d’être perception pure, perception de rien que la donnée sensorielle pure, perception de cet apparaître qui ne sait rien, comme tel, dans sa pureté, des supputations du langage. Par un acte, en somme, du pur regard. Car s’il est vrai que les autres sens sont également implicables dans cet effort de déverbalisation de la perception -et on verra que l’ouïe n’est pas sans jouer un rôle majeur à un des moments de la découverte de Mallarmé- c’est l’œil qui prédomine dans la relation de l’intellect et du monde.

Un regard rendu à sa pure capacité de vue, en somme, au-delà de toutes les projections de soi que fait la pensée sur les choses, un regard -pour reprendre les mots de la Prose pour des Esseintes– de vue et non de vision, la vision étant l’évidence troublée par la pensée, la chimère ou glorieux mensonge qui naît de la pensée par la voie du concept ou du fantasme.
Or, constatons le maintenant, ce regard, n’est-ce pas celui même qui s’est porté sur le monde quand une photographie a été prise, à cette réserve près, toutefois, que Mallarmé veut accomplir consciemment -veut accomplir comme un acte ultime de la conscience, au seuil d’un nouvel état- ce que la machine photographique opère en dehors de toute conscience?

Je ne sais pas si Mallarmé a réfléchi à la photographie comme telle; et personne ne pourra jamais retrouver les impressions qu’il en a reçues, au hasard des jours, quand, tout jeune, il tentait encore d’apercevoir dans le ciel les galères d’or de l’Idéal. Mais je ne puis que constater le parallélisme qui s’est marqué dans ses grands moments de réflexion entre son projet de poète et l’invention des deux ou trois décennies passées.

Mallarmé veut regarder comme la photographie regarde. Et disons même qu’il ne s’agit pas pour lui de simplement se laisser convaincre par sa leçon de néant, mais de recommencer ce qu’elle fait elle-même, d’en revivre l’opération au plan de la parole au travail.
L’acte mallarméen, clef de sa dernière cassette, moyen dialectique à ses yeux de la transmutation du lieu chimérique et sombre de la connaissance comme la rêvait le passé en une scène de la Beauté, du bonheur, est une photographie, en tout cas il faudrait qu’il en soit une, il ne saurait être, en son premier temps, que cela; et quand Mallarmé s’y essaye, quand il tente de l’accomplir, c’est donc comme s’il avait à photographier: à se réduire, par le fond de soi-même, à l’image photographique. C’est ce qui apparaît dans deux œuvres qu’il a écrites au plus fort de sa tentative; et surtout dans celle qui est en prose, le grand récit, Igitur.
L’œuvre que c’est là est complexe, et l’opération que je viens d’essayer de dire n’en contrôle pas tous les aspects, on verra même que, le voulant, elle n’a fait qu’y échouer, elle ne s’y est signifiée que comme une tâche impossible. Mais il n’en importe pas moins de déceler dans cet extraordinaire poème ce l’on pourrait appeler sa composante photographique. Identifier cette composante dans Igitur en éclairera l’intention et permettra peut-être de mieux comprendre la sorte de fiction qui y résiste à cette dernière.

two-blue-dancers-edgar-degas

D’un mot: il y a dans Igitur, il y a à son origine même, le projet de voir sans savoir. Mallarmé a voulu recommencer dans ces pages, ou approfondir, il a même tenté d’y rendre à jamais irréversible l’acte par lequel il s’était agi pour lui, dès 1866, de délivrer la réalité empirique des représentations qui l’occultent: chimères dont le leurre puis l’agonie vouent l’existence humaine à son malheur, dans l’exil.
Et pour ce faire il a cherché à mettre en scène son personnage -en fait le protagoniste unique du seul drame qui ait du sens- dans une situation où celui-ci n’ait rien d’autre à projeter et à accomplir que cette réduction fondamentale et totale de l’apparaître à sa pureté.
Quel apparaître? Celui, d’abord, des réalités les plus familières, ces objets de l’environnement quotidien que l’on a tellement imprégnés d’emplois et de significations qu’on en oublie leur en-soi: bois luisant du meuble dans l’ombre, velours silencieux du rideau.

Mais cette altérité, cette étrangeté n’en circonscrivent pas moins les poètes qui veillent dans leur chambre, inquiets même, quoique de façon inconsciente de soi et vague, quand ils voient la clarté déserte de leur lampe se briser sur ces formes closes aussi énigmatiquement qu’à la blancheur de la page où leur poème se cherche. Et telle est la scène où paraît Igitur, telle la prescience dont il va faire sa prochaine lucidité. La chambre où creusait le vers le poète encore personnel d’avant la découverte du néant, cette chambre héritée de Poe mais peut-être aussi des romans gothiques -d’où les chuchotements des ancêtres dans sa pénombre- la voici maintenant le lieu de l’acte qui doit être définitif: et non plus, cette fois, comme décor symbolique où se chiffreraient de grands aspects de la condition humaine, ce qui serait encore de la pensée, du langage, mais comme la pure visualité au sein de laquelle la conscience s’abîmera avant, parole enfin délivrée, de renaître.

Pure visualité cette porte, par exemple: derrière laquelle on sait dans l’existence vécue qu’il y a un corridor, d’autres lieux, ceux où se dépense l’action, mais que maintenant on doit voir comme simplement cet être-là sans fonction, sans nom, sans au-delà sinon dans de l’impensable, qui est la proposition ultime que font les photographies quand on les regarde avec l’attention qu’elles ont permise les premières.

Degas-La_repasseuse

Mallarmé va suivre Igitur, descendre avec lui dans le crépuscule du sens, s’identifiant à son personnage par l’intérieur de ce regard de transgression, de silence. Et dans une certaine mesure, il a réussi à s’avancer loin, sur cette voie. La fascination qu’exerce Igitur tient au surgissement devant nous, autour de nous, de réalités soudain comme nues: meubles vacants, ébènes massifs dont les chimères fermaient les lèvres avec une accablante sensation de fini, tentures saturées et alourdies, le lieu de la vie mais comme si on le voyait sans y être, par résorption de la conscience de soi.
Mallarmé a réussi dans ces pages -en des points de la profondeur du texte où sa phrase labyrinthique décourage l’intellection et s’approche donc du silence- à donner presque la sensation de la chose perçue dans son être-là infiniment étranger à toute pensée, à toute présence au monde. Il l’a presque rejointe dans son hasard essentiel, preuve de notre néant, à l’instant même où ce hasard se dissipe avec la pensée qui nous en donnait la notion.

Degas