I L’économie libidinale des Gardiens de la Tradition

Marietta

Le Martyrologue romain est la liste officielle et détail­lée, mais non exhaustive, des saints, bienheureux et mar­tyrs reconnus par l’Église et honorés dans son calendrier liturgique. À la date du 6 juillet, on peut y lire la note suivante:

Mémoire de sainte Maria Goretti, vierge et martyre. Elle vécut une jeunesse austère, près de Nettuno dans le Latium, aidant sa mère dans les tâches domestiques et priant avec ferveur. En 1902, à l’âge de 12 ans, pour défendre sa chasteté contre un voisin qui voulait l’agresser, elle succomba, percée de coups de poignard.

On trouve des récits plus longs et censément édifiants de cette triste histoire dans les publications catholiques à destination des jeunes filles. Par exemple celui-ci:

Maria, appelée familièrement Marietta, naît à la fin du XIXe siècle en Italie, dans une famille de cultivateurs. Aînée de six enfants, Maria montre une grande piété et un sens du service édifiant. La pauvreté pousse la famille à émigrer dans une région insalubre [Les Marais Pontins]. Maria perd son père très tôt; elle s’applique à aider sa mère à tenir la maison et à élever ses frères et sœurs.

Elle n’a que 12 ans lorsque arrive le drame qui devait faire de cette toute jeune fille une martyre. Un voisin, âgé de 18 ans, nommé Alessandro, se prend de passion pour elle et lui fait des avances de plus en plus pressantes. Maria résiste, sachant que ce que demande ce garçon est impur. Elle se réfugie dans la prière: Non, disait-elle à Alessan­dro, Dieu ne veut pas. Celui-ci se laisse dominer par sa passion. Le 5 juillet 1902, profitant de l’absence de Mme Goretti, il s’introduit dans la maison de Maria, décidé à abuser de la jeune fille. Il lui demande de choisir: lui céder ou mourir. Maria ne veut pas lui céder et perdre sa pureté, car ce serait offen­ser Dieu. Elle se débat pour lui échapper. Alessandro, ne se maîtrisant plus, attrape un couteau et s’acharne sur la jeune fille en la blessant de quatorze coups de poignard.

Maria meurt le lendemain à l’hôpital où elle avait été transportée d’urgence, après avoir pardonné à son meur­trier en disant: Pour l’amour de Jésus, je lui pardonne et je veux qu’il soit un jour avec moi dans le Paradis.

Inès d’Oysonville, Margot et les mystères de l’amour

Maria Goretti est béatifiée en 1947, et déclarée martyre en 1950 par le pape Pie XII: La Providence a voulu donner un modèle, une protectrice et une intercession aux jeunes filles. Elle était une des leurs quand elle souffrit une mort cruelle pour la Loi de Dieu.

Jean-Paul II ravive à l’occasion du centenaire de la mort de cette enfant de 12 ans, en 2002, la mémoire de la petite sainte: Marietta rappelle aux jeunes du troisième millénaire que le véritable bonheur exige du courage et un esprit de sacri­fice, le refus de tout compromis, et d’être disposé à payer en personne, même par la mort, la fidélité à Dieu et à ses commandements (Angélus, dimanche 6 juillet 2003).

En France, cette mémoire s’associe aux commentaires d’un autre meurtre: celui d’Anne-Lorraine Schmitt, jeune femme de 23 ans, fille du général Philippe Schmitt, tuée en 2007 dans le RER D sous les coups de poignard d’un homme qui tentait de la violer. Tandis que le père de la victime s’engage dans des querelles politiques sur le prétendu laxisme judiciaire, la pastorale catholique associe la jeune femme assassinée à l’enfant martyre tuée un siècle plus tôt, comme se le rappelle une ancienne scoute:

On s’appuyait sur l’exemple de Maria Goretti pour nous expliquer qu’Anne-Lorraine ne s’était pas défendue que pour protéger son corps, mais pour protéger son âme. La valeur de la “pureté”, qui se retrouve dans certains textes fondateurs du scoutisme, était interprétée dans un sens sexuel qui me mettait mal à l’aise. J’entendais clairement que la faute d’un viol retombait aussi sur la victime du fait de cette “souillure”.

Jean-Paul II, quelques jours après son élection, et le corps de Marietta

L’association entre Maria et Anne-Lorraine n’est pas le fait des seuls chefs de patrouille scouts, mais aussi celui de membres du clergé. Ainsi, sur le Padreblog, l’éloge funèbre de la jeune femme est assuré, durant le procès de son agresseur, par le prêtre Guillaume Seguin, qui avait alors déjà commis des agressions sexuelles dans le cadre de la confession, pour lesquelles il sera condamné par l’Église en 2020. Il écrit à propos d’Anne-Lorraine Schmitt, dans une association claire au culte de Maria Goretti:

En notre siècle et sur notre terre, il existe donc encore des jeunes capables de donner leur vie pour défendre la beauté de la chasteté. Quel exemple et quel témoignage! Par son héroïsme, Anne-Lorraine rejoint la longue liste des martyrs qui, soutenus par leur foi et éclairés par leur baptême, savent payer du prix de leur vie le combat de la pureté (Anne-Lorraine, le prix de la pureté, Padreblog, 17 décembre 2010).

Les textes de Guillaume Seguin seront supprimés de Padreblog. Reste que la pastorale entourant le culte de Maria Goretti relève éminemment de ce qu’il faut appeler une culture sur le viol: un ensemble de représentations culturelles (et même de représentations cultuelles en ce qui nous concerne ici) de ce qu’est la violence sexuelle, de ce qu’est une victime de cette violence. Il est troublant, au vu des statis­tiques des agressions sexuelles dans l’Église qui ont été établies, que cette figure par excellence de victime soit une enfant de 12 ans, même si son âge est euphémisé dans les discours magistériels depuis 1947, par l’expression de jeune fille, qui l’associe à une tranche d’âge plus éle­vée, et même à une personne de 23 ans en ce qui concerne Anne-Lorraine Schmitt. Cette euphémisation s’accompagne d’une certaine abstraction non seulement dans la description des gestes de l’agression, mais aussi dans le soubassement moral de la célébration de la vertu: dans toutes les louanges à Marietta que nous avons relevées, il est question de pureté, de chasteté, de souillure, sans dire jamais quel acte vertueux elle a commis, ou quel acte coupable elle a évité de commettre.

Si de nombreux fidèles catholiques confessent un cer­tain malaise vis-à-vis de la pastorale entourant le culte de Maria Goretti, chez bien des personnes victimes des vio­lences sexuelles dans l’Église c’est la colère qui s’exprime. Véronique Garnier, qui fut agressée à un âge proche de celui de Marietta, et qui mène depuis plusieurs années un travail important de témoignage et d’expertise auprès de différentes institutions ecclésiales, explique ainsi:

Il y a quelque chose de fondamentalement choquant et menson­ger dans le fait de présenter une agression sexuelle sur mineure comme une situation de choix libre pour la victime. défendre ma chasteté. Il passe sous silence tout ce que l’on sait aujourd’hui de l’effet de sidération en contexte de violences sexuelles. Et derrière tout ça, il y a un rapport primitif à la pureté, la “pureté virginale” conçue comme l’intégrité physique du corps de la femme: lier la virginité et la sainteté est insensé.

Elle ajoute que qualifier de jeune fille une enfant de 12 ans, c’est embrasser le regard sexualisant du criminel. Surtout, elle fait entrer son expérience personnelle en écho avec l’attitude de la petite Maria:

Dans les heures ou les jours qui suivent l’agression, minimiser ou prendre sur soi le mal commis est une réaction naturelle de la victime, un mécanisme de survie intérieure. Le lendemain de mon propre viol, j’ai écrit un mail à mon agresseur pour lui dire que je lui pardonnais. Mais ce n’était pas un vrai pardon: c’était une tentative de mettre fin au cauchemar, l’illusion de pouvoir être en paix, une illusion qui reposait aussi sur la culture ambiante qui minimise les conséquences du viol. J’espère un jour pardonner réellement à mon agresseur, mais cela passera par une relation de justice.

Les récits édifiants prétendent que Maria Goretti a choisi de mourir parce qu’elle pensait que Dieu la regarderait comme impure si elle subissait un viol sous la menace d’une arme blanche. Je ne sais pas si c’est réellement ce qui s’est passé dans sa tête. Mais si c’est le cas, elle est morte parce que son entourage catholique lui a fait croire que Dieu partageait la culture du viol.

Mais quel est l’ancrage véritable des dis­cours pastoraux qui accompagnent le culte de Maria Goretti? Ces vieilleries poussiéreuses risquent-elles d’empoisonner la source vive de la Tradition?

Merci à Mathieu Poupard

A suivre …