Chappaz se conforme à une des deux grandes tendances de la création littéraire sur ce thème, celle qui fait de Judas une sorte de représentant de l’humanité confrontée au message de Jésus. Chappaz ne succombe pas, en revanche, à la seconde, le goût du péplum: il ne joue pas de l’exotisme de la Terre sainte. Au contraire: il décrit le paysage judéen avec un vocabulaire emprunté à celui de son Valais natal -pour lui la Suisse est-elle-même une Terre Sainte, une croisement de la Judée et de l’Himalaya …
L’œuvre de Maurice Chappaz (1916-2009) est tout entière façonnée par les questionnements métaphysiques, du premier recueil Testament du Haut-Rhône (1953), élégie sur la dévastation environnementale et spirituelle infligée par l’industrialisation au Valais catholique traditionnel où est né le poète, au journal poétique La Pipe qui prie & fume (2008), traversé par une méditation sur la mort et le salut qui se devinent à travers la nature.
Le poète, issu d’une famille de notables, qui a été étudiant en droit et en lettres, officier pendant la Seconde Guerre mondiale, journaliste, gestionnaire des vignes de son oncle, le conseiller d’État Maurice Troillet, s’engage en 1955 comme aide géomètre sur le chantier du barrage de la Grande-Dixence, où il partage le quotidien d’une paysannerie valaisanne se transformant en prolétariat ouvrier, expérience qui donne deux recueils (Le Valais au gosier de grive et Le Chant de la Grande-Dixence, 1960 et 1965).
Le développement des stations de loisirs d’altitude est vécu comme un viol de la sacralité de ces montagnes que le poète fréquente en randonneur au long cours, ce dont témoigne le récit La Haute Route (1974), marqué par le doute religieux et la pensée bouddhique, mais aussi le virulent recueil-manifeste Les Maquereaux des cimes blanches (1976), qui a provoqué une violente polémique, qui ne fut pas médiocre, en Valais et au-delà en Suisse.
Le décès de son épouse l’écrivaine Corinna Bille en 1979 imprime à l’œuvre une inflexion plus autobiographique, avec des mémoires, des journaux ou des récits de voyages. Parallèlement, les engagements du poète s’expriment dans de très nombreux textes publiés dans la presse, où le militantisme écologiste et anti-consumériste s’accompagne du renouveau d’une spiritualité catholique aux accents traditionalistes. Les intuitions des premières œuvres deviennent, à partir des années 1980, l’élaboration d’une vision du monde écologiste chrétienne, où la responsabilité humaine vis-à-vis de l’environnement n’est pas séparable d’une réflexion sur le sens de la souffrance et de la mort.
Le génie de Chappaz consiste dans le retournement -la transmutation alchimique- d’un intégrisme catholique, qui l’accompagna trop longtemps … En quoi? En une magnifique Weltanschauung écologiste chrétienne, théorique et pratique, qui reste à explorer ….
Plus de deux cent vingt textes, reportages, chroniques et tribunes ont été réunis en un volume très documenté: Maurice Chappaz, Journal intime d’un pays, Pierre-François Mettan, Éditions de la revue Conférence, 2011

Lorenzetti, 1325
L’Évangile selon Judas est, sur la couverture du volume, simplement qualifié de récit. Dans un entretien, Chappaz précise: Ce n’est ni un essai théologique, ni un roman. Je revis l’Évangile en me remettant dans l’Évangile lui-même. Il se représente d’ailleurs lui- même dans l’œuvre comme faisant partie des apôtres. Sur le plan formel, le texte apparaît comme une réécriture de l’histoire de Judas, à partir des évangiles mais aussi de sources théologiques comme saint Augustin et surtout le réformé Karl Barth, auteur dans sa Dogmatique d’une étude sur Judas (1942).
L’ouvrage est divisé en dix chapitres, qui racontent dans l’ordre chronologique la naissance et l’enfance de Judas, puis son appel par Jésus alors qu’il est tenancier d’un bistrot à la campagne. S’ensuivent la vie publique de Jésus et l’établissement de Judas comme intendant qui cherche à ancrer les miracles dans la réussite matérielle. L’épisode de la résurrection de Lazare constitue un tournant dans le récit, où Judas se détache de l’inflexion purement spirituelle que prend la vie de la communauté. Les quatre chapitres suivants s’attachent aux épisodes importants du rôle de Judas dans la Passion: L’argent, Le pain et le vin, Le baiser et L’adieu de Judas, qui décrit le cheminement intérieur de Judas jusqu’au suicide, alors même que Jésus agonise en croix. Les deux derniers chapitres, L’au revoir de Jésus et En attendant la fin du monde s’éloignent du personnage de Judas pour s’intéresser aux temps apostoliques.

Merab Abramishlivi, Le baiser de Judas
Le rôle médiateur de Judas se décline sur deux plans: un plan individuel, dans lequel Judas représente l’humanité, avec ses contingences, ses passions et ses espérances, notamment ses besoins de sécurité matérielle et de certitudes, et un plan collectif, nettement plus critique envers la société et l’institution religieuse.
Dès sa naissance, Judas est ainsi confronté à un questionnement universel, en particulier celui de la souffrance inexpliquée, apparemment gratuite. Une des originalités du récit de Chappaz, est l’origine de Judas: un enfant de Bethléem, rescapé du massacre des Innocents par les soldats d’Hérode.
… Tous les moins de un an et même de deux ans devaient être tués. Stupéfait je vis une femme, qui s’enfuyait avec deux enfants dans les bras, tomber en courant près d’un tumulus de petits corps, un des bébés s’encastrer dans le tumulus et l’autre gicler devant elle, et le soldat qui la rattrapait assommer cet enfant d’un coup de pied, et l’étrangler encore en l’empoignant, et le jeter sur le tas où son frère, un imminent petit ange, un vieux nouveau-né miraculeusement, sournoisement rescapé, vagissait sous une fontaine de sang.

Caravage, le reniement de Pierre
L’extrême violence de l’évènement constitue la première étape d’une explication psychologique du devenir de Judas. Adopté, puis abandonné par des bergers, élevé par des loups, il arrive à l’âge adulte obnubilé par le désir d’être aimé, déficit affectif qui le mènera au conflit entre réussite sociale et ascétisme de la vie spirituelle. Le tintement des pièces dans son petit bistrot lui répète inlassablement: Tout le monde t’aime! Mais n’est-ce pas un mensonge? Car l’argent ment toujours, comme le diable …
Sa naissance l’institue en double négatif de Jésus, comme lui rescapé du massacre, qui partage avec Judas l’anormalité de cette survie: Judas dans l’impossible quête de légitimité d’un destin manqué, Jésus dans le renoncement au rire: amorcé dans le sang, le salut ne peut être joyeux.
De son enfance, Judas garde une relation privilégiée avec les animaux. Une fois devenu intendant de la communauté qui entoure Jésus, il est en effet souvent en contact avec le monde rural et opère alors en véritable Jésus des bêtes doté d’un don thaumaturgique efficace et d’une autorité indiscutable. Cela renforce son aisance dans les milieux ruraux, où il est apprécié pour sa serviabilité et sa faconde. Cela résulte en gains, mais rien ici de la condamnation des Pères de l’Église qui attribuaient à l’avarice la corruption de Judas.

Cimabue, 13éme siècle
Les autres l’avaient chargé du ravitaillement et de l’intendance. Il était plein de bon sens pratique et d’entregent, un finaud avec les provinces en lui, infatigable. Ah! Que de souffles aux provinces! chantonnait-il, la main aux portes. Il visitait les fermes, traversait les cours, monnayait, pesait poules et cabris, louait des charrettes, donnait un coup de main quand les foins guettés par l’orage pressaient. Disponible dans les nuits vertes d’arrosage où l’on trébuche sans sommeil. Ce fut lui qui dénicha l’ânon gris sur lequel personne n’était monté pour l’amener à Jésus avant le grand rendez-vous, lors de l’ultime fête.
Si Judas est un finaud, c’est sans malice, allusion amusée à un stéréotype du caractère paysan. L’énergie déployée par Judas va d’ailleurs autant dans le sens de la prospérité de la communauté que du besoin affectif qui est au cœur de ses motifs, une soif de considération. Sa profonde humanité est encore soulignée par l’évocation des pulsions chamelles, que ressent l’ensemble des apôtres.
Leurs vingt ans avaient vingt ans. Le calice ou l’assiette au beurre … Ils avaient l’orgueil de marcher jusqu’aux plus lointains feux. Qui sait si, à travers leurs courses par monts et par vaux et tant de peines et tant de joies, entre bourricots et poètes de rencontre, parmi les voluptés qui s’éparpillent, par ces pays clairs et humbles, sous ce ciel de chardon bleu, qui sait si Judas a pu résister à toute occasion de pécher (et ses compagnons de même…), de forniquer ou de voler?

Giotto, 1304
Hommes jeunes qui peuvent être tentés par la chair, Judas et les autres apôtres sont en cela solidaires: mieux, le ton léger du récit semble suggérer que ces péchés sont peu de choses. La pourriture néanmoins, la conscience des fins dernières, éloignent des plaisirs terrestres. En tout cela, Judas est un médiateur, au sens où il présente à Jésus, ne serait-ce que par sa seule présence dans le cercle des apôtres, un ensemble de besoins humains valorisés en lui.
Cependant, alors qu’au fil du récit s’affirme de plus en plus la nature spirituelle de la mission de Jésus, Judas est incapable de renoncer au monde. Sa soif inassouvissable de reconnaissance le mène à vouloir réaliser immédiatement le destin de Jésus. Le récit lui donne ainsi une motivation religieuse et politique reposant sur la vanité: en dénonçant Jésus, il espère accélérer son triomphe.
Rejoignant l’idée de Karl Barth selon laquelle le suicide de Judas montre qu’il n’avait pas pour projet de précipiter la mort de Jésus mais de le pousser à un miracle si éclatant qu’il devrait assumer hic et nunc sa messianité, le récit de Chappaz rappelle également le lien particulier qui unit Jésus et Judas, plus fort qu’entre Jésus et n’importe quel autre apôtre. Or, ce lien Judas le corrompt en voulant Jésus pour lui-même. Telle est sa faute: son besoin d’amour ne s’est pas transmué en amour, mais en convoitise insatiable.
Judas se rêve partenaire exclusif de Jésus dans une dyarchie théocratique où il serait grand-prêtre et Jésus Messie institutionnel. Cette fiction profonde se retrouve chez Klopstock et De Quincey.

Giotto, détail
C’est d’ailleurs ainsi que les prêtres ont convaincu Judas de leur livrer Jésus:
Un notable propose: Qu’il pose sa candidature au poste de grand prêtre! Hein! Le charme et le crédit c’est lui, continue ce chef, la loi et l’autorité ce sera nous, avec toi (il sourit) et les tiens. Nous chasserons ensuite les Romains. Parole! Un silence encore et ce frémissement de la moustache. Dans l’action tu seras Jésus. L’ombre du platane se balance, lèche leurs épaules.
Cette ambition de Judas-réaliser sur terre, sans attendre, le Royaume de Dieu- en fait une figure de l’humanité, cette fois dans sa pulsion totalitaire: qu’elle soit intellectuellement irrecevable ne l’empêche pas d’être toujours prégnante! Serait-ce sous la forme du techno-futurisme.
L’expérience du siècle nous a contraints prendre acte de la perte irrémédiable d’une certaine considération pensante ou fabricatrice de l’histoire. Ni téléologie de la Raison ni téléologie de la réalisation de l’Homme ne sont désormais recevables. Et si nous ne pouvons plus accepter la coïncidence ni même l’effort pour faire se recouvrir le tragique et le logique dans la temporalisation de l’histoire, c’est parce qu’il est littéralement devenu injustifiable de renoncer à la consolation pour accéder à la réconciliation: la dissociation entre consolation et réconciliation est de l’ordre de l’intolérable.
Paul Ricœur, Temps et récit

Simon Bening, vers 1525
Après la Résurrection et l’Ascension, les disciples interprètent en ce sens le baiser de Judas: La foi politique! Le “Sauve-toi, toi-même” a été le cri des passants et des policiers sur le Calvaire. Ce fut aussi la pensée de Judas. Son espoir. Ç’aurait été la grande glissade: les voyous surpris et les gendarmes qui encadrent s’enfuient mais d’autres jettent les masques. Quelques prêtres ambitieux sont complices. Retour à la course au Temple. Caïphe tombe, roule au bas des escaliers. Jésus intronisé sera officiellement le Messie, et Judas, grand prêtre. Il a ses fidèles, il a ses ombres. Je vois notre ami chuchotant tout ça sur la joue de Jésus en le baisant.
Judas, victime de sa psychologie à cause du sceau de violence et de manque apposé sur son destin par le massacre des Innocents, manifeste l’échec de l’histoire et du projet social dès lors que l’humain se voit comme seule fin.
L’incapacité à satisfaire ses ambitions personnelles et politiques le mène ultimement au désespoir qui précipite sa chute. Ce désespoir ramène cependant à la question de la justice. Dans le récit, Judas a certes un sens aigu de la réussite, avec l’ambition qui l’accompagne, mais aussi de la justice. Celui-ci est lié à sa fonction d’outil divin, et est renforcé par son drame personnel, puisqu’il est orphelin trois fois: du fait des exactions hérodiennes, par abandon des bergers puis des bêtes. Son utilité, la nécessité de son intervention pour que s’accomplissent les Écritures et la mission de Jésus sont alors vues comme motifs de pardon, et en font objet d’identification et de compassion. Chappaz emprunte ainsi une anecdote que le médiatique R. P. Bruckberger rapportait à propos de Bernanos enfant:
Ah Judas, personne ne peut le damner. Mais personne n’ose prier pour lui. J’ai connu un enfant dans un village, qui rassemblait ses économies et les tendait au curé: Pour une messe. Pour qui? Une âme en peine. Il n’osait prononcer le nom de Judas.

Église des Iffs, vitrail central
Habits jaunes, cheveux roux: la figure de Judas a été un puissant vecteur de l’antisémitisme chrétien. C’était dramatiquement oublier une autre figure, celle d’un membre éminent du Sanhédrin, Joseph d’Arimathie …
La question de la justice, dès lors, donne sa portée ultime au récit, et restitue au personnage de Judas la fonction de repoussoir qui sert à la réconciliation universelle.
Sur toi s’est renversé le monde. Ce que chaque individu a fait ou fera s’est imprimé sur ton corps et va t’arracher l’âme, comme un torrent qui se purifie. Qui suis-je donc? Une paille, un bout de corde qui lie ce passé et ce futur chaotique, le trait d’union: du limon, avec une dernière haleine vers ce limon qui doit être sanctifié. Et je disparais en devenant aussi le signe de tous, ce tous que tu appelles.
L’adresse de Judas à Jésus en croix alors que lui-même va se pendre, souligne l’aspect sacrificiel de son acte, l’acceptation de ce qu’en se cantonnant au périssable, il permet le salut de tous les autres, et même de toute la matière, le limon appelé à être saint. En s’excluant, il permet à l’univers d’être inclus en Jésus. Dans les dernières pages du récit, les apôtres prennent conscience de la portée de son geste.
C’est si intime tout ce qui est arrivé.
Ils se passent la main sur le crâne:
Et son drame à Judas bloque, on l’entrevoit, le diable qui restera sans proie.
Toutes les créatures louent le Seigneur!
Toutes les créatures en effet: le personnage de Judas, de par sa relation aux animaux, permet à Maurice Chappaz de rappeler que la justice divine doit offrir le salut à toute la création, qu’il n’est pas le privilège des humains. C’est sans doute l’un des aspects les plus novateurs de la façon dont Chappaz s’approprie le personnage de Judas, et qui justifie l’invention des épisodes de l’enfance de Judas parmi les bêtes. Son don thaumaturgique, réservé aux animaux, son statut unique parmi les apôtres de Jésus des bêtes n’en font pas une parodie de messie: étant aux animaux ce que Jésus est aux humains, il montre qu’ils sont concernés par le salut.

Sacha Schneider, Le Réprouvé, 1908
Judas avait l’instinct pour deviner les bêtes. Il les observait, savait les soigner et il leur communiquait sa vérité. Après son passage, les porcs obéissaient, les coqs chantaient et s’envolaient sur le toit (une petite église qui s’époumonait!), les chèvres couraient, les vaches vêlaient tranquilles. C’était le Jésus des bêtes, un mystique à l’état sauvage. Il annonçait le temps, le conjurait. Judas était bien vu, même par les oiseaux. Et je vous confirmerai que tel ou tel individu du troupeau, qu’il tuait (pour rendre service), ensuite on l’invitait au casse-croûte.
Au moins deux tournures dans ces fragments d’un long passage valorisent le statut ontologique des animaux: les coqs assimilés à une petite église et les animaux à des individus. Judas est par ailleurs intercesseur des animaux, toujours dans la perspective de la justice: il porte en lui les cris des lièvres et des crocodiles, l’appel à la libération des proies comme des prédateurs, d’un ordre souffrant du monde qui est celui d’après le déluge. Car dans l’Eden, l’alimentation carnivorique n’existait pas … Cet appel à la justice envers les animaux fait écho à un texte clé de l’écologie chrétienne, dans la lettre de Paul aux Romains (8,19-21):
La création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu: livrée au pouvoir du néant -non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée- elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu.

Arcabas
Quelque chose dans notre cœur échappe à notre esprit. On s’affaiblit en goûtant ce monde: exaltation d’humus, suffocantes sapinières, souvenir et ennui des sauges, voix de ma fille, pourriture et ailes de papillons, songe des feuilles.
Le statut extraordinaire de Judas dans cette relation aux créatures, comme d’un intercesseur agent de la réconciliation universelle, appelant à la justice divine puisque c’est le péché de l’humain (ou, éventuellement, de Lucifer) qui a entraîné la soumission de la création au néant, opère encore comme une oblation christique: lorsqu’il se pend, c’est au fameux figuier stérile maudit par Jésus, dont il devient ainsi, en assumant la stérilité de son suicide, le fruit, telle une grosse larme le long du tronc du figuier.
Deuil de la création ou regret du Créateur, Judas transformé en larme semble difficile à condamner. Le récit ne l’exonère pourtant pas: ce sont bien ses ambitions qui l’ont mené à la mort. C’est même précisément d’avoir oublié pour ses projets chimériques sa proximité avec la nature qui le perd, puisque pour Judas les animaux étaient la meilleure image du Père -une image, pas une incarnation!
Médiateur d’une humanité en mal de sens confrontée à une radicalité évangélique parfois incompréhensible, il est aussi, par effet de repoussoir, sentinelle anti-totalitaire, et réconciliateur, permettant de lier définitivement l’humanité faillible, et qui le restera, à son sauveur, et à eux tout l’univers appelé à participer au Royaume.

Jean Bourdichon, + 1499
Proche des gens, ami des bêtes et des plantes, défenseur des émotions et des passions qui font de la vie humaine une aventure toujours unique et singulière, Judas semble alors bien sympathique. L’auteur a d’ailleurs pu s’identifier à lui suffisamment pour se mettre en scène dans le récit, se faisant témoin du cheminement de Judas. Ce n’est pourtant pas l’évangile selon saint Judas. Dans le récit de Chappaz, Judas n’échappe pas au désir de mort qui découle de son abandon de Jésus, se ferme à la possibilité du pardon et se retranche du salut. Si le récit manifeste une compassion certaine envers lui, il ne prétend pas le pardonner à la place de Dieu, tout en rouvrant la question.
En cela, Chappaz reste un catholique prudent. Mais surtout, il rappelle que toutes les bonnes causes que semble représenter Judas, que ce soit un individualisme humaniste valorisant tous les aspects de l’expérience humaine ou les engagements pour la justice sociale et écologique, ne mènent à rien sans la présence divine.
C’est aussi, et pour Chappaz peut-être surtout, parce que la chouette a droit au salut, comme l’humain, qu’il faut, en préservant l’environnement, lui donner la chance de la louange.
En outre les multitudes d’animaux dont les espèces sont supprimées par nous, ces souffles de vivants assassinés s’occupent de nous dans les trous de la nuit de leurs anciens pays. J’aperçois un Jésus immense, terre à terre, végétal, animal, stellaire (nos usines ont aussi crucifié les étoiles) qui s’apprête à ressusciter avec des catastrophes. Et à nous donner la chance d’une nouvelle âme. Une lointaine petite chouette ulule son Messie au-delà de la rivière.
Rejeter Jésus au nom des engagements d’ici et maintenant fermerait la porte au partout, toujours de l’espérance. Le récit de Chappaz est un appel à ne pas laisser advenir, en soi comme dans les évolutions sociales et environnementales, le Judas futur.

Guido de Sienne, 1270, Le massacre des Innocents