Nos pavements sont enfeuillés

Pour les vergers de La Rivière

La réalité la plus patente, assortie des lumières de Darwin, nous convie à reconnaître que nous sommes tous, en tant que membres de l’espèce Homo sapiens, des produits co-évolutifs des arbres.

En biologie de l’évolution, le terme de co-évolution fait usuellement référence à des interdépendances évolutives entre deux espèces ou, plus précisément, entre deux phylums évolutifs. Ainsi en est-il par exemple de certains insectes et de certaines plantes, dont les formes sont si bien ajustées mutuellement lors de la pollinisation, que les deux êtres donnent l’air de s’être organiquement accordés l’un à l’autre.

Il semble a priori aventureux d’établir de semblables itinéraires conjugués entre l’arbre et l’humain. Et pourtant, il n’est pas besoin de tordre les mots, ni de falsifier la vérité évolutive, pour se convaincre d’un tel appariement et d’une réelle co-évolution entre l’un et l’autre.

Un simple survol paléo-anthropologique nous convie tout d’abord à nous rappeler notre constitution de primate et, ce faisant, à resituer notre émergence lointaine dans notre lointaine matrice forestière. Cela a commencé dès la fin du Crétacé, avec l’apparition du tout premier primate dont nous sommes descendus, du nom de Purgatorius unio. Cette vague musaraigne arboricole s’est ramifiée en plusieurs branches évolutives, donnant lieu à plusieurs lignées de primates, mais ce n’est pas non plus de cette arborescence qu’il s’agit. Ce dont il est ici ques­tion tient de la manière dont notre morphologie a peu à peu évolué, plus de 60 millions d’années durant, dans une géographie et dans une physique des arbres au sein desquelles nous n’avons eu d’autre ressource que nous accorder du mieux possible pour assurer notre survie. Nous avons été véritablement d’excellents élèves, capables de ténacité et, le hasard et la sélection darwinienne aidant, nous nous sommes montrés aptes à devenir des êtres morphologiquement, physiologiquement et mentalement, particulièrement ancrés aux arbres.

L’enfant semblait errer au sommet de l’arbre,

On ne comprenait pas son corps, enveloppé

D’un feu, d’une fumée, que la lumière

Trouait d’un coup, parfois, comme une rame.

Bachelard écrivait que l’arbre tient le monde dans la poigne de ses racines. Certainement percevait-il combien l’arbre nous tient au premier plan, certes sans trop serrer, mais sans pour autant nous laisser autant de liberté de chemin que nous serions tentés de le penser. Notre chemin évolutif a en effet été profondément guidé par les arbres, et sans doute le restera-t-il.

Dans Penser comme un arbre, je m’étais longuement attardé sur ce prodige selon lequel notre corps s’est peu à peu modelé au contact des arbres. De sorte que nos mains, à force d’enserrer des branches et de tenir des feuilles et des fruits entre nos doigts, ont acquis des formes paraissant avoir été moulées au contact même des arbres. Dans la forme de notre main que nous refermons à peine sur elle-même se tient, en creux, une branche lointaine et invisible, néanmoins encore formidablement présente. Nos membres si bien articulés ont été également profilés par les arbres. Et notre visage même, avec des yeux qui ont lentement glissé en position frontale, en faveur d’une vision stéréoscopique si précieuse pour évoluer dans un monde parsemé de gouffres parfois profonds de plusieurs dizaines de mètres, portent à leur tour les stigmates de cette longue vie arborée. La course évolutive de notre système digestif s’est tout autant infléchie au contact des arbres et de leurs provendes, de sorte qu’il revêt toutes les caractéristiques d’un primate frugivore.

À l’échelle de l’évolution du vivant, l’espèce humaine Homo sapiens vient à peine de sortir de la forêt. Tout se passe comme si, tout à coup émergée de la pénombre des frondaisons forestières, notre rétine restait encore marquée de visions passées. Nous voyons encore le monde comme s’il était visuellement dominé par des arbres. Un bon exemple est fourni par la signalétique des feux tricolores qui, tels des fruits en cours de maturation, nous invitent à passer notre chemin s’ils sont verts, à ralentir s’ils prennent une teinte orangée, et à nous arrêter totalement si le rouge advient, signe de maturation totale pour les frugivores que nous n’avons jamais cessé d’être.

Sur un plan davantage spirituel, il est tout aussi confondant d’observer, comme l’avait déjà observé Châteaubriand, combien les ambiances des temples et des cathédrales dégagent une ambiance forestière, avec leurs futaies de colonnes, leurs contreforts, leurs voûtes, leurs lumières tamisées, leur fraîcheur, leurs ombrages, leur sérénité, jusqu’à la réverbération de sons inattendus, émergés dont on ne sait où, lorsque règne plutôt, invariablement puissant, un silence épais, pur et profond comme la mort. Les récits mythiques retraçant la genèse de l’Homme sont tout aussi parsemés d’arbres. Bref, l’arbre se tient tout au fond de nous.

Sur un plan écologique, l’arbre a la faculté de se prolonger littéra­lement, par le truchement des symbioses et des mutualismes, dans ce qui n’est pas lui-même. En quelque sorte, cette entité très indéfinie demeure en continuité du non-arbre, dont nous faisons nous-mêmes partie.

L’arbre est le champion toutes catégories des symbioses, non seule­ment au sens biologique restreint du terme, mais aussi de manière plus large, dans la mesure où l’ensemble de la biodiversité terrestre s’est lentement constitué, au fil de l’évolution, au voisinage immédiat des arbres. En somme, l’ensemble du tissu relationnel au sein du vivant est maillé par les arbres. Il s’agit, d’une manière ou d’une autre, d’une forme de vivre ensemble dont les arbres sont demeurés maîtres.

L’enfant allait chantant, rêvant sa vie.

Était-il seul en son jardin de palmes?

On dit que le soleil s’attarde parfois

Pour une nuit, au port d’un rêve simple.

Un arbre peut lui-même s’envisager comme une entité organisée supérieure composée de feuilles dont elles représentent les individus constitutifs. Ainsi en est-il de la feuillaison d’un arbre comme d’un vol d’étourneaux dans le ciel, chaque comportement de l’un étant régi par celui du plus proche voisin, ce qui donne lieu à des propriétés émergentes dont l’expression d’un principe intégrateur issu d’un tel vol suspendu de feuilles n’est pas la moins surprenante, ni la moins merveilleuse. Il y a en tout arbre un art du vivre ensemble qui se confond avec sa propre figure, et dont jaillit une harmonie immédiate.

Mais cet art du vivre ensemble se prolonge au-delà de l’arbre, qui semble ne pas se satisfaire de ses propres frontières organiques et noue avec le commun du vivant de surprenantes alliances. Qu’il lui manque une fonction vitale et l’arbre s’enquiert de la trouver ailleurs selon un mode collaboratif. Ainsi en est-il par exemple des mycorhizes, arché­type de la symbiose selon laquelle une radicelle d’arbre et un filament mycélien de champignon s’hybrident pour former une chimère qui ne relève plus d’aucune espèce particulière mais rejoint l’espace des alliances. Tout devient don et contre-don: le champignon fournit à l’arbre de l’eau ou des éléments minéraux peu aisément accessibles, et l’arbre concède des sucres simples élaborés par la photosynthèse dont chaque champignon reste incapable.

Ainsi en est-il également des nodosités de légumineuses, des bactéries du genre Rhizobium s’associant par exemple aux racines d’un robinier, offrant à ce dernier la possibilité d’accéder à l’azote atmosphérique, ce dont il reste incapable par lui-même. Mais les alliances ne concernent pas que les racines. Par exemple, les arbres produisant des fruits charnus tirent parti de l’assistance des oiseaux frugivores qui, absorbant ces fruits riches en sucres et en lipides, concourent à en disperser les graines dont ils ramollissent opportunément le tégument, ce qui en facilite la germination. En somme, l’arbre emprunte leurs ailes aux êtres volants.

Nos ancêtres étaient eux-mêmes mis à contribution selon de semblables voies physiologiques et ont contribué à façonner la physionomie des forêts d’alors, en décidant à leur insu de certaines inflexions dans la composition en espèces des lieux les plus régulièrement parcourus. L’expression de coévolution utilisée plus haut n’est donc pas usurpée selon une telle réciprocité. L’espèce Homo sapiens, sortie des forêts, a contribué plus fortement encore à disperser les espèces d’arbres selon des distances de plus en plus élevées, en faisant appel à des phyto-techniques de propagation végétative telles que le bouturage ou le marcottage, en envoyant des semences d’un bout à l’autre de la planète, ou bien en convoyant des plants en terre, comme ce fut le cas lors des heures de gloire de la grande navigation.

Cette force auxiliaire de l’humain à l’égard des arbres rencontre même encore d’autres formes aujourd’hui si l’on pense aux mouve­ments de défense des forêts, selon quoi des hommes et des femmes sont disposés à s’enchaîner à des arbres, plaçant leur corps entre ceux-ci et les tronçonneuses, ou bien à séjourner plusieurs jours, voire plusieurs semaines, au sommet de grands arbres urbains voués à être abattus.

On dit que le soleil est une barque

Qui passe chaque soir la cime du ciel.

Les morts sont à l’avant, qui voient le monde

Se redoubler sans fin d’autres étoiles.

Enfin, le prolongement établi entre l’arbre et nous s’établit selon les passerelles jetées au sein du vivant par l’holobionte selon lequel tous les êtres vivants organisés supérieurs disposent de microbiotes en continuité constitutive les uns des autres. En d’autres termes, nos propres microbiotes assurent avec les arbres des échanges permanents, essentiellement par le truchement du sol qui demeure la plus grande réserve bactérienne des espaces terrestres. Si l’on songe également, par exemple, aux échanges gazeux assurant une continuité entre les plantes et les animaux, mais aussi à l’ensemble des grands processus écologiques selon lesquels la biosphère ne fait qu’un, ce prolongement mutuel de l’arbre et de l’humain apparaît encore plus prégnant.

La force collective et distributive de l’arbre représente également une formidable voie d’inspiration, tant elle établit de contrastes avec notre manière très centralisée de vivre, autant par notre propre système nerveux contrôlé par un cerveau souverain, que par notre propension à nous en remettre socialement à des unités dirigeantes exerçant un pouvoir sur l’ensemble des individus. Il y a en l’arbre non seulement un art du vivre ensemble, mais aussi une sorte de sens inné de l’har­monie, voire une forme d’intelligence distributive que l’on perçoit dès lors que l’on envisage l’arbre, comme l’avait pressenti Goethe, comme une fédération de feuilles. Au sein d’un arbre, les feuilles se partagent l’espace sans se gêner, participant chacune à un effort et un élan vital communs, de sorte que les chemins de feuilles que sont les branches dessinent eux-mêmes des figures parmi les plus harmonieuses que l’évolution créatrice offre à nos yeux. L’arbre est bel et bien à l’image du vol d’étourneaux évoqué plus haut, la proposition de chaque oiseau étant déterminée par celle de ses proches, le tout dessinant des formes collectives dotées de propriétés émergentes dont l’intelligence distributive en est l’une des formes les plus fascinantes.

Nous savons aujourd’hui que ce n’est non pas sur le sol mais dans le haut des arbres que nous nous sommes peu à peu redressés et avons esquissé nos premiers pas, en progressant en équilibre le long des plus fortes branches proches de l’horizontale. Les arbres qui nous ont donné nos mains -ces mêmes mains qui ont libéré notre bouche et nous ont alors offert la possibilité du langage- ont donc également induit leur libération en nous invitant à nous tenir debout. Ce faisant la position verticale a elle-même entraîné une descente progressive du larynx dans le pharynx, ce qui a alors rendu le langage effectivement possible.

On dit que la lumière est un enfant

Qui joue, qui ne veut rien, qui rêve ou chante.

Si elle vient à nous c’est par jeu encore,

Touchant le sol d’un pied distrait, qui serait l’aube.

Cette élévation que les arbres ont forgée en nous n’est certainement pas achevée. Il nous revient de continuer à scruter le haut des cano­pées forestières pour y déceler les voies selon lesquelles nous pouvons poursuivre notre chemin de vie selon des formes aussi harmonieuses, aussi symbiotiques et aussi vertueuses que celles que les arbres ont eux-mêmes insinuées dans le monde.

S’il s’agit de proscrire toute tentation sociobiologique, si l’arbre ne saurait donc être considéré comme un modèle, et si de la même manière, nous n’avons aucune leçon à recevoir de sa part, du moins pouvons-nous, dans la contemplation de cette merveilleuse figure du vivant, retrouver les pavements boisés et enfeuillés de notre propre chemin de vie.

Jacques Tassin

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

Alexandre Hollan