Fascisation? Un processus bien engagé
Le Troisième Reich ne se dresse pas, tout armé, en un jour de l’année 1933. Le processus de destruction de l’État de droit, bien qu’extrêmement rapide, se fait progressivement, à partir de grands événements comme l’incendie du Reichstag, le vote des pleins pouvoirs à Hitler, l’interdiction des syndicats et la fin des partis politiques. Alors que le 30 janvier 1933, l’arrivée de Hitler à la chancellerie ne soulève que peu d’émois face au énième nouveau gouvernement d’une République en crise, en six mois, le piège de ce jeune chancelier que tout le monde pensait pouvoir contrôler ou domestiquer s’est refermé sur l’Allemagne.
La question de la forme du régime qui naît de cette mise au pas reste floue, la Constitution weimarienne n’a jamais été formellement abolie. On pose moins souvent la question inverse, celle de l’installation, bien avant 1933, des formes de terreur qui s’épanouirent ensuite sous la dictature. L’intimidation, socle de la répression qui allait suivre, était déjà active au début des années 1930: elle était la politique du parti envers ses opposants, qui deviendra une répression d’État, une fois les outils majeurs de la police et de l’armée tombés dans les mains des nazis.
La violence nazie n’est pas une vague menace symbolique. Les militants du parti et de la SA suivent à la trace les opposants politiques, les menacent dans l’espace public, parfois aussi dans l’espace privé, en attaquant leur maison, leur famille, en diffamant, en blessant et en assassinant. Un certain nombre de militants socialistes ou communistes deviennent les bêtes noires des troupes hitlériennes et sont, à ce titre, régulièrement menacés, jusqu’à essuyer des coups de feu dans des meetings. Le soir de la prise du pouvoir est marqué, au-delà des défilés au flambeau, par la mort d’un SA, Hans Maikowski, et d’un policier, Josef Zauritz. Mais ces morts du premier jour de la chancellerie de Hitler ne sont les premiers que si l’on omet les 400 morts de la quasi-guerre civile de l’année 1932.
En somme, le climat d’intimidation qui permet au régime de s’installer lui préexiste: il passe simplement des mains du parti à celles de l’État, du privé au public.
La terreur politique se met en place pour la gauche allemande avant l’incendie du Reichstag, même si cet attentat permet aux nazis de considérablement assouplir les règles de l’incarcération et d’enfermer des pans entiers de l’opposition politique.
Cette répression se construit comme un véritable projet politique: les nationaux-socialistes ont répété pendant des années que leur objectif était la destruction du marxisme, ce terme réunissant de manière abusive les frères ennemis sociaux-démocrates et communistes.
Mais, dans les faits, elle ressemble d’abord à un mélange de vengeances interpersonnelles et de jouissance de la victoire enfin atteinte. Elle s’organise donc d’abord à l’échelle locale, dans des camps sauvages où les gardiens, souvent des SA, connaissent personnellement les victimes de la répression. De petits groupes de chemises brunes viennent chercher le militant communiste ou socialiste qu’ils avaient en ligne de mire depuis des années. Les nazis de terrain, tout occupés à abolir le système qu’ils abhorrent, s’occupent donc surtout d’avilir leurs ennemis politiques directs.
L’exemple le plus typique de cette politique de la haine et des représailles est la création du camp sauvage d’Oranienburg, et les mauvais traitements qui y sont infligés, entre autres, à l’ancien président social-démocrate du Reichstag, Paul Lobe, ainsi qu’au fils du premier président de la République, Friedrich Ebert Jr. L’administration du camp décide ainsi, dans une parade grotesque, de faire nettoyer les rues de la ville du Nord berlinois par d’anciennes éminences des partis ennemis: des députés du SPD comme Friedrich Ebert Jr., Ernst Heilmann ou Franz Künstler, et des membres des Landtage comme Alfred Kettig ou Paul Kmiec (KPD). Ce charivari lugubre a été annoncé dans la presse locale, pour s’assurer que la foule se mêle à l’exorcisme des années passées du régime des criminels de novembre 1918. L’opération symbolique est un échec: aucun habitant d’Oranienburg ne se présente, et l’accueil fait aux forçats est même bienveillant. L’opération de mortification publique dont témoigne le social-démocrate Gerhart Seger, lui aussi incarcéré à Oranienburg, est un fiasco.
Après l’incendie du Reichstag, une politique de répression beaucoup plus centralisée et large se met en place, les nazis enfermant et persécutant les opposantes et les opposants à partir de listes préétablies. C’est tout un monde d’hommes et de femmes, de militants, d’écrivains, de pacifistes qui se retrouve derrière les barreaux dès le lendemain de la destruction du Reichstag. Comme l’écrit le spécialiste des camps de concentration nazi Nicholaus Wachsmann: En tout, près de deux cent mille prisonniers politiques se trouvèrent à un moment ou un autre détenus en 1933.
Cette affirmation peut surprendre, car on imagine, dans un État totalitaire, l’emprisonnement comme une politique définitive. Ce n’est pas le cas. Que la politique d’incarcération touche de très larges cercles politiques, c’est une chose, mais cette pratique, qui n’a pas été pensée de manière concrète, se heurte à la réalité des possibilités d’enfermement.
Le régime, si l’on peut dire, en revient au cœur de ce que Raymond Aron appelle terrorisme: Une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques. La dictature ne se donne pas vraiment, au moins dans les premiers temps, les moyens d’une politique d’incarcération généralisée, au contraire de ce que fait le régime soviétique.
Si la justice est très efficace dans le soutien qu’elle offre aux nouveaux maîtres de l’Allemagne -ce qui prouve sa profonde capillarité aux objectifs politiques du nazisme- le système carcéral, lui, n’est pas prêt à accueillir ces milliers de détenus. C’est donc la confusion et l’improvisation qui règnent, socialistes et communistes étant enfermés dans les prisons traditionnelles, dans des asiles pour pauvres, dans des caves, avant que ne naisse un système de détention nazi à proprement parler. Berlin se couvre ainsi de camps de fortune, pas moins de 170 en 1933. Surtout, cette politique d’emprisonnement se vit sur le mode des allers-retours. En effet, la plupart des détenus -bien que certains périssent sous le coup des premières violences ou du fait des conditions déplorables de leur détention- ressortent de la geôle. C’est d’ailleurs toute la subtilité de la politique de terreur nazie: les opposants, durant toutes les années 1933-1939, sont régulièrement convoqués, surveillés, réincarcérés.
La politique nazie est double: elle frappe directement les ennemis politiques, dans leur vie et dans leur chair, mais elle est aussi un message de domestication pour toutes celles et ceux qui souhaiteraient se soulever contre le Reich. Dans toutes leurs premières actions, les nazis ont compris et construit une vérité politique: peu importe la réalité des décisions, tant qu’elles sont sanctionnées par un symbole. De ce fait, que la répression soit erratique et tous azimuts importe peu en termes de cohérence politique. Justement, elle se doit d’être débridée, émotionnelle, débordante, démonstrative, car c’est la condition de la création d’un symbole fort: c’est la fin de l’opposition politique, du marxisme, du partisianisme (Parteiismus), de la gabegie politique. La fin des partis politiques, actée en juillet 1933, et l’ancrage du national-socialisme ressemblent donc à un incendie désordonné qui a surtout pour objectif symbolique de faire table rase du passé.

François Bayrou et Bruno Retailleau
Qui aurait dit que le centrisme humaniste chrétien …
Ce n’est que progressivement que se met en place un appareil cohérent de surveillance et de contrôle des populations,notamment une fois que les appareils militants de la SS ont triomphé de la SA lors de la Nuit des longs couteaux, et ont fusionné avec la police traditionnelle, en 1936. Heinrich Himmler, chef de la SS, et son adjoint Reinhard Heydrich remplissent leurs objectifs. Ce dernier s’en ouvrira à un observateur français:
Grâce à l’organisation civile des SS, nous avons dans chaque profession, dans chaque quartier, partout où cela est nécessaire, des hommes dévoués et sûrs qui connaissent leur profession et leur milieu, qui sont dans le bain et qui nous font, à date fixe, mais aussi chaque fois que cela s’impose, des rapports précis sur leurs observations.
Il est extrêmement difficile d’évaluer les limites de la politique de répression et ses effets réels sur la population. Que la terreur fonctionne comme une épée de Damoclès qui pèse sur l’ensemble des Allemands ne fait pas de doute. Les nazis tracent très rapidement une limite, celle à ne pas franchir pour ne pas subir la violence du régime.

Tonton Dolphi
Mais à qui s’adresse ce message? Le paradigme totalitaire voudrait qu’il soit destiné à toute une population, muette et terrifiée. Or les recherches récentes ont montré une dynamique beaucoup plus complexe: sans nier que l’immense répression qui s’abat sur l’Allemagne en 1933 installe une dictature en bonne et due forme, celle-ci vise des groupes bien précis, ciblés … Depuis les travaux pionniers de Martin Broszat et Ian Kershaw dans les années 1980 autour de l’opinion publique sous le nazisme, notre vision a considérablement évolué: un certain nombre d’Allemands furent très satisfaits de l’installation du nazisme, et ne se percevaient que comme marginalement menacés par sa politique répressive puisqu’ils n’appartenaient pas à la liste des ennemis du régime. Ils collaboraient même activement à la dénonciation de leurs voisins communistes ou juifs.
Tous les Allemands ne se transformèrent pas en nazis uniquement sous l’effet de la contrainte. Et, pour reprendre les termes d’un débat célèbre en France, mais concernant une autre période, celle de la guerre de 1914-1918, il y eut de la contrainte, oui, mais beaucoup -la plupart- consentirent. Kershaw le dit clairement lorsqu’il parle de l’euphorie générale qui s’empara de l’Allemagne dans les premiers mois du régime, une euphorie dont était d’abord responsable la catégorie sociale la plus encline à partager les buts du régime, cette nébuleuse classe moyenne.

De ce point de vue, les Mémoires des persécutés politiques sont marqués par l’ambiguïté. Leurs récits montrent la double contrainte exercée d’une part par l’État national-socialiste mais aussi par le voisin, le jeune membre des Jeunesses hitlériennes, le collègue de bureau, bref, par les membres de la société eux-mêmes.
La dictature s’appuyait sur la population pour construire sa politique de répression. C’était prendre le risque d’affaiblir le monopole de la violence légitime en confiant une partie de cette violence au peuple. Mais la publicité donnée à cette politique de répression avait ses avantages. En faisant fréquemment participer -même passivement- la population à la violence exercée sur les groupes cibles, les nazis avaient compris qu’ils traçaient une autre ligne, celle qui séparait les bons Allemands des ennemis du peuple. De ce fait, la violence qui s’emparait des rues, contre les opposants politiques et contre les Juifs construisait en retour un groupe dominant, un peuple législateur, juge et bourreau. La communauté du peuple se bâtissait aussi dans les pratiques de violence faites aux minorités.
L’historien Peter Fritzsche ne dit pas autre chose quand il considère qu’un désir intense d’ordre animait le pays, et que quand la politique de répression nazie passa des opposants politiques aux asociaux (vagabonds, mendiants, paresseux, parasites …), à la fin de l’été 1933, elle rencontra une adhésion massive. Les journaux n’étaient pas en reste pour construire une image de la délinquance qui menaçait le peuple, des agresseurs d’enfants aux tueurs en série. Robert Gellately considère, de même, que le régime joua la carte de la loi et de l’ordre -tout en marchant allègrement sur la première et en instituant un ordre politique qui avait tout d’une dictature mortifère. Cette politique, pourtant, rencontra une approbation généralisée, en dehors des groupes ciblés, bien sûr. On peut rappeler, comme ordre de grandeur, qu’aux élections du 5 mars 1933, quand bien même elles étaient irrégulières puisque le parti communiste avait déjà été interdit, le NSDAP obtint 43,9 % des voix, avec 17,2 millions de suffrages. On se tromperait en considérant que la politique de répression du nazisme fut interprétée par ces compagnons de route comme une menace. Pour eux, c’était avant tout une promesse de retour à l’ordre et de répression des autres, quels qu’ils fussent.
Dans les premiers temps de la répression comme par la suite, on est donc bien loin d’une terreur indéterminée qui aurait empêché tout Allemand de s’élever contre le régime. Ce paradigme totalitaire a trop longtemps servi de voile pudique masquant la profonde adhésion d’une partie de la population allemande, le consentement mou d’une autre partie, face à la répression qui s’abattait sur des groupes bien précis.
Ce n’est pas tant qu’un grand nombre d’Allemands ne pouvaient pas se révolter contre le régime, c’est qu’ils ne le voulaient pas.
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