L’âge roman, demeure d’où comprendre le mythe technicien. Espace qui se dévoile dans un mystérieux poème, intitulé Le crépuscule est vent du large, qui prend place au cœur du recueil Newton cassa la mise en scène; titre, quant à lui, explicite, qui fait le reproche au savant d’avoir aboli l’horizon fondateur du regard (on devrait, avec Char dire l’œil): celui du géocentrisme.
Les deux premiers fragments du poème nous ouvrent à ce sens:
Quand nous sommes jeunes, nous possédons l’âme du voyageur.
Le soleil de Ptolémée nous fusille lentement. C’est pourquoi deux éclairs au lieu d’un sont nécessaires si la nuit glisse en nous son signet.
Au temps de l’art roman, les écoliers et les oiseaux avaient le même oeil rond. Je me posais à côté de l’oiseau. Tous deux nous observions, ressemblants.
La serpe composa, la ronce enveloppa le blâme, le piège s’ouvrit. De nouvelles coutumes éduquèrent la terreur.
Avec Madame Ginoux et son fils, 1944
L’enfant comme l’homme de l’art roman sont dans une perception géocentrique de l’univers: le soleil tourne autour de la terre, le soleil est encore le soleil mouvant de Ptolémée. L’œil qui perçoit, c’est l’œil rond de l’oiseau et de l’enfant: rondeur qui porte en elle la simplicité analogique avec ce qu’elle regarde. Les deux éclairs qui signent l’apparition de la nuit sont la dernière lueur du soleil couchant et celle qui reste imprimée dans notre oeil par le soleil qui tout au long du jour nous [a] fusill[és] lentement: la perception reste soumise à l’horizon jusque dans ses illusions d’optique.
Dans cet univers, le monde, la terre et son horizon sont portés par l’œil -celui de l’oiseau, de l’enfant et du poète-, et non par le savoir. Puis vient la rupture, la coupure, l’âge cassant, celui de la serpe, qui, telle celle du philosophe de La Fontaine, ébranche, émonde, corrige partout la nature; vient aussi la terreur scientifique. La serpe, premier outil, a fait alliance avec la ronce, le désert.
Apparaissent alors les deux derniers fragments:
Dix heures du soir, le moment d’aller dehors, de lever la tête, de fermer les yeux, d’abattre la sentinelle, de la désigner au nouvel occupant du Trapèze.
-Sur sa déclinaison, qu’as-tu distingué dans l’astre que tu as nommé?
-Des milliards, ô miroir dénanti, de figures déjà formées projetant de mettre sur le dos cette terre sans rivale.
-Alors pourquoi ta hâte étrange?
-Il le faut, nous transférons. La mort, l’éventuel, l’amour, l’étamine liés réchauffent la pelle et le sablonnier.
L’âge roman et l’âge de l’enfance ont disparu dans cette seconde et énigmatique partie du poème. Le poète témoigne de son regard, au centre même du nouvel espace du savoir, celui des Temps modernes: dix heures du soir… Le crépuscule n’est plus celui du soleil fusillant nos yeux. Le poète lève la tête, mais ferme ses paupières: l’œil n’est plus maître. Il doit abattre la sentinelle (la lune) et se soumettre au nouvel occupant du Trapèze que sont, comme l’indique Char en note: Copernic, Galilée, Kepler, Newton, ceux qui ont renversé le soleil mouvant de Ptolémée. Puis le dernier fragment nous fait entendre un dialogue: sur sa déclinaison, qu’as-tu distingué dans l’astre que tu as nommé? Cet astre, c’est le nouvel astre de la science et du savoir. Le poète répond au soleil (miroir dénanti, astre qui n’est plus miroir, qui n’est plus nanti) que la terre désormais n’est plus sans rivale: l’astre de la science veut la relativiser, lui faire perdre le privilège qu’elle avait pour l’âge roman, et qu’elle a pour l’enfant et le poète, d’être le seul et l’unique horizon du regard: il s’agit, pour les savants, de la vaincre, de la mettre sur le dos. Nouvelle question du soleil: pourquoi ta hâte étrange?, cette hâte à contempler les yeux fermés le désastre. La réponse que fait le poète est mystérieuse: il le faut …
Le poète, devant le désastre, doit témoigner, comme rituellement, de la mort, de l’éventuel, de l’amour, de l’étamine, bref, de ce quoi la science se détourne; il doit en témoigner face au désertificateur du monde, le sablonnier, celui qui fait désormais de l’espace terrestre un désert.
Rappelons-nous: la serpe composa, la ronce enveloppa le blâme. Le poète ne se fait ni ange ni enfant, il s’approprie l’œil rond de l’art roman. Mais qu’est-ce qui est en jeu dans l’opposition entre la vision ptoléméenne de l’univers et la vision copernicienne ou newtonienne? Le système copernicien considère la représentation du cosmos par Ptolémée comme avant tout monstrueuse, et de fait, comme l’a montré Fernand Hallyn, celle-ci figure un espace chaotique, effrayant; pour Copernic, il s’agit de restaurer une représentation harmonieuse de la Création, et ses présupposés conduisent à édifier une astronomie qui soit en concordance avec une image rassurante qui respecte des lois d’équilibre de proportion et d’harmonie pré-établies; horizon en fait anthropocentriste encore.
Le renversement copernicien n’est nullement une blessure infligée au narcissisme humain; au contraire, c’est, comme le montre l’analyse très précise des textes par F. Hallyn, une vision anthropomorphe qui y transparait, où l’homme apparaît bien comme la fin du cosmos dont il peut désormais reconstituer le plan véritable: c’est la victoire de la religion exotérique pour qui la Création et l’homme renvoient tous deux à une même harmonie transparente; c’est la défaite de l’ésotérisme premier des religions où la Création était perçue comme chaos, dont le sens ne tient pas aux figures mathématiques ou physiques d’une éventuelle carte du ciel, mais dans le décryptage infini -et par essence interminable, puisqu’il est constitutif de notre liberté- du monde comme message du divin.
Le monde géocentrique est celui de l’anamorphose naturelle du regard et de ses déformations: ainsi le ciel désigné par Char comme marcheur voûté s’oppose-t-il à la perspective clarifiante qui naît à la Renaissance.
Char prend donc le parti géocentrique contre le parti copernicien fondateur de la pensée technicienne ou scientifique. S’agit-il seulement de prendre parti? Il faut sans doute lire autre chose dans ce poème, ce qu’on pourrait appeler la restauration d’un regard phénoménologique de l’espace, c’est-à-dire un retour à une perspective présentifiante du regard.
Ce point de vue, le philosophe Husserl l’a magnifiquement décrit dans un petit opuscule écrit en 1934 et traduit sous le titre: L’Arche originelle Terre ne se meut pas.
Husserl, de même qu’il s’était efforcé de saisir la temporalité autrement que d’un point de vue objectif, dans ces quelques pages écrites lors même qu’il est chassé par les nazis d’Allemagne, nous ouvre à une phénoménologie de l’espace soustraite à toute physique, comme à toute géométrie; le titre complet de l’ouvrage est plus explicite encore: Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde.
Le terme arche employé par Husserl, même s’il n’a pas les mêmes connotations que dans la poésie de Char, désigne malgré tout l’horizon commun. Il ne s’agit pas pour Husserl ou pour Char de s’opposer naïvement à la perception copernicienne ou post-copernicienne du monde, de même qu’il ne s’est jamais agi pour Heidegger de s’opposer à la technique. Au point de départ de ces démarches, il y a cette décision de s’opposer aux prétentions de la science à vouloir, à partir de la raison calculante et mathématique, relativiser le regard fondateur de l’humain et de retourner le sens subjectif de la présence en une simple objectivité factuelle.
On a déjà vu ce que cette tentative pouvait contenir d’illusoire, dans la mesure où, loin d’être guidée par un souci scientifique, elle était mue, en réalité, par une sorte d’anthropomorphisme au second degré: certes, la terre n’est plus le centre fixe du monde cosmologique, mais derrière cet apparent décentrement il y a la tentation de comprendre l’espace comme obéissant à des lois d’ordre et d’harmonie symétriques à celles de la raison humaine.
Le point de vue phénoménologique de Char et de Husserl va plus loin: au-delà des prémices philosophiquement encore naïves de la Renaissance, la pensée technicienne, dans son évolution postérieure et à mesure qu’elle l’emportait, a tenté de déduire de ses résultats quelque chose qui vaudrait pour le sens de la présence humaine. Or, pour cette présence -dont les possibilités de sens ne peuvent avoir d’autres sources que subjectives- l’être de la Terre et de l’humanité terrestre ne peut se réduire à un fait. Comme l’écrit Husserl la Terre peut tout aussi peu perdre son sens d’arche du monde que ma chair son sens d’être tout à fait unique, de chair originaire dont toute chair dérive une partie de son sens d’être …, et il ajoute: … Tous les étants en général n’ont de sens d’être qu’à partir de ma genèse constitutive et celle-ci a une présence terrestre.
Autrement dit, la réalité objective décrite par le discours de la science, l’astrophysique, ne change en rien le sens que ma présence terrestre confère à mon rapport à l’espace. Parce qu’il est philosophe et non poète, et qui plus est mathématicien d’origine, Husserl tient compte du caractère fou que peut revêtir son affirmation: La Terre ne se meut pas; mais plus folle encore lui apparaît, à l’inverse, cette biffure que la pensée technicienne opère dans la subjectivité constituante; de même lui paraît folle la biffure de la subjectivité constituante opérée par les prétentions de la pensée scientifique a vouloir penser l’homme à partir des faits, à partir d’une pensée déterministe qui se croit être par-delà toute subjectivité, quand elle n’en produit qu’une manifestation ignorante d’elle-même; car la science est, au fond, aussi subjective que toute pensée: elle en refoule simplement la réalité.
Lorsque Char, dans le poème de Newton cassa la mise en scène, oppose le regard roman au regard de la technique, et fait du poète l’ultime témoin du sens profond du regard géocentrique, il n’oppose pas le regard naïf au regard savant; il marque simplement les repères d’un œil demeurant, gardien de la Terre-arche: arche au sens du lieu d’accueil de la présence. Parmi les thèmes du poète, il y a celui selon lequel la pensée scientifique était une pensée exterminatrice de l’espace Terre: on en trouve ici une illustration. Le sablonnier, le désertificateur est moins celui qui serait mécaniquement responsable de désastres accidentels; il est désertificateur, au sens où il nie l’espace Terre comme sol, comme horizon et comme arche nécessaires et uniques de la présence pour en faire un corps contingent du monde parmi d’autres, et il fait de cette contingence le sens même de la présence humaine.
On se référera aussi au beau Cahier de l’Herne sur René Char: