Un lieu commun, ou si l’on préfère un topos obligé, du débat au sujet de l’enseignement de la philosophie en France, de son style et de ses méthodes, se trouve dans la figure célèbre, d’origine kantienne, qui oppose apprendre la philosophie et philosopher. On lit, dans la Critique de la raison pure -Deuxième partie, ch. III, Architectonique (trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 561):
La philosophie n’est que la simple idée d’une science possible, qui n’est donnée nulle part in concreto … On ne peut apprendre aucune philosophie, car où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la reconnaître? On ne peut qu’apprendre à philosopher, c’est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent …
Même s’il n’est pas certain du tout que cette interprétation soit conforme à ce que veut dire Kant, on tire traditionnellement de ce texte l’idée selon laquelle l’exercice de la philosophie, le philosopher, doit s’appuyer sur la seule raison, et donc récuser l’apport de l’histoire de la philosophie. Lire les philosophes est une connaissance ex datis, alors que la philosophie est une connaissance ex principiis. Tout au plus peut-on, à l’égard des tentatives existantes, exercer le talent de la raison, c’est-à-dire, à partir d’une raison abstraite et intemporelle, non inscrite dans l’histoire de la philosophie, juger ces tentatives, les confirmer ou les rejeter. C’est pourquoi Kant peut écrire que la philosophie n’est donnée nulle part in concreto! Car tous ces volumes qui remplissent les bibliothèques, dont nous croyons naïvement qu’ils sont de la philosophie, relèvent d’une histoire extérieure à la raison et à ses principes. Ils ne nous apportent ainsi que des affirmations ou énoncés donnés, qu’il nous appartient, à chaque fois, de juger en remontant aux principes. La connaissance que nous tirons de cette lecture comme telle est historique, et ne présente rien de plus qu’une connaissance ex datis.
Cette façon de voir est récusée radicalement par Hegel. Dénonçant certaines idées pédagogiques selon lesquelles on ne doit pas tant être instruit dans le contenu de la philosophie mais bien plutôt apprendre à philosopher sans contenu, il écrit ainsi que cela signifie –Textes pédagogiques, p. 161, Paris, 1978: On doit voyager et toujours voyager, sans apprendre à connaître les villes, les fleuves, les pays, les hommes, etc …
Et il précise un peu plus loin:
Lorsque l’on fait la connaissance d’une ville, et que l’on parvient ensuite à un fleuve, à une autre ville, etc., on apprend en outre, à cette occasion, à voyager, et non seulement on l’apprend, mais on voyage déjà effectivement. Ainsi, en apprenant à connaître le contenu de la philosophie, on n’apprend pas seulement le philosopher, mais on philosophe aussi déjà effectivement.
Pour une part, l’opposition des deux philosophes tient à leur définition de la philosophie, exactement à son statut. Pour Kant, elle n’existe pas, ou -version optimiste- pas encore, pour Hegel elle existe effectivement dans chacune de ses réalisations, dans chaque philosophie historique et concrète, comme le fruit dans la cerise, le raisin ou la prune. L’opposition décisive de Hegel à Kant tient plus précisément à la définition du philosopher.
Pour Kant, on ne philosophe pas en lisant ce qu’ont écrit les philosophes, on lit des textes, on fait de l’histoire, on s’instruit sur ce que tel ou tel a pensé; mais on philosophe lorsqu’on exerce son jugement, que l’on décide du vrai ou du faux -et il faut bien préciser que ce n’est là qu’une tentative de philosophie, celle-ci étant hors d’atteinte, comme tout constitué. On retrouve là le vieux sens socratique qui tient la philosophie pour une recherche, non pour un savoir. Pour Hegel, au contraire, on philosophe dès qu’on repense, c’est-à-dire -puisque nul ne peut penser pour un autre- dès qu’on pense, une philosophie. Bref, on ne peut pas apprendre à voyager sans voyager, et alors on voyage. Ce qui a pour conséquence d’une part qu’il faut impérativement étudier l’histoire de la philosophie pour apprendre la philosophie, et que cette étude consiste déjà à faire de la philosophie, et d’autre part qu’il faut admettre que les diverses philosophies déposées dans l’histoire sont bel et bien de la philosophie. Ce qu’admet en effet la pensée hégélienne.
Quelle que soit la diversité des philosophies, elles ont ce trait commun d’être de la philosophie … Cela est comparable à un malade pédantesque auquel le médecin conseille de manger du fruit et auquel on sert des cerises, des prunes ou des raisins; son pédantisme fait qu’il n’en prend point parce qu’aucun de ces fruits n’est du fruit, mais que ce sont des cerises, des prunes ou des raisins (Leçons sur l’histoire de la philosophie, Introduction du cours de Berlin, p. 35; trad. Gibelin, Paris, 1954).
Les bibliothèques sont-elles des temples de l’Esprit? Ou des garages, encombrées d’un fatras de trophées à l’écart desquels il convient de penser, par soi-même! Car comme il est gravé sur la tombe de Walter Benjamin: Il n’y a aucun témoignage de la culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie …
Il dépend de toi qu’elles soient tombes ou trésors
… Dans l’opposition ainsi prêtée à ces deux philosophes on peut trouver une élaboration théorique correcte de ce qui différencie -philosophiquement- dans leur conception de la philosophie et de son enseignement, les enseignements philosophiques français et italien.
Car il est certain que l’enseignement italien se réclame ou s’est réclamé de Hegel, et l’enseignement français de Kant, en dépit bien sûr de leur diversité respective. Et il est vrai que l’historicisme (qui, en sa version réductrice, ne saurait se réclamer de Hegel, ni même de Croce!) demeure une tendance non entièrement conjurée en Italie, comme il est vrai que l’ignorantisme ou le refus d’intégrer vraiment les textes à l’enseignement (ce qui, en fait, n’a rien de kantien!) demeure une tendance résiduelle forte en France. Mais, précisément parce qu’il serait injuste de prétendre qu’en Italie l’enseignement de la philosophie ne considère pas les questions philosophiques comme telles, ou qu’en France on ignore l’histoire de la philosophie, cette opposition est quelque peu caricaturale et renvoie à des postures …