Depuis le début du XII éme siècle, certains moines aveugles au Japon se firent connaître comme biwa-hôshi. Ils chantaient des récits tirés du Dit des Heiké, une épopée chantant la gloire, et puis la chute, d’un clan de chevaliers, en s’accompagnant au biwa, un instrument à corde qui ressemble à la mandoline.
Ils bénéficiaient d’une grande faveur auprès des seigneurs de la guerre et obtinrent un statut social élevé. Ils formèrent alors une corporation, avec sa hiérarchie propre qui constitua probablement une des communautés d’aveugles les plus actives dans l’histoire de l’humanité. Elle intégrera bientôt d’autres professions que ces moines aveugles musiciens, des masseurs, par exemple. Les premiers noms de femmes aveugles apparaissent seulement au XVe siècle, et dans un journal privé d’un membre de la famille impériale. La figure de ces musiciennes aveugles fascinera néanmoins pour longtemps, donnant lieu à plusieurs productions littéraires.
Le privilège des aveugles resta respecté, et même augmenté par le shogunat des Tokugawa. Mais avec la Restauration Meiji, du jour au lendemain, ils perdirent toutes leurs prérogatives.
Alors commença une longue lutte sociale des aveugles pour se faire reconnaître comme citoyens à part entière dans une société modernisée, et le christianisme, à la place du bouddhisme, y jouera un rôle important.
Au VII e siècle, le grand moine chinois Kien-tchen (son nom est prononcé Ganjin en japonais) fut invité à se rendre au Japon pour réformer la discipline monastique. Il ne put gagner, cependant, la rive de l’archipel qu’au bout de la sixième tentative de traversée de la mer, et ce passage du continent à l’île lui coûta la vue. Les aveugles japonais vénéraient ce voyageur et avaient tendance à reconnaître dans cet événement un sacrifice pour leur salut.
Mille ans après, en 1688, au cours d’un voyage qui l’a amené d’Edo (actuel Tokyo) à Kyoto, Bashô rendra visite au Tôshôdaï-ji, le temple que Kien-tchen fonda à Nara, et fit un haïku devant sa statue:
wakabasite omme nosizuku nuguwabaya
Voici la traduction proposée par René Sieffert:
Avec les feuilles tendres
voudrais essuyer
gouttelettes de vos yeux
Tout en reconnaissant une contribution primordiale de Sieffert dans ce domaine, Étiemble conteste sa méthode de traduction parce que celui-ci pense que la forme du haïku n’est pas un tercet, mais un monostiche. Et il attire aussi l’attention sur la difficulté de rendre dans des langues européennes modernes certaines formules de respect de l’ancien japonais.
En effet, l’expression omme, rendu par Sieffert par vos yeux ne nous paraît pas impliquer nécessairement une structure de l’adresse, en tout cas pas celle qui se laisserait traduire sans mal dans la structure personnelle de la grammaire française, d’abord parce qu’aborder un moine d’un aussi haut rang que Kien-tchen ne va pas de soi, mais surtout parce que le poète se trouve en face d’une statue, dont l’immobilité provoque dans son esprit une esquisse de ce geste à la fois respectueux et étonnamment familier qui consiste à toucher le visage du Vénérable, non pas directement du doigt, mais par l’intermédiaire d’une jeune feuille (wakaba) qui serait aussi une métaphore du mot (kotoba). Nous préférons donc l’hypothèse du monologue comme en aparté, et proposons cette version:
Avec une jeune feuille des gouttes des yeux du maître je voudrais essuyer
Or la beauté de ce haïku tient largement au fait que Bashô remplace namida (larme), le mot prévu après omme, par shizuku (goutte). Pour se rendre compte de la nécessité de cette substitution, il faut lire les lignes en prose qui précèdent et préparent la présentation de ce haïku:
Je m’incline devant la vénérable statue de l’abbé Ganjin, qui au temps qu’il vînt au Japon essuya soixante-dix tempêtes au cours de la traversée et qui, à force de recevoir dans les yeux les embruns salés, finit par devenir aveugle.
L’association de l’eau salée de la mer et de celle des larmes est donc évidente et ces gouttes s’avèrent appartenir à cette catégorie des larmes que Jean-Louis Chrétien appelle larmes élémentaires. Loin de débarrasser le visage d’un Vénérable de quelques sécrétions inopportunes, Bashô, qui était lui-même un grand voyageur, aurait voulu recevoir ces gouttes venues d’une houle hallucinée sur le visage d’une statue, par un geste créateur, poétique, reconnaissant et hospitalier, comme une relique témoignant du sacrifice du maître et comme une émanation de ses yeux intérieurs qui aurait été ainsi ouverts. Ces gouttes sont un reste: reste de la mer qui sépare l’Archipel de la Terre, reste de la traversée, reste du maître devenu Hôte.
En se refusant à faire du monde et de ses éléments, comme le pensèrent les antiques cosmogonies ou la gnose toujours recommencée, le corps ou l’humeur corporelle d’un dieu ou de dieux -sang, sperme, salive, ou larme- le monothéisme inaugure le respect de la nature comme telle et la reconnaissance de ses éléments comme élémentaires.
Les Gentils croient aimer la nature. Ils l’adorent!
Mais c’est eux-mêmes qu’ils aiment à travers elle, et non pas la vraie mer, ni les vraies montagnes. Ils ne les prennent pas comme des œuvres accomplies et sans précédent, ni comme ces frères muets dont nous avons la charge, étant ensemble devant l’Unique, de rendre incandescent, en notre voix, le chant délivré.
Court extrait de l’Orient de l’Aveugle, in Jacques Derrida, Cahier de l’Herne, 2001.
Repousser les limites de sa culture, en abandonnant la prétention à une vérité universelle? Non, plutôt: penser en aveugle, penser là où on ne voit plus, aux limites du savoir. Heureux ceux qui ont vu, plus heureux encore ceux qui ont cru sans avoir vu, Jean, XX
Bodhisattva, Cambodge
Bouddha, Kofukuji