L’ordre infinitésimal chez Marc Aurèle peut être à valeur positive, à fonction laudative. Exemple de réduction à valeur positive: Qu’est-ce que mourir?
Si on envisage la mort elle-même isolément et si on dissipe, par l’analyse de la notion les fantômes qu’elle revêt, on n’aura plus d’elle d’autre opinion, sinon qu’elle est une œuvre de la nature (Pensées, II, 12).
Et en X, 26 à propos des enfants:
Ayant fait descendre un germe dans une matrice, on se retire; puis une autre cause intervenant se met à l’œuvre et achève l’enfant. Maintenant on lui fait descendre de la nourriture dans le gosier; puis une autre cause produit la sensibilité, l’instinct, en un mot la vie, la force et tant d’autres merveilles! Ces phénomènes qui s’accomplissent dans un si profond mystère, contemple-les et vois la puissance qui les produit.
Marc-Aurèle, Buste en or découvert près de Lausanne
Il faut noter ce mouvement du texte: décomposition de l’enfance, des éléments divers, de la multiplicité, etc …; et ce qui se dégage: le fait de la puissance organisatrice du pouvoir, sa puissance, sa sagesse, sa procédure. De sorte que le détail a, en quelque sorte en lui-même, la force de renvoyer au tout (III, 2: sur la craquelure du pain). [Il existe bien une esthétique stoïcienne! Qu’on nomme ingénument réalisme de l’art romain]
Ce même mouvement on le retrouve plus accentué encore en IX, 32:
Tu peux retrancher comme superflues bien des choses qui te troublent et qui n’existent absolument que dans ton opinion [travail sur la représentation individuelle]. Par là, tu t’ouvriras aussitôt un vaste champ en embrassant par la pensée l’univers tout entier, en passant en revue le temps infini, en considérant la prompte transformation de chaque chose prise isolément, quelle brève durée s’écoule de la naissance à la dissolution, l’infini qui précéda la naissance comme la durée également infinie qui suivra la dissolution.
Et on trouve chez Marc Aurèle quelques textes qui sont tout proches de ceux de Sénèque quant à cette contemplation du monde. XII, 24:
Suppose que tu sois tout à coup élevé dans les airs et que tu contemples de là-haut ce que font les hommes, leur agitation en tous sens; comme tu les mépriserais, quand tu verrais du même coup d’œil l’immense espace environnant, domaine des habitants de l’air et de l’éther! IX, 30: Contempler d’en haut: innombrables troupeaux, innombrables cérémonies, navigation entrecoupée de tempêtes et de beau temps, variété d’êtres qui naissent, vivent ensemble, disparaissent [multiplicité et unité dans l’espace]. Imagine encore la vie que d’autres vivaient au temps jadis et celle qu’on vivra après toi et celle qu’on vit aujourd’hui chez les peuples étrangers [variété dans le temps]. Combien d’hommes ignorent ton nom, combien l’oublieront, combien te louent maintenant et te vilipenderont plus tard [discontinuité dans le temps].
Or cette vision d’en haut induit chez Marc Aurèle une conséquence assez différente de ce qu’on trouve chez Sénèque. Chez Sénèque: le caractère minuscule du point. Chez Marc Aurèle un effet de répétition à l’identique à travers une apparente variété. De ce point de vue si haut placé, Marc Aurèle ne perçoit pas tant le point singulier où il est que l’identité profonde entre des choses apparemment différentes, des événements dispersés dans le temps et des individus qui se croient singuliers. XII, 24:
Chaque fois que tu serais ainsi élevé, tu verrais les mêmes scènes leur identité d’aspect, leur peu de durée. Et c’est là un sujet d’orgueil.
C’est un usage semblable qu’il fait de l’histoire (II, 14):
Souviens-toi toujours de deux choses: d’abord que tout de toute éternité est d’aspect identique et repasse par les mêmes cycles, et qu’il n’importe pas qu’on assiste au même spectacle pendant cent ou deux cents ans ou toute l’éternité; ensuite que peu importe qu’on meure vieux ou jeune; on n’est privé que du moment unique où on meurt.
Dégager une perception du temps historique où ce sont les mêmes choses qui indéfiniment reviennent: non seulement répétition du monde lui-même quand il recommence; mais répétition des choses dans le cours du monde.
L’autre objectif c’est de réduire la volonté de singularité des individus.
Tout passe, tout devient: fumée, cendre, légende, et pas même légende.
Et ils ont beau faire, tous ces hommes qui sont au sommet de la fortune, des honneurs, dans le combat de la haine et du pouvoir. Ils croient se singulariser et puis ils font la même chose: Catullinus dans sa campagne, Lusius Lupus dans ses jardins, Stertinius à Baïes, Tibère à Caprée.
On a donc chez Marc Aurèle deux vues d’en haut: celle qu’on a en se penchant vers ce qui nous entoure pour en saisir les profondeurs; celle qu’on a en s’imaginant au sommet du monde.
La plongée sur place a des effets de singularisation, de perception discontinue, de multiplicité insurmontable. Donc de libération de l’âme. La plongée du sommet a l’effet inverse d’annulation des différences, de retour du même.
Faustine
Nous sommes beaucoup moins singuliers que nous ne croyons. Beaucoup plus capables d’être libres que nous le croyons dans cette actualité du monde où nous sommes, et beaucoup moins singuliers que nous l’imaginons dans ce grand mouvement de l’histoire où notre nom même finit par s’effacer. Ce qui n’est pas contradictoire: car ce qui nous rend libres par rapport à ce qui nous entoure, c’est cette raison universelle à laquelle nous nous assimilons au-delà de nos singularités.
Michel Foucault
Extrait du manuscrit préparatoire au cours du 24 février 1982 au Collège de France, L’Herméneutique du sujet. Transcription de Frédéric Gros, l’Herne 2010
Ces gestes de (dé)subjectivation, supposés permettre le dévoilement de la Raison comme universel logos sont les figures mêmes du pouvoir: sa possession, son exercice, son incorporation et sa transmission ne sont pas séparables.