Retournons au récit de celle qui fut, jusqu’au début du XIXe siècle la plus populaire des vierges martyres, vierge voulant dire femme forte, et martyr, témoin et résistante.

Lorenzo Lotto, Le Procès de Lucie
Si les premiers siècles chrétiens, rendus à leur altérité, importent à nos yeux de modernes, ce n’est pas seulement pour des raisons généalogiques, mais c’est aussi parce qu’ils offrent d’étonnants modèles de vie morale, à la fois libres et positifs -ceux-là mêmes que nous devons inventer pour nous-mêmes.
Michel Foucault et le christianisme
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Lucie de Syracuse, martyre du 4e siècle, fut pendant très longtemps l’une des saintes les plus populaires de l’Occident chrétien. Outre son rôle de patronne des malvoyants et des opticiens, les jeux de mots sur son prénom, qui signifie lumière, et sa place dans le calendrier des saints au 13 décembre valurent longtemps à sa fête d’être l’occasion de grandes célébrations lumineuses qui servaient en quelque sorte de préliminaires aux festivités de l’Avent; la fête de l’Immaculée Conception du 8 décembre lui a malheureusement ravi ce rôle après la proclamation du dogme de 1854. Toutes ces manifestations de piété populaire, si elles ont permis de joliment conserver la mémoire de la sainte dans la culture commune, ont quelque peu perdu de vue le récit originel de sa vie.
Ce récit connaît un certain nombre de rebondissements, impliquant une guérison miraculeuse, un contexte familial tourmenté, un prétendant païen furieux de ne pas pouvoir mettre la main sur le corps et l’héritage d’une jeune fille, qui a décidé de ne pas être vendue et d’offrir son argent aux pauvres, accompagnée de sa mère (les fresques romanes, en Catalogne, aiment figurer cette scène: avis aux historiens du féminisme!).
Nous nous concentrons ici sur ce qui est le centre dramatique et spirituel du récit: la confrontation de Lucie et du procureur qui lui reproche de ne pas adorer les divinités de l’Empire: les idoles de la place publique, dira Hobbes.

Le procureur de Syracuse, nommé Paschase, ne tarde pas à s’énerver de l’insolence de la prévenue qui ne se gêne pas pour le traiter de corrupteur qui engage les âmes à se détourner de leur Créateur. Voici comment se conclut le dialogue:
Paschase: Tes paroles cesseront bien quand nous en viendrons à te rouer de coups!
Lucie: Les paroles de Dieu ne passeront pas.
P.: Prétends-tu être Dieu?
L.: Je suis la servante de Dieu, qui a dit: Quand vous serez en face des rois et des princes ne vous inquiétez pas de ce que vous direz, car l’Esprit saint vous enseignera à cette heure-là ce qu’il faudra dire.
P. : Prétends-tu donc avoir en toi le Saint-Esprit?
L.: Celui qui vit dans la chasteté, celui-là est le temple du Saint-Esprit!
P.: Alors je te ferai conduire dans un lupanar. Ton corps y sera violé, et tu perdras ton Saint-Esprit!
L.: Le corps n’est souillé que si l’âme y consent; et si, malgré moi, on viole mon corps, ma chasteté s’en trouvera doublée. Or jamais tu ne pourras contraindre ma volonté. Et quant à mon corps, le voici, prêt à tous les supplices! Qu’attends-tu, fils du diable?
(Le texte est donné ici dans la version de La Légende dorée, magnifique compilation d’hagiographies anciennes réalisée au XIIIe siècle par le dominicain Jacques de Voragine, Points Sagesses, 2014).

Lucie est une belle femme, ici figurée dans les fers, et pourtant libre: elle a refusé un mariage imposé, et les richesses d’une société esclavagiste. Elle est vulnérable, comme tous les vivants: elle est sur le point, sur le point seulement, d’être violentée, comme une incontournable possibilité. Mais le corps n’est souillé que si l’âme y consent: elle reçoit la communion.
Véronèse
Rassurons tout de suite le lecteur moderne, peu habitué aux audaces des anciens récits, en précisant que la fin du texte ne contient aucune scène de viol: les soldats tentent bien d’entraîner Lucie au lupanar, mais la jeune femme se met miraculeusement à peser si lourd, gros rocher catatonique figurant la Sidération, et l’insensibilité aux tortures, qu’une légion entière, puis des attelages de bœufs, ne parviennent pas à la déplacer. Ils doivent se résoudre à l’égorger sur place, non sans que la sainte ait eu l’occasion de reprendre ses esprits en recevant les derniers sacrements.
Le défi final qu’elle adresse à son bourreau: Et quant à mon corps, le voici, prêt à tous les supplices! Qu’attends-tu, fils du diable?, n’est pas à comprendre comme du masochisme. Il s’inscrit dans les canons littéraires des récits de martyres, où les premiers saints ironisent sur les châtiments qui leur sont infligés avec un humour qui sert à souligner la responsabilité des païens,, c’est-à-dire leur liberté à eux aussi: ils ne peuvent pas ne pas être conscients de ce qu’ils font! Que l’on songe à saint Laurent qui, condamné à être grillé vif, lance à son bourreau: Ce côté est maintenant bien rôti; retourne-moi, pour que l’autre cuise aussi.
De même l’agencement dramatique du récit nous présente une Lucie admirable de maîtrise intérieure, tout en laissant parfaitement clair que c’est l’Officiel, Paschase, celui que la jeune chrétienne injurie pour le renvoyer à sa responsabilité morale, qui est le maître de la situation de violence dont elle est prisonnière.

Caravage, L’Enterrement de Lucie, 1608
Il y a ainsi un parfait accord entre la construction dramatique du dialogue et son fond théologique. Le débat qui oppose la sainte et le païen ne porte pas seulement et d’abord, sur le refus du polythéisme ou de la divinisation du Pouvoir, mais sur une définition de la chasteté: un corps violé cesse-t-il d’être chaste?
Dire qu’une femme violée demeure le temple chaste du Saint-Esprit, c’est à proprement parler une affirmation théologique.
Elle ne dit pas en effet: Tu peux souiller mon corps, mais pas mon âme, comme une variante de l’horreur gnostique, qui consolerait de l’avilissement supposé de la chair par la pureté de l’esprit. Elle dit: Le corps n’est souillé que si l’âme y consent.
Cette affirmation est l’expression d’une espérance fondée sur un lien indéfectible entre l’âme et le corps, et pour qui la fidélité à Dieu garantit, quels que soient les sévices endurés, l’infusion sanctifiante de l’Esprit dans l’ensemble de l’être. Dix-sept siècles plus tard, cette espérance peut encore toucher le cœur de tant de victimes de violences sexuelles. L’hyperbole de Lucie pour qui si, malgré moi, on viole mon corps, ma chasteté s’en trouvera doublée, et qui suggère que, même si elle avait été conduite au lupanar, elle eût toujours mérité son titre de vierge martyre, ne paraît-elle pas l’exact contraire de la crainte d’être rendue impure, que trop de pasteurs mettent dans la tête des adolescentes?
La nuit avance d’un pas lourd
Autour de la maison
Et autour des jardins
Quand le soleil quitte la terre
Les ombres s’épaississent.
Bruissements d’ailes
Prophétie!
Allume, Lucie, allume les bougies
Adaptation en suédois moderne d’une prière en vieux Norrois -la langue des Vikings.
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