Nous pouvons conjecturer aujourd’hui ce que fut chez Mallarmé l’expérience fondamentale: son approche de la beauté -de ce qu’il dira la beauté- par la voie d’une pensée du néant. Par une suite de destructions opérées sur tous ses savoirs au cours de ses nuits de veille –la destruction fut ma Béatrice, remarque-t-il, il en vient à comprendre que toutes les représentations, toutes les formulations que l’esprit humain s’est données du monde ne sont que des chimères, à commencer par l’idée de Dieu, le méchant plumage, heureusement terrassé.
Et il se découvre ainsi réduit à simplement la pure conscience de soi, dans l’horreur de ne se savoir qu’une vaine forme de la matière, autrement dit en présence, si c’est encore le mot qui vaille, d’une réalité décidément du dehors -mais c’est alors, c’est dans ce passage à la limite de la pensée, qu’il accède à une évidence qui redonne un sens à son être-au-monde et va lui permettre de consentir à survivre.
Mallarméenne, la sorcellerie américaine! Avec H.P. Lovecraft …
Si radical est l’effacement de toutes les conceptualisations, de toutes les verbalisations que l’intellect imposait aux choses que celles-ci, ainsi dégagées, délivrées, lui apparaissent désormais dans leur être-là sensoriel en ce qu’a celui-ci de plus immédiat, de plus plein. Or, ces figures de la fleur, du lac, des roseaux, si on les restitue à leurs rapports naturels dans le lieu terrestre, qui lui aussi se reforme, sont beauté, sont la beauté même.
Que ce ciel terrestre est divin! s’exclame Mallarmé à l’heure, à peu près, de sa découverte. Point n’est besoin d’une pensée de Dieu ou d’un Intelligible ou de quoi que ce soit de mental pour ressentir la suffisance du monde, en fait c’est tout le contraire, il faut laver le cristal de l’être naturel des scories de la prétendue vérité, et la poésie s’ensuivra, pour peu qu’on sache prolonger dans une nouvelle parole ce suspens inaugural d’un discours qui avait cherché si vainement à connaître.
Ne nous demandons pas, pour le moment, comment pourra s’accomplir cette préservation de l’expérience au-delà de l’instant où, les signifiés s’étant effondrés, il faut bien, cependant que les mots reprennent leur cours; et retenons seulement que ce qui aura permis à Mallarmé d’atteindre ce point de renversement dialectique, où le désespoir du néant se transmute en espérance à égal niveau d’absolu, c’est la radicalité de la destruction opérée aux dépens des contenus de parole.
Car, s’il n’avait fait que simplement se persuader du néant inhérent à la condition humaine, Mallarmé aurait pu se désespérer autant qu’il le fit aux plus hauts instants de sa veille, mais c’eût été encore une pensée, encore du discours, encore tous les mots et leur sens, et donc la porte toujours fermée devant l’évidence du monde, avec son jour qui se lève au plus obscur de la nuit. Il lui fallait opérer quelque chose de plus extrême, atteindre à vraiment le vide là où il y avait eu la pensée; il dit qu’il le fit, d’ailleurs.
Et voilà qui fait qu’on s’étonne: car d’où vient qu’il l’ait pu, effectivement? Un tel travail, qu’il a décrit comme une agonie, un épuisement complet, était-il possible sans, à tout le moins, des incitations, des exemples? Or, on voit mal de quel côté il faudrait rechercher ceux-ci.
Robert Cornelius, 1839, autoportrait
De ces moments qui se veulent des passages à des limites, où toute pensée est réfutée, révoquée, ou semble l’être, il y en avait bien eu en Europe, dont Mallarmé pouvait avoir pris mesure, ceux qu’accomplirent des philosophes, Descartes, Kant ou Hegel. Quand Hegel, au début de La Phénoménologie de l’esprit, se retrouve devant le maintenant qui est la nuit, on peut même estimer que ce penseur est bien près de l’intuition du poète, celle d’un univers fermé à toute pénétration par le langage. Mais Hegel reste dans l’attente de l’enchaînement des concepts, et ainsi ne peut voir l’immédiateté se faire beauté.
Par ailleurs on peut relever, chez, des écrivains cette fois le fait d’instants comparables, par l’intensité dans le désespoir, à la découverte mallarméenne de l’illusoire de toutes les significations, mais jamais ces esprits brusquement saisis par le sentiment du néant n’en tirèrent les conséquences extrêmes que Mallarmé fit peser sur l’emploi subséquent de la parole. C’est en 1869 -l’année même d’Igitur– que Tolstoï connaît une nuit de terreur pendant laquelle il découvre que rien n’est, sauf un Dehors abyssal qui ignore tout de la prétention humaine, de son langage; mais il va refouler cette évidence, et ce sera précisément par l’emploi continué de la parole, quitte à ouvrir celle-ci à une pensée tragique. La même chose peut être dite de Dostoïevski imaginant vers 1865 dans Les Possédés Kirilov au bord du suicide comme un esprit qui cherche, dans sa décision de se tuer, à s’éprouver libre, en cette seconde ultime, libre comme jamais il n’aurait pu l’être dans l’existence ordinaire, et ainsi accéder à réalité, enfin; mais penser de cette façon, c’est rester encore dans le discours des idées, où se cherche une vérité.
Une ligne de fracture dans l’histoire de la conscience du monde, que les convictions religieuses ne protègent plus guère de l’ultime lucidité, traverse certainement l’époque de Mallarmé, toutefois aucun de ceux qui se sont trouvés sur le même bord que lui, n’aura conclu comme lui.
L’être parlant qu’ils étaient a continué de fonder sur de la pensée, des idées, dans l’évidence même du non-être de celles-ci. Ils ont humanisé à mesure, verbalisé à mesure, les preuves mêmes de ce néant.
Si bien que le fait même de ces penseurs tragiques est ce qui révèle que l’expérience mallarméenne est unique en sa radicalité. On ne peut guère l’apparenter qu’à celle des grands mystiques, qui vivent semblablement la syncope des significations dans les mots, l’effacement quasi absolu de l’humain dans la perception du monde, mais ces esprits abordent-ils la grande absence de la même façon que lui, eux qui n’aboutissent souvent qu’à une perception de rien que le Vide, où se décorporent les apparences, nullement à cette jouissance qu’il cherche de la beauté dans la figure propre et irréfutable de l’immédiateté sensorielle?
Et c’est vrai que dans le souvenir de cette visée des mystiques, on pourrait se demander ce que vaut la découverte mallarméenne de la beauté. L’auteur, bientôt, de la Prose pour des Esseintes, où toute fleur s’étale plus large, s’est-il vraiment trouvé cette nuit-là à Tournon sur un seuil au-delà duquel l’esprit délivré de ses rêves peut s’identifier au monde sensible –se faire l’explication orphique de la Terre- par un emploi neuf du langage, ou n’a-t-il été en ce point que le jouet d’une suprême illusion dont il aura ensuite à payer le prix dans les contradictions de sa poétique?
Mallarmé fut-il vraiment seul dans son temps et son lieu à se porter si avant dans la pensée conjointe du non-être de l’existence et de la suffisance absolue de l’apparaître sensible? Ou n’y avait-il pas eu, dans le passé lointain ou récent, des faits, des événements dont consciemment ou non il subit alors l’influence? Ces faits, ces événements n’étant peut-être, après tout, que guère connus de lui, qui ne leur eût point emprunté. Mais du coup il apparaîtrait qu’une même cause jouait par en dessous eux et lui, ce qui nous assignerait une tâche: retrouver cette cause pour mieux comprendre comment changea en son temps le rapport de l’esprit et de la réalité empirique. C’est à cette autre question que je voudrais introduire.
Je pense qu’elle mérite attention, car un événement avait eu lieu, dans les années 1830 et 1840, dont l’abord sous l’angle qu’elle propose permet de reconnaître qu’il présentait, lui aussi ce caractère de radicalité absolue qui caractérise l’auteur du sonnet en yx et d’Igitur. Cet événement, c’est celui de la photographie dont on peut remarquer déjà qu’elle fut inventée au moment où Mallarmé allait naître. Le souci d’enregistrer et de fixer les images qui se formaient au fond de la chambre noire s’était marqué dés les années 1820, mais ce fut seulement en 1837 que Daguerre réalisa, avec comme fixatif du sel ordinaire, la première photographie plus ou moins durable: après quoi Arago put en janvier 1839 annoncer de façon solennelle à l’académie des Sciences qu’une grande invention venait d’être faite.
Vers 1845 les daguerréotypes en France, les calotypes de Fox Talbot en Angleterre, étaient déjà d’authentiques photographies. Et le retentissement en fut immédiatement extraordinaire, mais du point de vue de la question que je pose ce qui importe surtout est le plan sur lequel cette onde se propagea, avec un effet de sens qui ne me paraît pas suffisamment exploré encore. Ce plan, disons même ce point d’impact du premier photographique sur la conscience, c’est celui du détail, de l’infime détail qu’il fait apparaître dans les figures. L’image est reproduite dans ses plus infimes détails avec une exactitude, une finesse, incroyables, s’écrie Arago dès le premier jour. On peut compter les pavés, on voit les traces d’eau laissées par la pluie, remarque un journaliste parmi bien d’autres. Décrivant les daguerréotypes, le célèbre Morse, artiste aussi bien qu’inventeur, admire la minutieuse exactitude des notations, avec laquelle aucune peinture ou gravure ne pourra prétendre rivaliser. Que ce soit là le centre de l’intérêt, de la fascination même, que la photographie suscite, on ne saurait en douter.
Mais aussi vive et précise aura été cette réaction à l’apparition du détail dans les images, autant peut-être il faut constater qu’elle n’a été explicitée dans ces premières années que d’une façon incomplète, à cause d’un certain problème tout aussi vite perçu mais qui n’était que trop fait pour la retenir à la surface de soi. Ce problème est celui que nous avons vu que Morse posait: le rapport de la photographie et de la peinture. Du détail comme on le découvrait dans les daguerréotypes il était facile de voir que la peinture ne l’avait jamais pratiqué encore.
Etats-Unis, vers 1850
En photographie, Poe le souligna tout de suite dans son compte-rendu enthousiaste de l’invention de Daguerre, il était apparent que la précision dans la notation ne connaîtrait pas de limites, n’en voudrait pas, alors qu’aussi resserré sur le projet de présenter ce qui est puisse être le détail d’une nature morte ou d’un paysage il y a toujours quelque chose de l’environnement immédiat de cette notation sur la toile pour la retenir dans les choix d’une écriture d’artiste, aux dépens de l’exactitude dans le rendu de l’objet. Or, en France et en Angleterre il y avait assez de peintres académiques pour interpréter cette différence comme un défi, qui les inquiéta. Le fameux miroir vers lequel, traditionnellement, ils se retournaient sans trop d’inquiétude, pour y vérifier leur travail, menaçait de se substituer à leurs œuvres. Fallait-il rivaliser avec lui, faire aussi bien qu’il faisait, beaucoup le pensèrent: avec, c’est bien connu, de tristes conséquences pour leur art et tout autant en photographie, où fleurit un moment la photo-tableau. Des photographes firent semblant de clouer un jeune homme sur une planche pour obtenir des Crucifixions comme ils imaginaient que jamais n’en pourrait produire la peinture.
Bien vain et médiocre débat, auquel les vrais peintres et les plus sérieux photographes ne prêtèrent guère attention, mais qui retint, qui troubla, alors -et je vais m’y arrêter maintenant- que la photographie avait par en dessous un tout autre effet, de bien plus grande portée, dont la force d’ébranlement et le nombre de conséquences ne furent pas diminués parce qu’ils restaient du non-dit: événements qu’ils étaient de l’infra-conscience.
Revenons à cette réaction des esprits à l’apparition du détail, et remarquons que ce détail n’était pas seulement ce qui pouvait rendre jaloux ou nerveux les peintres académiques, toutes les écailles sur un poisson, le bouton de guêtre manquant dans une scène d’histoire, c’était aussi et d’abord le craquèlement d’un flanc de vase, la ride sur un visage, la granulation d’une pierre, c’est-à-dire non seulement la différenciation infinie des aspects de la réalité empirique mais leur disposition au hasard, dans une juxtaposition évidemment dépourvue de sens.
Là où le regard de l’artiste choisissait, et était humain par ce choix, voici que la photographie enregistrait tout, fixait tout, ce qui lui permettait de montrer, si ce n’est pas même de désigner, cette manifestation du hasard et d’entraîner ainsi au-delà de tous les discours que l’on tient d’ordinaire sur les êtres et sur les choses: amuïssant les paroles de la supposée vérité pour faire entendre, directement, le silence de la matière.
Et que ce détail au hasard, que le hasard comme tel, se révèlent ainsi dans une photographie, qu’ils y marquent, pour la première fois dans l’immense histoire des images, leur réalité aussi spécifique qu’irréductible, ce fut là un événement dont il ne faut pas sous-estimer la capacité d’ébranler jusque dans leurs fondements inconnus les assises de la conscience.
D’une part, voici qu’apparaît dans le champ de la représentation, domaine de la pensée qui organise le monde, quelque chose sur quoi les signes n’ont pas de prise. L’ensemble des figures, des codes, des significations par lesquels la réalité semblait pouvoir être dotée de sens, on peut le craindre maintenant une appréhension de simple surface, sans rien dans l’abîme de la matière pour en cautionner d’aucune façon la prétention à la vérité.
Un Dehors absolu prend le pas sur le sens qui auparavant paraissait naître de lui, sur l’offre que ce sens faisait d’enraciner le monde visible dans l’invisible. Toutes les interprétations traditionnelles, toutes les croyances, tous les mythes sont mis en question, on en ressent, qu’on le veuille ou non, le caractère spectral.
Qu’on essaie, par exemple, naïvement, par souvenir du théâtre, de mettre en photographie, comme je le disais tout à l’heure, une situation dramatique, une pensée de la religion, un sentiment, et n’est-il pas vrai qu’immanquablement tout sens va s’évaporer de ce qui n’est plus qu’un fatras de gestes et d’oripeaux?
Il est dans la fatalité du photographique de couper les ponts entre la vérité transcendantale et la scène qu’il fait paraître, et ce n’est pas un hasard s’il fut le contemporain de Max Müller, réducteur positiviste des mythes, presque celui du Dieu est mort nietzschéen, et d’ailleurs aussi de Claude Bernard. Car si la photographie dissipe les symboles, dont semble ne rien savoir la matière qu’elle fait paraître à nos yeux, elle se prête au contraire parfaitement à cette observation d’indices à la surface des choses dont va parler bientôt -en 1865, l’année même des premières recherches de Mallarmé- l’Introduction à la médecine expérimentale. La photographie incite à la science, elle anéantit la chimère.
Au premier plan de ces chimères à tout le moins menacées il y a assurément la croyance de la personne humaine en sa réalité propre, en son absolu: cette personne qui, dans ces premières photographies, est immobilisée au sein de l’image, immobilisée très en profondeur, bien que par le dehors de sa figure, et ainsi affrontée si ce n’est réduite au hasard de ses traits, de leurs accidents: comme si elle n’était qu’une forme de cette étrangeté absolue qui désormais remonte de l’apparaître, et cela malgré le regard qui s’élance d’elle vers nous dans l’espace des significations en cet instant dévastées.
Ce n’est pas un mort que la personne photographiée paraît être, car le mort reste perceptible par son sens, dans le réseau des convictions, des savoirs, non, c’est un autre, un on ne sait quoi d’autre, sur quoi ne prend rien de ce qu’on cherche à en dire, quelle qu’en soit pourtant l’évidence de ce côté-ci de la représentation, où nous sommes.
Toutes les interprétations traditionnelles, toutes les croyances, tous les mythes sont mis en question, on en ressent, qu’on le veuille ou non, le caractère spectral.
Un ami proche de Mallarmé, un contemporain de Marx, et du Nietzsche des Inactuelles, Frédéric Mistral, chercha lui aussi très consciemment à passer de cette spectroscopie à une explication orphique de la terre.