Nous avons visité le zoo biblique de Jérusalem. Il a été fondé en 1940 par un professeur de zoologie de l’Université de Jérusalem, Aharon Shulov,. Ce parc zoologique expose environ 2200 animaux de plus de 270 espèces originaires du Moyen-Orient, dont la plupart étaient disparues ou en voie d’extinction.
Aharon Shulov s’appuya d’abord sur la Bible pour identifier les espèces animales originaires du Moyen-Orient, puis sur la liste des espèces menacées établie par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature. En 1978, le Mossad, en collaboration avec les autorités iraniennes, avait transféré à Jérusalem quatre daims persans, une espèce qui avait disparu du territoire d’Israël alors qu’elle était mentionnée à la table du roi David, et qui était menacée d’extinction; cette exfiltration rendit possible sa réintroduction en croisant les quatre femelles d’Iran avec des mâles qui avaient été conservés en Allemagne.

Le directeur du zoo, Shai Doron, qui était également président de l’Association européenne des zoos et aquariums, nous expliqua que ce zoo était le lieu
touristique le plus visité en Israël et que les groupes scolaires juifs et palestiniens s’y retrouvaient pour découvrir et célébrer un patrimoine commun.
Shai Doron est décédé en juillet 2024 et je ne sais pas ce qu’il a pensé des attaques du 7 octobre, mais il est célébré dans la presse israélienne comme une des grandes figures morales du pays. Irus Braverman, une spécialiste en droit de l’environnement qui avait comparé ce zoo à deux autres parcs zoologiques en Cisjordanie et à Gaza, nous accompagnait dans cette visite. Elle nous confia que c’était le seul zoo au Moyen Orient où les Juifs travaillent avec les Arabes pour conserver un patrimoine naturel commun, grâce au soutien financier de plusieurs fondations privées, qui manquent cruellement dans les territoires palestiniens occupés par Israël.
Ce rêve d’un zoo biblique pose des problèmes épistémologiques dans son articulation étrange entre la religion et la science, mais il est aujourd’hui la meilleure réponse à l’opération Rising Lion qui emploie une expression biblique pour justifier la guerre contre l’Iran: le temps long de l’histoire biblique est détourné dans le temps court de l’État d’Israël.
En quoi la conservation de ce patrimoine naturel commun donne-t-elle des raisons d’espérer, alors que le Moyen-Orient ne cesse de s’enfoncer dans la violence et la destruction?
Les accusations de génocide et d’antisémitisme qui divisent les soutiens d’Israël et de la Palestine dans le monde entier semblent ignorer que les Sémites constituent un ensemble de peuples qui ont habité au Moyen-Orient depuis des millénaires en relation avec les êtres peuplant leur environnement -c’est ce que rappelle l’anthropologue William Robertson Smith dans ses Conférences sur les religions des sémites en 1889, qui ont eu un rôle fondateur dans les sciences humaines au vingtième siècle.
La raréfaction des ressources dans cet habitat partagé conduit ces peuples à
s’affronter alors qu’ils pourraient s’allier pour le conserver. Joanna Radin et Emma Kowal ont repris le terme de cryo-politique pour penser les situations de colonialisme de peuplement dans lesquelles des peuples d’origine européenne doivent conserver avec des peuples autochtones des échantillons qui furent conservés dans des laboratoires ou des musées en un temps où l’Europe pensait être la seule responsable du développement de l’espèce humaine.
Mais il faut rappeler qu’au Moyen-Orient, il ne s’agit pas seulement, ou d’abord d’un colonialisme de peuplement. Selon le récit sioniste, des Juifs (et non pas les Juifs) de la diaspora sont revenus dans la terre d’Israël pour la cultiver aux côtés des peuples qui y habitent depuis la chute du Temple -étant entendu que les Palestiniens sont largement les descendants des Juifs de l’Antiquité.

En travaillant ensemble pour conserver au froid les échantillons du passé, les Juifs et les Arabes peuvent refroidir la chaleur des conflits qui les opposent et imaginer un avenir commun. Un tel travail est possible à travers l’imaginaire de l’arche de Noé, qui est partagé par les trois religions bibliques et dont la modernité a rendu possible la réalisation techno-scientifique.
C’est seulement en partant de ces infrastructures techno-scientifiques que l’on peut comprendre cet imaginaire de l’arche de Noé autrement que comme une idéologie de l’État d’Israël pour effacer l’histoire de la terre où il s’est construit.
Au lendemain des attaques du 7 octobre, le débat en France s’est polarisé sur les figures du traître et de la victime, qui relèvent de ce que Michel Foucault a appelé le pouvoir souverain et le pouvoir pastoral. Selon le pouvoir souverain, qui s’exerce sur un territoire dans un moment d’exception qui définit la frontière séparant l’ami et l’ennemi, si l’on soutenait Israël, on était traître à la cause palestinienne, et vice-versa. Selon le pouvoir pastoral, qui surveille le troupeau sous le regard d’un berger consentant parfois quelques sacrifices pour en restaurer la santé, il fallait faire vivre la Palestine au nom du droit humanitaire parce que cette population avait souffert du plus grand nombre de victimes, ou au contraire la laisser mourir en sacrifice à la cause islamiste.

J’ai proposé d’entrer dans ce débat à partir d’autres techniques de pouvoir que j’ai appelées cynégétiques, au sens où elles permettent de prendre sur les humains le point de vue d’êtres vivants non-humains, nos Sentinelles, de façon à en accumuler les potentialités.