Ne va pas croire qu’un soleil noir n’a pas d’histoire

Le destin d’Adrienne Fidelin en dit long sur une certaine forme d’invisibilisation.

Née en 1915 à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, Adrienne perd ses parents très jeunes, suite au terrible cyclone de 1928. Elle décide de partir tenter sa chance à Paris, où elle fait ses débuts comme mannequin et danseuseLe tout-Paris de l’avant-garde fréquente alors les Bals nègres, où le jazz fait rage. Lors d’une de ces soirées, en 1934, elle rencontre le photographe américain Man Ray. S’ensuivent quatre années d’amour et de coopération artistique.

Adrienne, 19 ans, devient la muse de Man Ray, âgé de 44 ans. Il lui présente ses amis artistes, et elle commence à côtoyer de près le cercle surréaliste -Eluard, Breton, Picasso … Son corps et son visage sont au cœur du travail de Man Ray, et on la retrouve dans de nombreuses photos privées.

L’âge d’or

Nush, Eluard, Penrose, Man Ray, Fidelin

Picasso, qui a peint plusieurs portraits d’Adrienne, n’est pas bien loin, avec sa puissante automobile, son valet de pied, sa fortune, ses mécènes, ses clients. Il va rester en France pendant la guerre, comme on sait. Son hagiographie le présente comme un Résistant de l’Intérieur, ce qui est une plaisanterie macabre.

Première mannequin noire à apparaître dans un grand magazine de mode américain (Harper’s Bazaar) -et encore, déguisée en mulâtresse caraïbe- son histoire commence aujourd’hui à se dévoiler, avec notre intérêt croissant pour la réhabilitation de toutes les figures que l’histoire a déconsidérées, sinon complètement oubliées.

Tout ce que l’on sait d’elle, faute de témoignages de sa part, de lettres ou de paroles archivées, on le devine à travers les photographies et les œuvres d’art, à travers quelques bribes d’évocations par ses amis artistes.

Adrienne Fidelin et Lee Miller, 1937, photo de Man Ray. Paul Eluard organise, dispose, cadre et préside.

A la veille de la Seconde guerre mondiale, après une idylle de quatre ans, l’histoire avec Man Ray prend fin, brusquement, très brusquement, quand ce dernier fuit l’Europe pour se réfugier aux États-Unis. Il avait pourtant écrit: Elle fait tout! Cirer mes chaussures, apporter mon petit-déjeuner, peindre l’arrière-plan de mes grandes toiles! Le tout sur un air de biguine ou de rumba. Il se marie aux USA et ne parle pratiquement pas d’Ady dans ses mémoires.

Adrienne, elle, part vivre une vie modeste à Albi: elle fait des ménages et s’installe en HLM. Elle finira ses jours dans un EHPAD.

Ady endossa un rôle familier dans l’histoire de la culture française, dans laquelle les récits sexualisés projetés sur un corps féminin racisé avaient une longue tradition. Si son bref passage sous les feux des projecteurs dans les activités de l’avant-garde parisienne de l’entre-deux-guerres a vite été oublié, son histoire retrouve le chemin de la documentation historique. La ressusciter prend une importance particulière dans le contexte actuel de lutte pour l’égalité et la justice raciales. De quelle manière le corps féminin noir photographié est-il devenu le substrat sur lequel ces artistes masculins de l’avant-garde ont projeté leurs fantasmes et élaboré des représentations genrées, racisées et exotisées de la différence?

Wendy Grossmann

Eluard a disparu! Enfin il est là, avec Man Ray, mais hors-champ. Pour mieux comprendre le champ, et mieux le voir, n’oublions pas le hors-champ. Ne nous endormons pas! Be woke!

Adrienne est au cœur du beau livre de Gisèle Pineau, Ady, soleil noir.