C’était une erreur de traiter Donald Trump comme une absence. La critique le concernant a toujours été qu’il lui manquait ce que nous imaginons être des prérequis pour exercer les plus hautes fonctions: de l’éducation, une grammaire, de la diplomatie, de la perspicacité dans les affaires, l’amour du pays …
C’était de la naïveté. Trump a toujours été une présence, non une absence: la présence d’un fascisme proprement moderne.
Un fasciste ne s’inquiète pas du lien entre les mots et leur sens. Les mots ne fonctionnent pas comme des signifiants porteurs de sens, mais comme des outils. Un libéral doit raconter cent histoires, voire mille. Un communiste n’a qu’une histoire. Un fasciste, lui, se contente d’être un raconteur d’histoires. Le sens n’est pas attaché aux mots, les histoires n’ont pas à être cohérentes. Elles n’ont pas à s’accorder avec la réalité extérieure. Cela requiert une présence, ce dont Trump n’a jamais manqué. Son charisme ne résonne peut-être pas chez vous; sans doute que Hitler et Mussolini ne vous auraient pas touché non plus. Mais c’est tout de même un talent nécessaire.
Et en nommant ainsi l’ennemi nous voyons le deuxième élément majeur du fascisme. Un Leader (Duce et Führer en sont la traduction exacte en italien et en allemand) commence par choisir un ennemi. Comme l’affirmait le juriste Carl Schmitt, le choix est arbitraire. Ce choix exhibe la force de la décision du Leader.

Umberto Boccioni, 1911
La seule chose qui n’a rien d’arbitraire dans le choix de l’ennemi, c’est qu’il faut exploiter des vulnérabilités. Les publicités pour Trump projetaient un fantasme: des millions d’étrangers changeant de sexe pour prendre le travail des Américains. Nous ne sommes pas protégés, nous nous appauvrissons et nous serons remplacés. Et tout cela est orchestré …-par un ennemi caché dans l’ombre, Laughting Kamala, une femme de couleur qui rit, qui rit sans cesse: un personnage de Stephen King …
Ce qui amplifie la présence de Trump plus encore que n’importe quel autre médium, c’est Internet. Avec ses bizarreries et ses formules, il y est dans son élément. Et les algorithmes nous rendent tous ouverts à son type de fascisme kitsch. Nous-même, nous sommes catégorisés, et on nous abreuve de contenus qui font ressortir, comme l’écrit Vaclav Havel, nos états les plus probables. L’Internet ne se contente pas de répandre des théories du complot; il prépare nos esprits à les accueillir. C’était déjà vrai avant qu’Elon Musk ne refaçonne Twitter à l’image de Trump.

Luigi Rissolo, Lampi
Notre rapport à la machine éclaire une différence entre les fascistes de 2020 et les fascistes de 1920. À l’époque, la machine était vue comme audacieuse et belle, un instrument brutal qui nous rendrait à notre nature en nous arrachant au cocon émollient de la civilisation: un scalpel! Le poète italien Filippo Tommaso Marinetti eut une épiphanie après un accident d’automobile en 1908, ce qui le conduisit vers le futurisme puis le fascisme.
Le mythe nazi impliquait un retour à la nature par la technique.
La technique, nous l’utilisons, nous les Hommes Libres des Forêts, nous la maitrisons -ce que les bourgeois et les Juifs ne savent pas faire: ils en sont à la fois les profiteurs néfastes et les prisonniers. Pour Hitler, le moteur à combustion interne devait précipiter la Blitzkrieg, la victoire éclair de la race supérieure. Dotée d’une technologie supérieure, elle extermine les autres races, prend les terres des autres et prospère.
Nous roulons toujours grâce à des moteurs à combustion interne, comme il y a un siècle; mais plus que nos moyens de locomotion, ce qui a changé, ce sont nos moyens de ne pas bouger. Quand les nazis rêvaient d’une radio dans chaque foyer ou de bobines d’actualités avant chaque film au cinéma, ils n’imaginaient pas les Allemands fixer sans bouger des écrans pendant l’essentiel de la journée, comme c’est le cas aujourd’hui. Il y a un siècle, les fascistes célébraient le corps masculin, la forme physique, la marche au grand air. Aujourd’hui, le fascisme s’appuie sur une masculinité ramollie par le temps d’écran. Dans les deux ères du fascisme, les femmes sont explicitement considérées comme inférieures.
La voix du Leader nous guidait dans une compétition avec les autres races pour l’habitat. Hitler était obsédé par la catastrophe écologique à venir, et il affirmait dans Mein Kampf que les Allemands devaient conquérir des terres ou mourir de faim. C’était faux. Mais cent ans plus tard, les moteurs à combustion interne et autres technologies archaïques ont bel et bien changé le climat au point de provoquer des sécheresses et des tempêtes, comme nous l’avons vu durant cette saison électorale. Quand des désastres de ce type se produisent, les fascistes d’aujourd’hui réagissent à la manière de Trump et J.D. Vance: ils blâment les victimes et les immigrés, et ils inventent des théories du complot.

Tullio Crali, Missione aerea, 1935
Si l’ancien fascisme tuait au nom d’un rêve d’union avec la nature, le nouveau fascisme tuera au nom d’une politique de la catastrophe, par l’accélération délibérée du réchauffement climatique, et par son exploitation au service d’une politique du eux contre nous.
Il y a un siècle, les socialistes voulaient croire que le fascisme était un signe de plus du déclin du capitalisme. Et ils avaient raison, du moins dans la mesure où les hommes d’affaires de l’époque ne comprenaient pas que le fascisme changerait toute la politique et la société, qu’il ne se contenterait pas de réprimer les syndicats et de miner la démocratie. Aujourd’hui, cependant, l’argument serait plus juste. Trump n’a pas autant d’argent qu’il le prétend -faire avaler ce mensonge fait partie de sa présence. Et ses plus proches alliés fascistes, Musk et Poutine, sont probablement les deux hommes les plus riches du monde. Le fascisme d’aujourd’hui fait son nid entre l’oligarchie numérique (Musk) et l’oligarchie des hydrocarbures (Poutine). Et Trump s’est aussi vendu aux oligarques américains des hydrocarbures, assurant ainsi plus de désastres climatiques, plus de souffrances, plus d’immigration, et toujours plus d’occasions de semer la division.
Les oligarques apportent à notre fascisme son point d’entrée libertarien: ils prêchent que le gouvernement est la source de tout mal. Pendant que nous cédons à cette logique, les oligarques des hydrocarbures creusent des puits dans la planète et les oligarques du numérique creusent des puits dans nos esprits.

Luigi Russolo, Autoportrait aux crânes, 1909
Un gouvernement affaibli ne peut promettre des infrastructures solides, ou l’État-providence. Dans ces conditions, la liberté est vue non plus comme la lutte contre le gouvernement, mais comme la lutte contre ses propres voisins. Les mêmes qui affirment défendre la liberté individuelle réclament des expulsions de masse. Les oligarques américains des hydrocarbures et du numérique soutiennent ce type de libertarianisme; ce sont les réseaux sociaux qui éloignent les hommes (car ce sont généralement des hommes) de l’idée qu’ils sont des héros solitaires, pour les convaincre que d’autres groupes doivent être punis.
Le fascisme est désormais dans les algorithmes, les voies neuronales, les interactions sociales. Comment avons-nous pu ne pas le voir? En partie parce que nous croyions que l’histoire était terminée, que les grands rivaux du libéralisme étaient morts ou épuisés. En partie à cause de l’exceptionnalisme américain: Ça ne peut pas arriver ici. Mais, surtout, nous étions trop absorbés en nous-mêmes: nous voulions voir Trump en fonction de ses manques, de ses absences, pour que notre manière de voir le monde ne soit pas remise en cause. Alors nous avons refusé de voir sa présence fasciste. Et parce que nous avons ignoré le fascisme, nous n’avons pas su prédire ce qu’il allait faire ensuite. Pire, face à nos erreurs, nous nous sommes habitués à ressentir un petit frisson, parce qu’il faisait toujours quelque chose de plus scandaleux que ce à quoi nous nous attendions.

Alfredo Gauro Ambrosi, Aeroritratto di Mussolini aviatore, 1930
Il était prévisible que Trump nierait les résultats de l’élection de 2020. Il était prévisible que son gros mensonge changerait la politique américaine. Il est prévisible aujourd’hui qu’il lâchera la bride aux oligarques qui, il le sait, continueront de produire les bases sociales et numériques d’une politique du eux et nous. Il est prévisible qu’en revenant au pouvoir, il cherchera à changer le système pour pouvoir y rester jusqu’à sa mort. Il est prévisible qu’il se servira des expulsions pour nous diviser, nous accoutumer à la violence et nous rendre complices de ce qu’il fait. Il est prévisible qu’il créera un culte des martyrs du 6 janvier. Il est prévisible qu’il coopérera avec les dirigeants étrangers qui partagent sa vision.
Quand l’historien Robert Paxton a été interrogé il y a quelques semaines à propos de Trump et du fascisme, il a avancé un argument important. Bien sûr, Trump est un fasciste, concluait Paxton. Il était pertinent de le comparer à Mussolini et à Hitler, mais son argument allait au-delà. Ces deux- là avaient eu besoin de chance pour arriver au pouvoir. Il semblerait que le phénomène Trump a une base sociale beaucoup plus solide, a dit Paxton, que Hitler et Mussolini n’en avaient. Le fascisme ne pas être vaincu si ne le voyons pas.
Nous sommes à la croisée des chemins.
Techno-fascisme, rétro-futurisme, néo-archaïsme et libertariens …
De larges extraits d’un article paru dans le numéro du 8 novembre 2024 du New Yorker. Il a été repris dans le dossier 2025 de Philosophie Magazine, Les Idées de demain. Il a été traduit de l’anglais par Maxime Berrée