Le non-sens a remonté dans le sens humain comme, dans les mêmes photographies, l’infini silencieux de la matière le fait dans le pan de mur ou le flanc de vase. Et cette émergence est d’autant plus angoissante que quelqu’un en nous, qui la constatons, se demande: qui a perçu cette immobilité, que nous ne rencontrons pas dans nos habituels échanges avec d’autres êtres? Qui, pour dire ainsi le hasard en nous, la nuit du sens, a su voir ces fissures, ces marques? Quel est cet autre que nous, cet autre que l’humain en nous, qui a fait la photographie?
Jusqu’à ce jour, notons-le, toute création d’image avait été l’acte d’une personne, sa responsabilité avec laquelle nous pouvions entrer en rapport pour l’accepter ou la refuser, en tout cas pour lui reconnaître du sens, mais voici, pour la première fois dans l’histoire, et soudain, que l’initiative nous échappe. Une sorte de double de l’entreprise humaine, de sa parole, peut-être même de la pensée, vient se placer près de nous, aussi aveugle à notre vouloir qu’hyperlucide: et que veut-il donc, s’il veut quelque chose? Et quel danger représente-t-il, s’il ne veut rien mais non sans nous prendre, tout de même, dans les réseaux de ce rien?
J’en ai assez dit, je suppose, pour avancer qu’il y a eu, dans au moins la première photographie, une sorte d’épiphanie de l’absence, où paraît le non-être de tout ce qu’on ressentait comme être: en somme, un enseignement de ce que Mallarmé va appeler le Néant. Cet effet du photographique, né de la fixation de la perception optique sur le cliché, multiplié bientôt par la reproduction qui en assure la vie et la circulation parmi les autres images, cet effet aisément métaphorisé, qui plus est, par le noir et blanc longtemps obligé des tirages, c’est, très en profondeur dans l’esprit, la levée d’un soleil noir, pour reprendre le mot d’un grand poète qui a trente ans quand Daguerre expérimente; et la mélancolie que signifie pour Nerval cet oxymore, c’est bien, en effet, ce qui, par cette faille soudaine dans la figure de l’être, va pouvoir se répandre à flots sur les lieux humains et dans le rapport à soi des personnes, troublées comme jamais depuis les premiers siècles du christianisme. De celui-ci la grande promesse n’était-elle pas l’incarnation? L’assurance que la personne avait, dans sa fugitivité même, de l’être et, plus que cela: une racine dans l’absolu? Or, voici que s’ouvre, pôle opposé, annonciation de ténèbre, l’abîme sans fond du hasard; voici que dans ces images nouvelles, témoignage imprévu autant qu’effrayant, ce gouffre se laisse voir dans les visages même les plus familiers, les plus aimés, y assiégeant le regard.
Disais-je que l’on a vu d’abord la photographie sous le signe de la peinture, lieu par excellence du sens? Mais que ce soit pour remarquer maintenant que ce premier regard avait tout de même aussitôt porté sur le détail, dont la pensée du néant s’élance, et soupçonnons que ce désir d’employer ce pouvoir nouveau des images, donner figure au détail, à la réflexion sur la pratique traditionnelle en fut en fait la censure, qui cache qu’on craignait de pouvoir continuer de trouver du sens à l’acte de peindre. C’est comme si le peintre n’avait plus foi dans la force de conviction des moyens habituels de la manifestation de l’être dans l’image. Comme s’il rêvait de perpétuer cette manifestation à l’aide de cela même qui la menaçait sans qu’il veuille le reconnaître.
Photographie dite post mortem, 1888, en grand usage jusqu’à 1914
Après quoi la façon dont la peinture qui s’est inquiétée du détail en photographie a vécu son désir de rivaliser avec celle-ci est en soi-même un indice de l’effet négatif, démoralisant, que j’essaie de dire. Car les académiques de ce temps-là laissent clairement paraître qu’ils n’accumulent des détails dans leurs tableaux trop finis -mais pas même commencés, dira avec sarcasme Degas- que sous le signe d’objets perçus comme possédables, au sens qu’a ce mot pour la concupiscence ou le lucre, preuve que c’est le besoin d’avoir qui prime chez eux sur l’expérience de l’être: la syncope de celui-ci se marquant donc dans leurs œuvres, même si c’est comme simplement un trou qu’essaient de combler de pseudo-idéalités, parées de mythologies ou de références religieuses. Peintures désormais facilement la caution de ceux qui commencent à s’enrichir dans la production et la vente d’objets fabriqués en série, eux-mêmes de simples formes de la matière.
Et parente de cet art qui cache sous sa satisfaction une peur va être la sorte de décoration qui foisonnera bientôt dans les salons de la société bourgeoise: ces meubles et ces décors où l’ornement inutile, souvent copié d’autres styles, emprunté à d’autres cultures, submerge de son excès lieux ou choses parce que ceux-ci ne sont plus perçus que comme ce néant qu’il faut recouvrir pour donner le change: plumes plantées sur une souche de vide. Encore une fois l’avoir en place de l’être, et non sans malaise et même angoisse.
Daguerre, Nature morte
Si bien même que c’est à ce mobilier que l’on pense, à lire certains récits ou poèmes de l’époque, où se marque une forme nouvelle de l’inquiétude, crainte sans objet défini, parfois pourtant terreur presque; et j’avancerai maintenant qu’il y eut des œuvres de poésie pour, elles de façon quasiment consciente, révéler que cette peur, ce fut bien l’effet du photographique sur la conscience. Je pense à ce poète qui a d’ailleurs si intensément parlé de l’ameublement, Edgar Poe. Je l’ai déjà rappelé, Poe fut un des tout premiers à annoncer que la photographie allait transformer le monde, tout en y reconnaissant aussitôt que c’était la précision, l’extrême accuracy du détail qui en était l’apport spécifique. Or, à peine quatre ans plus tard, il écrit Le Corbeau, où filtre le sentiment du néant comme dans la ténèbre d’un des clichés de Daguerre.
Le grattement du corbeau sur le volet de la chambre, c’est ce détail, intime mais d’autant plus troublant, qui avant les photographies restait forclos des images. L’homme qui entend ce léger bruit du fond de sa chambre nocturne, scène évidente de la conscience, l’éprouve tout aussi dépourvu de sens que le sont pour nous les accidents de matière que le cliché fixe et donne à voir. Il va d’ailleurs explicitement reconnaître en lui le néant, les lourdes tentures de la chambre s’épaississant et la lueur du feu découpant des formes fantastiques sur le plancher comme un surcroît de cette évidence. Cette chambre de minuit est étonnamment semblable à une photographie, le nevermore proféré par le noir corbeau transpose directement, dirait-on bien, la noire annonce que faisaient les premiers clichés.
Photographie post-mortem
Et l’on ne s’étonnera pas de voir le même Poe prendre conscience à la même époque de la valeur nouvelle que j’ai reconnue aux indices, ces aspects du dehors des choses dont le relevé et la mise en rapport restent le seul questionnement concevable, en vue d’une vérité elle aussi destinée à n’être sue qu’extérieure. C’est par le relevé d’indices que commence chez Poe ce genre littéraire appelé à si grand avenir, l’enquête du détective. Mais c’est évidemment au grand disciple français de Poe que de telles remarques sur l’effet du photographique semblent aussi devoir convenir.