On se rappelle la dialectique maîtrise/servitude: si l’esclave est esclave, c’est parce qu’il a préféré vivre dans la servitude plutôt que d’affronter la mort pour défendre sa liberté. En un sens donc, il a aussi choisi cet état:
Le fait que quelqu’un soit esclave dépend de sa propre volonté, tout comme il dépend de la volonté d’un peuple d’être asservi.
L’injustice n’est donc pas seulement du côté de ceux qui réduisent en esclavage ou de ceux qui oppriment, elle est aussi du côté des esclaves et des opprimés.
Pour n’avoir pas choisi la mort, l’esclave aurait de fait admis une forme de servitude volontaire, dans une sorte de pacte tacite des consciences:
Il y a toujours quelque chose de l’ordre du droit dans le fait qu’un autre me fasse esclave. J’aurais pu mourir.
Cette reprise hégélienne de la thèse de la responsabilité esclave est canoniquement présentée comme un geste qui, tout en affirmant le consentement tacite des opprimés à leur oppression, leur restituerait en même temps -et là résiderait sa dimension émancipatrice- la volonté qui leur est autrement déniée.
Mitchell Nolte, Hegel
Dans cette lecture, la culpabilisation des opprimés est interprétée comme une injonction provocatrice à reprendre en main leur propre libération. En plaçant ainsi la balle dans le camp des esclaves, Hegel aurait rendu pensable leur auto-émancipation. L’interprétation est séduisante. Mais, pour ce qui est de la position de Hegel, je crois que cette lecture est fausse. D’autres textes ne laissent guère place à l’ambiguïté:
On a reproché aux Européens d’avoir été à l’instigation de l’esclavage; mais ce n’est pas vrai, car auparavant les esclaves étaient dévorés lorsqu’ils étaient capturés à la guerre; à présent, au moins, ils sont vendus à des hommes. Le nègre n’existe pas en tant que libre par la nature; il est le contraire. L’esclavage étant entièrement illégitime, il faudrait pour eux immédiatement accorder leur liberté aux esclaves; mais il s’ensuit les conséquences les plus terribles, comme dans les colonies françaises. Il faut leur inculquer la liberté par le domptage du naturel des nègres.
Thèse de l’antériorité de la traite intra-africaine et de l’amélioration relative du sort des déportés, défense de l’Europe par le déni partiel de sa responsabilité historique, on retrouve ici des éléments connus. Suit la thèse hégélienne classique selon laquelle la liberté n’est pas une détermination naturelle (on ne naît pas libre, on doit le devenir). A ceci près qu’ici cette thèse prend la forme d’un postulat raciste selon lequel les Nègres, englués dans la nature, sont nécessairement dénués de toute conscience de la liberté. Enfin -et cette phrase est décisive pour clarifier la position du philosophe au sujet de la révolution haïtienne, car c’est à cet événement qu’il fait ici référence en évoquant les colonies françaises- Hegel refuse l’option de la libération immédiate des esclaves, et ceci au nom de ses conséquences terribles, c’est-à-dire de la violence politique qu’impliquait toute insurrection armée contre un système de domination aussi coercitif que le régime esclavagiste.
À ce scénario, qui n’est autre que celui de l’auto-émancipation, Hegel oppose une pédagogie paternaliste de la liberté, fondée sur le postulat raciste d’un naturel de la race nègre à dompter, c’est-à-dire à modeler par la contrainte. Le projet est celui d’une abolition graduelle de l’esclavage, conduite sous la houlette des colons, dans l’ordre et dans la discipline.
Au contraire donc de poser la thèse de la responsabilité africaine comme le premier moment paradoxal d’un processus d’auto-émancipation, Hegel le pose au principe d’une limitation de l’action politique esclave. À l’auto-émancipation, il préfère, dans un schéma paternaliste, un scénario d’abolition graduelle. La responsabilité politique de leur libération échappe aux esclaves noirs, en raison même de la responsabilité ontologique qui leur est assignée dans leur servitude.
Statues du palais royal d’Abomey
On aboutit ainsi à une impasse, car si Hegel fait partiellement peser la responsabilité de l’esclavage sur les esclaves eux-mêmes pour n’avoir pas choisi la lutte à mort, il leur refuse par ailleurs l’option politique de cette lutte quand elle se présente concrètement dans la situation historique. C’est un cas typique d’injonction contradictoire.
Ceci est d’autant plus problématique que Hegel, comme on va le voir, ne refuse pas seulement aux esclaves noirs la lutte à mort comme option politique, mais, plus radicalement encore, nie qu’un tel phénomène puisse même exister pour eux.
Si d’un côté en effet il peut écrire:
À ceux qui demeurent esclaves, n’est faite aucune injustice absolue car celui qui ne possède pas le courage de risquer sa vie pour la conquête de sa liberté, celui-là mérite d’être esclave.
Dede l’autre, lorsqu’il rencontre des actes de courage effectifs, des actes de résistance manifestes où les Africains préfèrent, et selon les termes mêmes de sa propre dialectique, la liberté à une vie de servitude, il les réinterprète de façon à les nier:
Ce qui caractérise le mépris du nègre pour l’homme, ce n’est point tant le mépris de la mort que le peu de prix attaché à la vie. C’est à ce peu de cas de la vie qu’il faut attribuer le grand courage des nègres, que soutient une immense force physique, courage qui fait que dans les guerres contre les Européens, ils tombent par milliers sous le feu. La vie en effet n’a de la valeur que là où elle a pour fin quelque chose de digne.
Ainsi, lorsque des Africains engagent une lutte à mort, ce n’est pas qu’ils auraient accédé à la conscience de la liberté, dépassant à la fois l’attachement sensible à la vie et la peur de mourir; s’ils meurent au combat, ce n’est pas le signe qu’ils bravent la mort, mais la preuve au contraire qu’ils méprisent la vie. Ici s’exprime encore le postulat raciste de Hegel: exclu de l’histoire, enfermé dans la nature, le Nègre ne saurait avoir de conscience de la liberté, ni par conséquent la moindre notion de la valeur de la vie humaine. De sorte que le sacrifice de sa vie ne constitue pas pour lui un sacrifice. Les Nègres, dit Hegel, meurent à la légère. De ce fait, leur courage apparent n’est pas un courage véritable, mais une pure inconscience. Si les Africains tombent en masse dans les batailles contre les Européens, ce n’est pas non plus pour la raison très matérielle que ces derniers ont des fusils alors que les premiers en sont dépourvus: s’ils sont massacrés, c’est parce qu’ils méprisent eux-mêmes leur propre vie.
La vie humaine était en revanche, on le sait, d’un grand prix aux yeux des marchands européens élevés au lait du christianisme -Hegel s’est toujours déclaré explicitement chrétien- à une chose près cependant: seulement lorsqu’il s’agissait de la leur propre.Masque Gué
Dans cette fantastique inversion du réel, les tueries des Européens sont donc attribuées à un mépris de ceux qu’ils tuent pour leur propre vie. Preuve de cela? La pratique si répandue en Afrique de la chasse aux esclaves:
Le mépris qu’on a pour l’homme, ce peu de cas que l’on en fait se manifeste encore chez les nègres par l’esclavage qui est général chez eux.
Dans un mouvement de renversement et de projection qui nous est à présent familier, le mépris esclavagiste pour la vie des Noirs se trouve ainsi attribué aux Africains eux-mêmes.
Comme Marx avait coutume de le dire au sujet de Hegel, tout est mis sur la tête.
Si donc Hegel rend les esclaves responsables de leur asservissement pour n’avoir pas su affronter la mort, dès qu’il voit des Africains s’engager dans une lutte à mort effective, il la nie en la réinterprétant comme un néant. Mais quelle est la fonction de cette injonction contradictoire? En disant que le régime esclavagiste ne pourrait pas perdurer si les esclaves osaient le refuser au prix de leur vie, il s’agit en fait de présupposer qu’ils ne le refusent pas. L’effet consiste à nier la réalité des résistances esclaves.
Sous couvert d’échapper au paternalisme en assignant paradoxalement aux opprimés la responsabilité subjective de leur asservissement, on occulte en réalité l’existence d’une autre forme de subjectivité, actuelle et effective: la volonté massive et tenace de libération des esclaves africains dont témoigne, depuis les premiers commencements de la traite, une impressionnante masse de documents.
Si les Africains sont radicalement exclus de la dialectique hégélienne -et avec elle de la subjectivité politique- c’est donc d’abord en raison d’un postulat raciste qui les prive de la conscience de la vie et de la liberté. Mais c’est certainement aussi parce que le point de départ du rapport de conscience qui se noue dans l’expérience de l’esclavage moderne ne correspond pas au schéma canonique de la phénoménologie hégélienne du maître et de l’esclave.
La situation liminaire n’est pas le face à face de deux consciences indifférenciées qui, par la libre confrontation, vont nouer un rapport de domination, mais une situation où la domination préexiste et où l’un court parce que l’autre s’est lancé à ses trousses.
Bien avant le combat frontal, une autre option, plus immédiate, s’offrait aux esclaves: l’évasion. Les esclaves des colonies françaises avaient une expression pour cela. Échapper à son maître, c’était lui voler son cadavre. La liberté, impossible ici, prenait l’aspect d’un ailleurs. La libération se pensait comme un rapport à l’espace plutôt qu’au temps, à la géographie plutôt qu’à l’histoire.
Bénin
Alors que, depuis le début de la traite, on cherchait à rejeter la faute de l’esclavage sur les esclaves eux-mêmes au prétexte de les reconnaître comme des sujets, le fait massif des évasions faisait place à une toute autre conception de la subjectivité esclave: Quel aveuglement! s’exclame Schœlcher, les colons ont la folie de soutenir que les nègres aiment l’esclavage, et ils ne sont occupés qu’à prévenir les évasions et les marronnages!
Lorsque toutes les précautions avaient échoué, il ne restait guère qu’à se lancer aux trousses des évadés. C’était la chasse aux marrons -terme qui s’appliquait de façon générale à tous les animaux échappés au joug de l’Homme, mais plus spécialement aux esclaves s’étant enfuis de l’habitation de leur maître.
À cette tâche de police était affecté un personnel spécialisé. Lorsqu’un esclave avait fui, le ranchero, chasseur d’hommes attaché comme un garde à l’habitation, sifflait ses chiens, prenait son fusil, son sabre, et partait pour cette chasse singulière. Au Brésil, le métier de chasseur d’esclaves était exercé par une véritable corporation para-militaire -les homem-do-mato (hommes des bois)- destinée à donner la chasse aux fugitifs. Les propriétaires recouraient aussi au système de mise à prix, offrant une récompense pour la capture du fugitif, mort ou vif. Aux Antilles, les chasseurs de primes battaient les bois et les montagnes, chargés de cordes pour attacher les malheureux qu’ils venaient à surprendre … Leur habitude était de couper la main du mort afin de la porter au gouvernement qui payait une prime pour ces sortes d’offrandes. Dans les journaux américains, les offres de récompense pour les runaway slaves étaient parfois assorties de la précision suivante: Toute personne quelconque est autorisée à le tuer et à le détruire par tels moyens qu’elle jugera propres à cette fin, sans crainte d’avoir à subir aucune poursuite.
L’un des procédés les plus retors du pouvoir esclavagiste consistait à déléguer la chasse des esclaves fugitifs à d’anciens compagnons d’infortune. C’est que, comme le fit valoir un député français à l’Assemblée Nationale en 1792: Les hommes de couleur sont beaucoup plus exercés que les colons blancs à chasser les nègres marrons dans les montagnes, et sous ce rapport rien n’égale la crainte qu’ils inspirent aux esclaves. Diviser, chasser, terroriser, telles étaient les maximes d’un bon gouvernement colonial, et, pour les mettre en œuvre, il fallait savoir se concilier les auxiliaires adéquats dans le groupe des dominés. L’une des grandes tactiques du pouvoir esclavagiste consistait à faire place, en le retournant contre lui-même, au puissant désir de reconnaissance qui continuait d’animer les esclaves. Dans la manipulation de ce désir, les maîtres disposaient d’une force plus puissante que tout fouet. On répondait ainsi aux aspirations à fuir la servitude en les canalisant par une sorte de promotion interne au système esclavagiste: vous ne serez plus nos esclaves, mais nos valets de chasse.
Ce recours à des auxiliaires dispensait aussi les maîtres de faire la chasse eux-mêmes. Ils la supervisaient, ils y participaient de loin, comme un seigneur à la chasse à courre, mais sans avoir à se mettre au niveau de leurs proies. Le problème est en effet que la chasse suppose une forme d’empathie avec la proie: pour traquer efficacement, il faut se mettre à sa place. Or cette opération mentale impliquait de nier la distance absolue que le rapport de chasse visait précisément à réinstaurer entre les maîtres et leurs esclaves. On utilisait donc des Noirs contre d’autres Noirs, avec ce présupposé raciste que ceux-ci comprenaient mieux leurs semblables mais aussi pour éviter d’avoir trop à s’y frotter. C’était une chasse, pas un combat d’égal à égal. Il fallait bien qu’un tiers terme assure la médiation.
Eastman Johnson, Free at last
amLes chiens jouaient ce rôle. Dans les Caraïbes, on dressait tout spécialement des chiens dévorateurs de noirs ou chiens de sang à la chasse aux esclaves échappés. Après avoir longuement entraîné les jeunes chiots sur des mannequins peints en noir, remplis de viande et dégoulinant de sang, on en fait l’application sur l’homme vivant, en conduisant le jeune chien, en compagnie d’une meute bien dressée, à la chasse aux nègres fugitifs. Au milieu du XIX éme siècle, on pouvait encore lire dans la presse américaine des annonces telles que celle-ci:
Chiens pour nègres. Le soussigné, ayant acheté toute la meute de chiens de chasse pour nègres limiers de tel, se propose de se livrer à la chasse et à la prise des nègres en fuite. Ses prix sont de trois dollars par jour pour la chasse, et quinze dollars pour la prise du fuyard.
Alors que, dans la dialectique du maître et de l’esclave, le rapport de conscience avait une structure fondamentalement duelle, dans la situation de chasse, le maître ne se confronte quasiment jamais directement à sa proie. Il utilise des intermédiaires, chasseurs mercenaires ou chiens de chasse. C’est un schéma à trois termes plutôt qu’à deux.
En raison à la fois de cette médiation et du déséquilibre des forces en présence, le maître n’a jamais conscience, en lançant la chasse à l’homme, de mettre sa vie en jeu. Tout est fait au contraire pour que sa vie ne soit jamais menacée. Il arrive certes dans de rares cas qu’il soit tué, mais cela se produit comme un accident, pas comme une donnée structurante du rapport.
On obtient donc cet autre écart avec le schéma de la Phénoménologie: la conscience du maître n’est pas celle qui a su affronter la mort, mais celle au contraire qui a le pouvoir de mettre en jeu la vie des autres sans jamais avoir à risquer la sienne propre. Si le maître est reconnu comme conscience de soi autonome, c’est précisément du fait qu’il n’a pas à s’exposer à la mort. Pour être le maître, il n’a pas risqué sa vie, il ne l’a pas méprisée chez lui comme chez l’autre, mais seulement chez l’autre.
Sa conscience de dominant se manifeste dans cette mise en jeu exclusive de la vie d’autrui: c’est dans les yeux de la proie rattrapée par les chiens qu’il sait qu’il est le maître, car il voit alors qu’il est la Mort pour elle, c’est-à-dire le maître absolu.
Contrairement donc à la légende épique des maîtres -la philosophie?- leur pouvoir ne dérive pas d’une victoire remportée au terme d’une libre confrontation des consciences. La généalogie de l’esclavage moderne n’est pas celle d’un duel mais d’une chasse.
Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme