Si la nature humaine est destinée à tendre au Souverain Bien, il faut aussi admettre que la mesure de ses facultés de connaître, et particulièrement leur rapport réciproque, sont appropriés à ce but. Or la critique de la raison pure spéculative prouve l’extrême insuffisance de cette faculté pour résoudre, conformément à ce but, les plus importants problèmes qui lui sont proposés, quoiqu’elle ne méconnaisse pas les indications naturelles et parfaitement nettes de cette même raison, ainsi que les grands pas que celle-ci peut faire pour se rapprocher de cette haute fin qui lui est assignée, sans cependant l’atteindre jamais par elle-même, même à l’aide de la plus grande connaissance possible de la nature.
Il semble donc que la nature nous ait traités comme une marâtre lorsqu’elle nous a dotés d’une faculté nécessaire à notre but. Or, supposez qu’elle se soit conformée en cela à notre souhait, et qu’elle nous ait donné en partage cette capacité de pénétration ou ces lumières que nous voudrions bien posséder, ou que quelques-uns s’imaginent sans doute réellement avoir en leur possession, quelle en serait la conséquence, selon toute apparence?
À moins qu’en même temps notre nature tout entière ne se trouve transformée, les inclinations, qui ont toujours le premier mot, réclameraient d’abord leur satisfaction et, en liaison avec la réflexion rationnelle, leur satisfaction la plus grande et la plus durable possible, sous le nom de bonheur; la loi morale parlerait ensuite, afin de retenir ces inclinations dans les limites qui leur conviennent, et même afin de les soumettre toutes ensemble à un but plus élevé, en ne tenant compte d’aucune inclination. Mais, au lieu de la lutte que l’intention morale a maintenant à soutenir avec les inclinations, et dans laquelle, après quelques défaites, l’âme peut acquérir peu à peu de la force morale, Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux (car ce que nous pouvons complètement prouver a pour nous, quant à la certitude, la même valeur que ce dont nous nous assurons par nos propres yeux).

La transgression de la loi serait, bien sûr, évitée, et ce qui est ordonné serait
accompli; mais, comme l’intention d’après laquelle les actions doivent avoir lieu ne peut nous être inspirée par aucun commandement, tandis que l’aiguillon de l’activité est ici aussitôt présent et extérieur, et que, par conséquent, la raison n’a pas l’occasion de s’élever dans l’effort afin d’accumuler, par une représentation vivante de la dignité de la loi, des forces pour résister aux inclinations, la plupart des actions conformes à la loi seraient dictées par la crainte, quelques-unes seulement par l’espérance, et aucune par le devoir, et la valeur morale, sur laquelle seule repose la valeur de la personne, et même celle du monde aux yeux de la suprême sagesse, n’aurait plus aucune existence.
La conduite des hommes, tant que leur nature demeurerait ce qu’elle est actuellement, serait donc transformée en un pur mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes, tout gesticulerait bien, mais où l’on ne rencontrerait aucune vie dans les personnages.
De fait, comme notre condition est tout autre, comme, malgré tous les efforts de notre raison, nous n’avons de l’avenir qu’une perspective fort obscure et incertaine, comme le gouverneur du monde nous laisse seulement conjecturer et non apercevoir ou prouver clairement son existence et sa majesté, comme, au contraire, la loi morale, qui est en nous, sans nous promettre ou nous faire craindre quelque chose avec certitude, exige de nous un respect désintéressé, tout en nous ouvrant, lorsque ce respect est devenu actif et dominant, mais alors seulement et seulement par ce moyen, des perspectives, il est vrai peu nettes, sur le royaume du suprasensible, il peut se former une intention véritablement morale, vouée immédiatement à la loi, et la créature raisonnable peut devenir digne de participer au souverain Bien, qui correspond à la valeur morale de sa personne et non simplement de ses actions. Ainsi, ce que l’étude de la nature et de l’homme nous enseigne d’ailleurs suffisamment pourrait bien ici encore s’appliquer, à savoir que la sagesse impénétrable par laquelle nous existons n’est pas moins digne de vénération pour ce qu’elle nous a refusé que pour ce qu’elle nous a donné en partage.
Critique de la raison pratique, Dialectique, n° IX
Le thème général est: la pratique de la moralité, l’intention morale, ne sont possibles que parce que nous ne pouvons pas savoir avec certitude si Dieu existe. L’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu est moralement nécessaire.
Pour le montrer, Kant procède par un raisonnement par l’absurde: que se passerait-il si nous pouvions démontrer l’existence de Dieu? Alors tout se passerait comme si nous avions sans cesse Dieu sous nos yeux. Nous n’aurions pas la possibilité de former une intention morale: la présence terrifiante et fascinante de Dieu nous ferait agir par crainte (de son châtiment), dans le meilleur des cas par espérance (de son amour); dans tous les cas, nous respecterions extérieurement la loi (dans nos actions), sans que notre cœur ait pu se déterminer intérieurement par rapport à la loi: jamais nous ne pourrions agir par pur respect du devoir. Il n’y aurait plus de vie morale, c’est-à-dire de lutte entre le devoir et les inclinations, avec ses événements (assez bien évoqués dans le texte: défaites, reprise du combat, renforcement, effort): tout serait joué d’avance. Plus de vie morale, mais aussi plus de vie du tout.
Cette radicalisation est très impressionnante: la conduite des hommes serait un pur mécanisme, un jeu de marionnettes. La personne morale serait ravalée au rang de personnage de théâtre. Le mécanisme, c’est le contraire de la liberté: la connaissance certaine de l’existence de Dieu ôterait toute liberté (comment faire autre chose que ce que l’on saurait que Dieu veut?). L’homme serait le jouet d’inclinations contraires: les inclinations sensibles, et les inclinations théologiques de la crainte et de l’espérance (laquelle n’est ici que le revers de la crainte); les inclinations théologiques étant les plus fortes (Dieu apparaissant comme Puissance souveraine), elles l’emporteraient mécaniquement. L’homme gesticulerait comme un pantin. Il ne disposerait pas de cette intériorité, de cette distance minimale sans laquelle il n’est aucune intention (morale ou immorale). La vie a donc partie liée avec la moralité: la vie est tension entre loi et inclinations, et il ne faut pas que cette tension soit résolue a priori dans un sens ou dans un autre. Ainsi la vie suppose la liberté, la capacité de transgresser la loi inconditionnelle, et donc une incertitude concernant l’existence de Dieu.
Incertitude, et non ignorance: le dernier mouvement, résumant au fond toute la démarche de la Dialectique de la raison pure pratique, rappelle que Dieu (le gouverneur du monde) nous ouvre des perspectives peu nettes sur le royaume du suprasensible. Formule bien allusive, mais dont le sens est d’abord que Dieu n’est pas absolument caché. Ni connu ni ignoré, mais incertain. La formule finale du texte, dans son balancement rhétorique, exprime bien ce double aspect. La sagesse (c’est un des noms de Dieu dans notre texte) doit être vénérée pour ce qu’elle nous a donné (cela va de soi), mais aussi pour ce qu’elle ne nous a pas donné, pour ce qu’elle nous a refusé, car c’est grâce à ce refus que nous pouvons nous donner à nous-même la seule chose qui vaille vraiment: la valeur morale.

Remarquons, pour conclure, que Kant ne nomme jamais Dieu par son nom dans ce texte, sauf dans la fiction centrale (cette apparente exception est en fait une conséquence de la fiction elle-même: selon la supposition de la fiction, nous avons Dieu sous les yeux, nous pouvons donc l’appeler par son nom puisque nous le connaissons). Dans tout le reste de notre texte, Kant évite le mot Dieu et emploie des périphrases: la nature, la sagesse suprême, le gouverneur du monde, la sagesse impénétrable. Ces précautions linguistiques sont significatives: la théologie rationnelle des postulats ne peut viser Dieu que par un discours indirect, jamais adéquat à son objet, à la fois posé (par les postulats) et maintenu à distance (par l’impossibilité, vitalement nécessaire, d’en avoir une connaissance). Karl Jaspers a exprimé cela avec beaucoup de justesse:
Si nous pouvions ici posséder un savoir, notre liberté se trouverait paralysée. Tout se passe comme si la divinité avait voulu créer pour nous ce qu’il y a de plus élevé, l’être par soi de la liberté, mais que, pour le rendre possible, elle ait été forcée de se cacher elle-même.
Bernard Sève, La Postulation kantienne de l’existence de Dieu, pages 125 et suivantes
Étrange scène: Kant s’efforce de réfuter par l’absurde la thèse d’une Nature marâtre (stiefmütterlich) qui refuserait méchamment à notre intellect fini toute connaissance directe de nos fins supra-sensibles. On y découvre ce qui, une fois levé le voile de notre finitude, viendrait prendre la place de la Loi: une figure obscène et féroce, la mauvaise mère, la Mère Castratrice, la Méduse … Les terroristes croient connaitre Dieu -et ils se sentent devenir pierre! Ils croient que c’est l’effet du monde athée moderne, alors que c’est tout le contraire. Alors ils gesticulent pour se désensorceler. En tirant. En tuant.
Johann Cristoph Fritsch, Immanuel Kant
Pietro Rotari, La Lectrice