3 Manuel de Oliveira et l’Ange de l’Histoire

L’utopie fait retour, sous une forme dont on avait oublié qu’elle entretenait une telle intimité avec la modernité, le messianisme. Redécouverte de la pensée utopique, avec pour seule visée de se vouer à servir la puissance du réel, de se soumettre à sa rugueuse matérialité. Un glissement qu’il faut comprendre comme une sortie de l’ère du simulacre, de la circulation des images et de son cortège de machines célibataires. Quelque chose, en définitive, de l’ordre d’une ultramodernité.
Le sébastianisme, précisément, naît d’un drame, d’une catastrophe historique dont ne se releva jamais l’Empire: cette Bataille des Trois Rois menée à Alcácer-Quibir qui vit disparaître dans les sables marocains, en 1578, un jeune monarque rendu fou par l’esprit de conquête [Et par les mariages consanguins…].
En naquit une croyance populaire touchant au retour de ce Dom Sébastien dont le corps n’aurait jamais été retrouvé: un matin de brouillard, porté par les nuages, celui que l’on désigne à présent sous le nom d’Encoberto (le Caché, le Voilé), apparaîtra sur son blanc destrier pour établir le Cinquième Empire, lecture portugaise du millenium, régime universel de chrétienté dont le Portugal serait le foyer.
Au mythe, donc, s’articule une utopie, comprise comme le terme d’une histoire dont les tensions seraient définitivement épuisées. Mais cette formulation n’est qu’un matériau dont le cinéaste va s’emparer pour en démonter la mécanique. Minutieuse procédure de déconstruction du montage mythologique.

Sebastião_de_Portugal,_c._1571-1574_-_Cristóvão_de_Morais

Sébastao

D’Alcácer-Quibir à la Révolution des Œillets, l’histoire nationale se referme sur elle-même, imposant d’en revenir au récit fondateur. Oliveira renoue alors avec l’une des principales inspirations sébastianistes, l’esperanza marrane, ce messianisme des cryptos-juifs de la péninsule ibérique qui participèrent largement à l’attente du Roi caché. Le cinéaste, qui se plaît à s’imaginer une ascendance marrane, émaille ses films de références à la culture des conversos, faisant de Shakespeare un nouveau-chrétien (Le couvent, 1994), ou s’attardant sur les démêlés du Père Vieira avec l’Inquisition, soupçonné d’être judaïsant (Parole et utopie, 2000).

Cet héritage juif mène Oliveira sur les traces de l’un des grands messianistes contemporains, Walter Benjamin, dont il actualise l’une des allégories centrales: cet Ange de l’histoire qui avance le dos tourné à l’avenir, contemplant, qui s’élève jusqu’au ciel, ce champ de ruines nommé progrès.
Principale injonction, en un temps de résurgence des intégrismes et d’indétermination de la vocation européenne: prendre à rebours la politique messianique qui a présidé à la construction de l’occident pour retrouver dans chaque moment à la fois les traces d’un passé et l’occasion d’initier un basculement historique.

Les Cahiers du cinéma

Au Brésil, le sébastianisme fait son apparition lors de l’arrivée des immigrants portugais, et se répand surtout dans les couches populaires de la région du Nord-Est, la plus colonisée à cette période. Selon l’historienne française Lucette Valensi, dans son livre Fables de la Mémoire: la glorieuse bataille des Trois Rois:

L’image du roi disparu passe par une profonde métamorphose lors de la traversée de l’océan: ce que nous appellerons la folklorisation, nouvel avatar que l’élaboration du souvenir imprime à l’événement. Éloignement chronologique, distance géographique infranchissable séparent le Nord Est brésilien du Maroc, où Sebastião se perdit en 1578, et du Portugal, qui souffrit de l’occupation espagnole.

Sertao

Les lointains habitants du sertão n’ont rien à voir avec l’expérience vécue, puis remémorée, de la défaite en Afrique, de la domination étrangère, de la chute du royaume avec celle de la dynastie. Le personnage de Sébastien, familier des brésiliens, perd ainsi toute substance historique. Elle correspond désormais à différentes images de légende, celles du roi chrétien, du chevalier qui apparaît pour vaincre l’Antéchrist, ou celle du Prince enchanté, caché dans le creux d’un ruisseau. Dans le sud du Brésil on arrive à le confondre avec le saint homonyme. Ou avec un esprit de la nature …

Sertao

Pendant que les portugais espéraient un retour au passé, une restauration (et de celle-ci, l’instauration du Cinquième Empire), les brésiliens cherchent une transformation de leur présent. Hic et nunc. La dimension sociale de son eschatologie prévaut sur la dimension politique. En conséquence, le mythe sébastianiste va inspirer quelques mouvements sociaux de revendications au long de l’histoire tout en devenant un thème constant de la littérature populaire du Nord-Est brésilien jusqu’à nos jours.