Les herbes folles de la jeunesse

Si l’alchimie tient une place importante dans l’œuvre de René Char, cela est dû avant tout au passage du poète par le surréalisme entre 1929 et 1935, qui lui a permis de s’initier à la lecture des textes hermétiques.

La bibliothèque du poète témoigne de cette innutrition, puisqu’on peut y retrouver les Œuvres complètes de Paracelse, un Nicolas Flamel, sa vie, ses fondations, ses œuvres, La Monade hiéroglyphique de John Dee, les Œuvres magiques de Henri-Corneille Agrippa, Le Grand et le Petit Albert, le Tableau de l’initiation de Claude de Saint-Martin, Les Noces chymiques de Christian Rosencreuz, Les Trois Totémisations de Lotus de Païni … Mentionnons enfin le Diction­naire infernal de Collin de Plancy (1818), dont l’article fournit, en l’attribuant à Albert-le-Grand, l’épigraphe du Poème limi­naire de L’action de la justice est éteinte en 1931:

Il y avait en Allemagne deux enfants jumeaux, dont l’un ouvrait les portes en les touchant avec son bras droit, l’autre les fermait en les touchant avec son bras gauche.

Cette ouverture à l’alchimie ne pouvait qu’être encouragée par le surréalisme, en parti­culier au moment où le Second manifeste d’André Breton réclame l’occultation profonde du mouvement et affirme que la pierre philosophale n’est rien d’autre que ce qui devait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante.

Certains textes du Marteau sans maître, la somme surréaliste de Char parue en 1934, pourraient être relus en ce sens. L’historienne, par exemple, associe la quête alchimique à un attentat sadien contre la Création: à la fin du poème, l’oiseau rouge des métaux qui vole, soucieux d’em­bellir l’existence, fait ainsi songer au phénix de l’alchimie, symbole de régénération, tout comme à l’aigle figurant sur les armes de Sade.

Mais aux origines de la présence de l’al­chimie chez Char, il y a une histoire de fantômes. Ou plus précisément de revenantes, comme en témoigne Le jour et la nuit de la liberté, chro­nique parue dans le premier numéro du Surréa­lisme au service de la Révolution en juillet 1930, où le poète associe la rêverie alchimique à l’évo­cation de deux figures spectrales:

Ce cimetière de campagne, vers les onze heures du soir. Deux tombes parmi les herbes folles. Les noms: Lola Abat, Gabrielle Grillini. L’épi­taphe dit leur âge: 14 et 18 ans. Les visiteurs ne demandent pas qui sont ces filles. Personne ne les a connues. Mais leur nom magique, jailli du creuset de Corneille Agrippa, atteste de l’innombrable et merveilleuse surréalité.

En faisant référence à Henri Corneille Agrippa von Nettesheim (1486-1535), Char se place sous l’autorité d’un alchimiste que Breton évoque dans le Second manifeste du surréalisme et qui devient ici le garant d’une rêverie assez proustienne sur le nom. Car si elles tiennent à la fois de la passante baudelairienne, du fantôme nervalien et de la femme-fée surréaliste, Lola Abat et Gabrielle Grillini sont avant tout des noms, jaillis d’outre-tombe pour se mêler aux herbes folles de la jeunesse, de l’onirisme et de l’éros.

Des noms dont les sonorités -assonance claironnante en a pour la première, délicates alli­térations en g, r et / pour la seconde- offrent une matière propice à l’imagination poétique. Des noms qui font de l’alchimie selon Char une véri­table quête des signes, obéissant à une démarche qui, selon Jean-Claude Mathieu, répond alors à la nécessité de rétablir une continuité entre le langage et la réalité.

Le creuset de Corneille Agrippa, dans cette perspective, désigne avant tout l’instru­ment rêvé d’une transmutation du réel par le langage poétique. Si le nom éveillé par la quête alchimique peut être qualifié de magique, c’est essentiellement pour trois raisons. D’abord parce qu’il permet d’invoquer, à la manière d’une nécromancie ou d’une pratique médiumnique, des entités invisibles censées avoir une efficace dans le monde sensible. Ensuite parce qu’il concilie les contraires en faisant de l’unicité du nom propre (Lola Abat, Gabrielle Grillini) le moyen d’accès à une surréalité innombrable: comme le suggère le jeu des signifiants, le nom se cache dans le nombre. Enfin parce qu’en redon­nant une identité à des êtres disparus, il les tire de l’oubli où la langue morte des épitaphes les avait figés, et permet plus largement d’entrevoir la possibilité d’incorporer la mort à la vie, l’ab­sence à la présence.

Au Maquis

L’alchimie se révèle donc, comme la poésie, fille de la mémoire -mais d’une mémoire para­doxale, qui serait reconnaissance de l’inconnu et souvenir de l’oubli. C’est pourquoi cette mémoire est sans récit: elle ne peut se livrer qu’à travers des traces éparses et insaisissables, que l’écriture recueille en s’orien­tant grâce au magnétisme du désir.

Le personnage de Lola Abat reparaît dans un poème de L’action de la justice est éteinte inti­tulé Le fantôme de Lola Abat dans l’édition originale du recueil en 1931, puis La manne de Lola Abba à partir de l’édition de 1945 du Marteau sans maître. Ce changement dans la graphie du patronyme fait passer d’un fantôme féminin à l’ombre paternelle, abba signifiant père en hébreu -un père que Char a perdu alors qu’il n’avait que dix ans. Dans sa version finale, le poème se compose d’un récit intro­ductif relatant l’apparition fugitive de la mysté­rieuse jeune fille, signant du même nom que celui qui figure sur une tombe abandonnée, et de quatre brefs fragments comme arrachés à la bouche d’ombre ou au silence de la mort.

Ces phrases laconiques et énigmatiques constituent la manne délivrée par le fantôme de Lola Abba, et l’une d’entre elles évoque plus précisément l’alchimie à travers l’image des cendres disper­sées au sortir de la cornue, que certains textes hermétiques désignent sous la métaphore de la prison: Le charbon n’est pas sorti de prison qu’on disperse ses cendres violettes. Des cendres, voilà tout ce que peut recueillir le poète-alchimiste au terme de sa quête des fantômes; mais c’est précisément leur pouvoir de disper­sion qui permet de suggérer le caractère innom­brable de la surréalité, en même temps que son ouverture indéfinie.

Cette pensée de cendres, comme la nomme Sommeil fatal, s’inspire du Grand Œuvre pour suggérer que la perte, la destruction ou la consumation font partie d’un processus initiatique que l’opération poétique doit mettre en œuvre afin de décanter le réel et de trouver une forme apte à rendre compte de cette traversée du négatif. La convergence du cinéraire et du fragmentaire est illustrée en 1930 par Artine, prose elliptique dont les brefs para­graphes évoquent eux aussi un fantôme féminin: celui d’une visiteuse nocturne qui n’existe que dans les rêves -le texte est dédié au silence de celle qui laisse rêveur, et que le narrateur est obligé de sacrifier pour lui donner une existence textuelle (Le poète a tué son modèle, telle est l’abrupte conclusion du poème). Comme celles de Lola Abba, les apparitions d’Artine se situent sous le signe de l’incinération: Elles évoluaient dans les plis d’une soie brûlante peuplée d’arbres aux feuilles de cendres.

Là aussi, l’évocation du fantasme/fantôme est ponctuée d’allusions aux matériaux nécessaires à la préparation du Grand Œuvre, comme le plomb, le salpêtre ou cet énorme bloc de soufre qui se consume sans fumée, présence en soi et immobilité vibrante. Or le soufre est, avec le mercure et le sel, l’un des principes fondamentaux de l’alchimie opérative. Quant au livre seulement lisible les jours sombres qu’Artine tient ouvert sur ses genoux, on peut y reconnaître le Mutus liber de la tradition alchimique, livre muet car seulement constitué de gravures censées résumer la philoso­phie hermétique.

Comme le résume Éric Marty, ce que le poète retient de la tradition hermétique, c’est avant tout une attitude qui consiste à privilégier dans le processus alchimique tous les pôles de dissémination de la matière et du langage. En ce sens, l’imaginaire de l’alchimie a puissamment contribué à l’élaboration de la poétique charienne du fragment: la pensée de cendres contient en germe la valorisation du poème pulvérisé, selon le titre du recueil publié en 1947.

Il arrive ainsi à Char, bien après sa période surréaliste, de retrouver le langage de l’alchimie pour caractériser l’opération poétique comme un travail de transformation et de spiritualisation de la matière. Alchimiste du verbe à la manière rimbaldienne, le poète, comme le note un carnet manuscrit de 1975, n’a aucune propriété, mais il possède un alambic. On comprend dès lors que ce raffineur de la matière verbale soit habité par d’Hermétiques ouvriers, selon le titre d’un poème des Matinaux. La métaphore alchimique vaut aussi pour un poète admiré comme Ossip Mandelstam, que Riche de larmes range parmi ces inspirés qui unissent le feu central humain à l’humide de leurs sens multiples.

Trois fois rien de changer beau­coup d’or en acier

A partir des années 1960 pourtant, la thématique alchimique apparaît sous un jour plus ambigu, où la distance tourne parfois à la défiance. Non sans pessimisme, le Char de Retour amont (1965) constate désormais l’impos­sibilité de trouver une quelconque pierre philo­sophale, comme le souligne Chérir Thouzon en évoquant les restes épars du grand œuvre englouti.

Si l’alchimie est alors en partie disqualifiée, c’est sans doute parce que Char discerne en elle un lien potentiel avec une conception de la technique, mal comprise comme une instrumentalisation mortifère de l’Être. Le début de L’Age cassant (1965) nous plonge ainsi dans un monde empoi­sonné par les alchimies et leurs furolles, c’est-à-dire leurs feux follets, émanations de mort puisque liées à la décomposition. Sur un mode sarcastique, Virtuose sécheresse, dans Chants de la Balandrane (1977), met en scène une inversion parodique de l’opération alchi­mique, incapable de conjurer l’enniaisement des hommes: Trois fois rien de changer beau­coup d’or en acier.

La corruption de l’opération hermétique par la force destruc­trice de la technique est clairement affirmée dans un fragment d’Aromates chasseurs, qui retrace en un raccourci saisissant l’histoire de l’huma­nité depuis la domestication du feu:

L’homme alors, fort d’une alchimie qui se renouvelait, gâcha ses richesses et massacra les siens. Eau, terre, mer, air suivirent, pendant qu’un atome résistait. Ceci se passait il y a quelques minutes.

Dans cette réécriture du mythe prométhéen, l’alchimiste voleur de feu devient un apprenti sorcier destiné à faire disparaître l’humanité même.

Hermès inconnu qui m’assistes
Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes
;

Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer;
Dans le suaire des nuages

Je découvre un cadavre cher …

De l’œuvre de Georges Braque, René Char disait en 1947 quelle était harcelée du frisson des alchimies, soulignant par là combien l’ar­tiste, tout en ancrant délibérément sa peinture dans la concrétude du monde et la finitude des choses, aspirait à assurer la continuité de la création et à suggérer l’élan du perpétuel. Sans nul doute, le propos peut s’appliquer à Char lui-même, tant son écriture est traversée par un frisson analogue, et tout aussi ambigu.

L’alchimie apparaît d’une part comme un analogue occulte de cette énergie disloquante par laquelle la poésie prétend soulever le réel, et d’autre part comme une périlleuse tentation de dissoudre les limites entre le visible et l’invisible, entre la vie et la mort, entre la réalité rugueuse et le rêve évanescent.

Olivier Belin