Je pense à ces images qu’a, depuis maintenant bien des années, rendues possibles la photographie optique puis digitale, en ses innombrables activités dérivées.
Ces milliards d’images pseudo-exactes, avec toujours plus de manipulations, de distorsions, font éclater l’identité de l’être humain à lui-même. Car ce n’est pas la nature extérieure qui est modifiée cette fois, c’est la conscience.
Qu’on ajoute quelqu’un, par un procédé désormais facile et terriblement efficace, dans la photographie d’un événement passé où ce quelqu’un n’était nullement présent, et c’est bien plus, cela, qu’un simple faux témoignage au plan historique, c’est un coup d’Etat ontologique, une atteinte à la réalité humaine en son droit le plus essentiel, qui est de pouvoir ne pas douter de son passé, c’est-à-dire de son être. Dès qu’un événement de cette sorte a lieu, aussi minime soit-il, l’irréalité envahit la personne par le dedans d’elle-même, et du coup cette personne, cet être, est en risque de renoncer à précisément cela, son sentiment d’être. Ce qui fait que l’humanité pourrait perdre son bien le plus précieux, la volonté dans l’être parlant qu’il y ait de l’être sur terre. Cette volonté qui, je le rappelle à chaque fois que je peux, suffit à le produire. Qui nous préserve d’un néant qui prévaudrait si elle en venait à s’éteindre.
Nous avions tenté de conférer à notre prochain une valeur absolue, tenté de faire de notre horde des premiers temps le lieu d’un sens qui inventerait des valeurs, ce fut le langage: mais comment continuer de vouloir ainsi et autant si des images dans notre vie brouillent par d’invisibles trucages l’omniprésente frontière qui sépare dans notre esprit ce qui est et ce qui n’est pas? Allons-nous devoir n’être, quelque part dans un champ indéfini de possibles, qu’une des variantes qu’on nous offrira de nous-mêmes? Être là quelque part sans même pouvoir savoir où? N’être, en vérité, nulle part? Mais manipulés alors, comment en douter, par des forces cupides et anonymes, par un acheter et un vendre étendus à tous les points de la vie?
La ruse de la matière triomphant de l’être et du sens par ce détour de techniques, je me sens presque prêt à la dénommer démoniaque.
Je pense à Chestov qui réclamait à Dieu, pour l’obliger à être conséquent avec sa justice, qu’un événement injuste, qui avait eu lieu dans le passé, par exemple la condamnation de Socrate ou les malheurs de Job, eh bien, n’ait pas été, soit effacé par un nouvel acte du Créateur de la trame même du devenir historique. Chestov ne réclamait pas des enfants nouveaux pour Job mais que lui soient rendus précisément ces enfants qu’il avait perdus, et il ne proposait pas non plus leur simple résurrection à l’instant où ils étaient morts, dans un environnement qui fût demeuré le même, non, il exigeait de Dieu la réécriture du texte entier, le passé effectif raturé comme un écrivain peut faire de la page à laquelle il s’est arrêté un moment. Chestov demandait évidemment l’impossible et même l’impensable. Le miracle dans l’ordre naturel est un million de fois plus facile à imaginer que le plus infime des changements dans cette suprême évidence: ce qui eut lieu. Et exiger pour Job ou Socrate cette entorse à non pas la nécessité du monde, mais aux structures mêmes de l’être au monde est absurde, certainement.
Mais cette absurdité, c’est aussi et surtout mettre en relief à quel point le rapport à soi de la personne repose sur cette évidence à laquelle on ne peut toucher: que ce qui a été l’ait été, que Dieu même ne puisse rien à l’encontre. Socrate, injustement ou non, est mort à Athènes un certain jour, rien ne pourra faire qu’il n’en ait pas été ainsi. Et semblablement nous existons, nous, en un certain lieu et à un certain moment de l’histoire, cela, c’est un fait aussi, c’est sur ce fait que nous pouvons bâtir notre idée de l’être.
Or, voici maintenant qu’on va nous brouiller l’esprit avec des photographies de Socrate gagnant son procès, sortant libre du tribunal! Illusions devenues indiscernables des faits. Fictions sans substance mêlées à celles dont nous faisons de la vie. Réalité qui ne sera plus qu’images exerçant de plus en plus librement leur capacité désastreuse, qui est de pouvoir être contradictoires au sein de leur propre parole, insaisissables, irresponsables.
Yves Bonnefoy, Entretien avec Joumana Haddad, An Nahar, 2005
Andrei Tarkoski